De Québec à Victoria/Chapitre IX

Imprimerie L.-J. Demers & Frère (p. 101-107).

IX

LE GRENIER DU CANADA


Joli mot d’un Irlandais. — Octrois gratuits de terres. — Qualité du sol. — Colonisation du Manitoba. — Une grande faute des Canadiens-Français.


On raconte à Winnipeg l’anecdote suivante.

Un colon irlandais venait d’y arriver dans l’intention de se fixer au Manitoba. Malgré la pluie qui tombait depuis deux jours notre homme avait dû circuler un peu dans la ville, et quand il revint à la gare du Pacifique il ressemblait aux marcheurs en raquettes, tant ses bottes avaient pris des dimensions démesurées. Ceux qui connaissent la boue de Winnipeg n’en seront pas étonnés : c’est une véritable glue qui vous tient par les pieds, et qui semble avoir le dessein de vous empêcher d’aller plus loin. C’est peut-être à cela que Winnipeg doit son accroissement rapide de population.

Well, Pat, lui demanda un de ses amis, what news in town ?

Good news indeed ! I have already a homestead in one foot and a pre-emption in the other !

S’il est incontestable que le sol de Winnipeg s’attache ainsi fortement aux pieds du colon, il est également certain que le colon sérieux et qui entend son métier s’attache bien vite aussi à ce sol plantureux qui ne demande qu’à produire et dont la fécondité est inépuisable,

On sait que par homestead il faut entendre l’octroi gratuit d’un lot de terre mesurant cent soixante acres, et par pre-emption, le droit d’être préféré à tout autre acheteur, au prix offert par ce dernier, pour un autre lot choisi et retenu par le colon, propriétaire d’un homestead.

Il va sans dire que ces avantages ne sont accordés au colon qu’à certaines conditions d’habitation et d’exploitation effective ; car le but du gouvernement est d’encourager la colonisation, et non la spéculation.

Mais aujourd’hui nous croyons que dans la province de Manitoba il ne reste guère de terres avantageusement situées, qui puissent être octroyées gratuitement. Sans doute, il y en a encore dans les endroits éloignés des centres et des chemins de fer, et ces terres sont tout aussi bonnes que celles qui sont en exploitation ; mais la difficulté des communications et l’éloignement en diminuent la valeur, et il vaut mieux, quand on a quelque argent, acheter une terre dans le voisinage des centres ou des chemins de fer.

Car il est encore possible d’acquérir à bon marché des terres très bien situées dans le Manitoba, et la fertilité de ces terres ne peut plus être mise en doute.

Est-ce à dire qu’il n’y ait ici aucun avenir pour celui qui n’a aucun capital ? Une telle conclusion serait une grave erreur.

L’émigrant laborieux et actif trouvera facilement de l’emploi, et des gages plus élevés ici que dans les provinces de l’Est. S’il veut travailler et s’il est économe, il pourra, prendre un homestead, et travailler chez ses voisins pour gagner l’argent nécessaire à son installation.

Naturellement, dans ce cas, les débuts seront lents et difficiles ; mais enfin, avec du courage, de la persévérance et du temps cet émigrant finira par devenir propriétaire d’une terre qu’il n’aurait jamais eu les moyens d’acquérir dans l’Est.

On me dira peut-être qu’il pourrait tout aussi bien obtenir un homestead, et s’y établir dans les provinces de l’Est. Mais il y a ces deux différences :

1o qu’ici le salaire qu’il recevra sera plus élevé ;

2o que dans l’Est il lui faudra défricher sa terre, tandis qu’il la trouvera ici toute prête à la culture.

Même après un premier labour — qu’on appelle ici le cassage de la prairie — il pourra ensemencer avec avantage ; et après deux laboure sa terre sera aussi bien préparée à recevoir la semence que dans les terres cultivées depuis longtemps.

Ce que nous disons ici de l’émigrant qui vient des provinces de l’Est s’applique a fortiori à celui qui vient d’Europe, où la terre coûte très cher et où les impôts sont très lourds.

L’éloge du Manitoba comme pays agricole n’est plus à faire. Les chiffres toujours croissants de ses étonnantes productions sont aujourd’hui connus du monde entier. Personne n’ignore que sa récolte de blé en 1891 s’est élevée à vingt-cinq millions de minots.

Aussi cette province est-elle entrée dans une voie de prospérité sans exemple. Déjà les chemins de fer la sillonnent en tous sens pour transporter ses céréales, et des villes surgissent partout autour de vastes élévateurs.

Outre les villes échelonnées sur les voies ferrées, il y a au Manitoba un grand nombre de paroisses dans lesquelles s’est distribuée la population de race française. Le colon de la province de Québec y retrouve un centre analogue à celui qu’il a quitté, un groupe d’agriculteurs possédant une église et des écoles.

Saint-Norbert, Saint-Léon, Saint-Alphonse, Saint-Laurent, Lourdes, Sainte-Anne, le Lac des Chêne, Saint-Malo, La Grande Clairière, et plusieurs autres centres sont peuplés de Français, de Belges, de Canadiens-Français et de Métis français.

D’après les rapports officiels du Manitoba, environ 20,000 colons y seraient, arrivés en 1892, sans compter ceux qui sont allés s’établir dans les Territoires ; et l’agence du Pacifique à Winnipeg aurait vendu dans cette année seulement (1892) 890,000 acres de terre, à des prix divers formant un total de 81,300,000.

Malheureusement pour notre race, elle ne compte presque pas dans ce large flot d’émigration. L’immense majorité des émigrants est anglaise.

Le Canadien-Français est pourtant le meilleur colon du monde, et nous sommes convaincus qu’il aurait pu fonder des colonies florissantes dans cette terre promise du cultivateur.

Je dirai franchement mon opinion ; nous, habitants de la Province de Québec, avons eu bien tort de ne pas prendre il a dix ans et plus, tous les moyens possibles pour diriger de ce côté un fort courant d’émigration de nos compatriotes. Il y a certainement ici un pays très riche et d’un grand avenir dont nous aurions pu nous emparer au grand avantage de notre race et de ses futures destinées sur ce continent.

Il sera toujours temps pour nous de coloniser le nord de notre province, qui n’est un objet de convoitise ni pour les Anglais ni pour les Américains. Mais il était extrêmement important au point de vue national de verser ici, au cœur de la Confédération, une forte proportion de sang français.

Si nos compatriotes qui ont émigré aux États-Unis depuis quinze ans avaient pris la route du Manitoba, ils seraient aujourd’hui dans cette province une puissance avec laquelle il faudrait compter, et qui serait peut-être maîtresse de l’avenir. On n’y verrait certainement pas se produire cette espèce de persécution qui menace aujourd’hui l’élément français.

Nous avons eu tort au point de vue national, et nous avons eu tort au point de vue des avantages matériels. Grâce à notre apathie, et à notre courte vue, les autres origines ont déjà accaparé ce qu’il y a de meilleur et de plus avantageux ici. Suivant notre habitude, nous arriverons trop tard, et il nous faudra bien des années pour acquérir ici la position que nous devrions y occuper, et que nous aurions pu facilement prendre.

Cependant ce qui est difficile n’est pas perdu, et je crois que nous devrions, sans plus tarder, nous mettre tous à l’œuvre. Sans doute il faudrait agir avec discrétion, intelligence et mesure, mais il faudrait agir.

C’est à la classe dirigeante qu’il appartient de créer ce mouvement. Évêques, prêtres, hommes politiques, et tous ceux qui exercent quelqu’influence sur l’opinion devraient se concerter sur les moyens à prendre pour diriger vers le Manitoba (sans négliger les intérêts de la province de Québec) un courant d’émigrants appartenant à notre race.

Un tel mouvement opéré dans toutes les conditions de sécurité que la prudence devra suggérer me semble éminemment désirable, et ses résultats dans l’avenir seraient précieux.

Je n’insiste pas davantage pour le moment, et je ne dis pas tout ce qu’il y aurait à dire afin de n’éveiller aucune susceptibilité. Mais je caresse encore un rêve qui ne semble pas irréalisable : c’est qu’un jour les campagnes du Manitoba, et peut-être quelques petites villes, seront françaises, et se relieront à la province de Québec par une zone de même race occupant le nord de la province d’Ontario.

Qu’on me comprenne bien ! Il ne peut être question de créer ce mouvement migratoire parmi ceux qui réussissent à gagner leur vie dans notre province. Mais il faudrait l’organiser de manière à diriger à la fois vers l’Ouest canadien ceux qui s’en vont aux États-Unis, et ceux qui y sont déjà depuis quelques années et qui n’y réussissent pas.