De Paris à Bucharest/Chapitre 8

Un paysage de la Forêt Noire.


DE PARIS À BUCHAREST,

CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1],

PAR M. V. DURUY.
1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS[2].




VIII

Bruchsal, 7 août.
SUR LA FRONTIÈRE DU WURTEMBERG.
Paul de Kock et la Bibliothèque des chemins de fer. — Le goût de la duchesse du Maine.

Me voici pour de bon en Allemagne, à Bruchsal, petite ville où l’évêque souverain de Spire venait faire autrefois de la villégiature, et qui appartient aujourd’hui au grand-duc. Bade est le jardin public de l’Europe. On y coudoie moins d’Allemands que de Français, de Russes, d’Anglais, voire même d’Italiens, quand ils n’ont pas, comme cette année, quelque chose de mieux à faire. Bruchsal est sur la route de Heidelberg, mais aussi sur le chemin de Munich ; de là on commence à regarder dans la véritable Allemagne. Le convoi de Carlsruhe vient de m’y laisser : il descend à Francfort en continuant de longer le Rhin, et un autre nous prendra pour franchir les Alpes de Souabe et nous amener à Ulm, dans la vallée du Danube.

Comme l’Allemagne ne fait rien de vide, pas plus les voyages que la diplomatie, on nous annonce que nous resterons une heure et demie à Bruchsal. C’est trop pour attendre ; pas assez pour courir par la ville et les environs. Je suis donc condamné à n’oser pas quitter la gare. On y a, du reste, une assez jolie vue sur le Schwarzwald. Mais je me réfugie dans la salle d’attente, parce que, pour voir la montagne, il faut voir aussi trois clochers terminés en tranches de melon qui gâteraient le plus beau paysage. On m’assure que ces maudits clochers me poursuivront partout, jusqu’auprès de Vienne, où ils arrivent à leur moins laide expression dans l’église du monastère de Moelk. Où les Allemands du midi ont-ils pris cette idée architecturale ? Ne serait-ce pas la coupole byzantine qui serait venue jusqu’ici en se déformant ?

Je n’ai pas même la ressource de vous décrire la route qui de Carlsruhe nous a conduits ici : on ne trouve rien à y noter. Le Schwarzwald s’éloigne et s’abaisse ; la plaine s’étend. Nous n’y avons rencontré qu’une localité historique, Durlach, qui donna son nom à une branche de la maison de Bade, et nous n’y avons vu que deux ou trois ruines sans caractère. Là se sont accomplis, en 1849, les tristes exploits de l’armée prussienne contre les insurgés badois. Il est de bonne politique de faire oublier au plus tôt les dissensions civiles : la Prusse a voulu éterniser le souvenir de cette guerre peu glorieuse. On a fait pour ces rencontres sans péril des gravures, comme nous en avons pour Austerlitz et Iéna : je les ai vues à Potsdam, dans le cabinet d’études des enfants de la maison royale ; et à Rastadt, à Carlsruhe, à Ubstadt, près de Bruchsal, on a élevé des monuments à la mémoire des soldats tombés sous les coups des républicains. Je doute que la Prusse en soit beaucoup plus aimée.

Pour tuer le temps j’entre à la Library. J’y trouve quantité de guides allemands et quelques ouvrages français. La Bibliothèque des chemins de fer française brillait au poste d’honneur. Mais, hélas ! Paul de Kock y était aussi, et un Paul de Kock tout frais réimprimé à Stuttgart. Les Allemands s’obstinent à le prendre pour un grand écrivain, comme Goethe nous donne Dubartas pour le premier poëte épique de la France. Ils se fâchent tout rouge quand nous les accusons de manquer de goût, et nous répondent que nous n’y entendons rien, qu’il y a autant de goûts différents qu’il existe de nations diverses. Goethe déclare même que c’est ce reproche, qu’on lui fit à Strasbourg, qui décida de sa rupture avec la France et avec notre littérature. Mais le goût ne serait-il point, par hasard, le besoin de trouver la juste proportion en toutes choses, la haine des effets heurtés et des efforts violents, quand ils ne sont pas nécessaires, l’harmonie des sons comme des couleurs, la délicatesse de l’esprit comme du palais, l’amour du simple, du naturel et du vrai, même dans le sublime. Et, à ce compte, ne serait-ce pas une de ces choses qu’on ne peut cantonner entre des frontières, mais qui planent au-dessus de toutes les littératures et de tous les arts, comme leur règle même et leur juge souverain !

Une femme qui avait beaucoup d’esprit, mais pas autant de raison, la duchesse du Maine, disait : « Le goût ne tient qu’aux sentiments et aux sensations ; il est indépendant de tout raisonnement, de tout calcul, et par conséquent, il ne peut ni se perfectionner ni s’acquérir. » Cette définition prouve que la duchesse tenait fort aux sensations. Les Allemands, malgré toute leur métaphysique, sont souvent comme elle, et ce qu’elle dit leur convient assez ; mais je ne crois pas que ce goût-là soit du goût de tout le monde : un peu de raison, même au milieu de beaucoup d’imagination, n’a jamais été gâté.

Cette librairie badoise ne m’était donc pas de grande ressource. Les livres de la Bibliothèque des chemins de fer, je les connaissais ; Paul de Kock, je ne voulais plus le connaître : j’ai déjà trop de l’école réaliste d’à présent pour rechercher celle d’autrefois.

  1. Suite. — Voy. tome III, pages 337, 353 et 369.
  2. Tous les dessins de cette livraison ont été faits en Allemagne, pour le Tour du monde, par M. Lancelot, qui a suivi exactement l’itinéraire de l’auteur du texte.