De Paris à Bucharest/Chapitre 7


VII

Carlsruhe, le 6 août.
DANS LE GRAND-DUCHÉ DE BADE.
Première apparition de l’Allemagne militaire ; — La coiffure d’assaut. — Time is money. — Un gardien d’une Wartsaal. — Le jardin de l’Europe. — Près de Baden-Baden.

Nous avons, ce matin à huit heures, traversé le pont de Kehl. Je ne sais plus quel touriste prétend y avoir vu deux factionnaires, le Français et le Badois, qui, toutes les deux minutes, se trouvent face à face, à la moitié du pont, et s’envoient réciproquement une bouffée de tabac au visage. Bien qu’on fume en Allemagne avec acharnement, on ne fume pourtant pas sous les armes.

Cette première apparition de l’Allemagne militaire ne fut pas très à son avantage. Ce soldat badois, vrai soldat de contingent, était petit, maigrelet, et tenait son fusil sur l’épaule, comme les pêcheurs à la ligne tiennent leur bâton, quand ils vont chercher leur intéressante occupation ; mais, par contre, il était coiffé d’un casque formidable. Ils appellent cela d’un nom très-belliqueux : une coiffure d’assaut. Mal porté, on dirait un éteignoir ; sur une figure militaire, c’est vraiment un casque. Je vis quelques pas plus loin un gendarme qui avait là-dessous fort bon air.

Mais l’Allemagne, ou du moins Bade, en abuse ; elle en a mis partout, jusque sur la tête des gardiens du chemin de fer. Seulement, comme celui-ci coiffe un pacifique, il se termine en plate-forme, l’autre en paratonnerre. L’Allemagne, qui se bat si peu aujourd’hui, sans doute pour s’être ou avoir été trop battue autrefois, se plaît à jouer au soldat : le bourgeois de Paris, je veux dire, bien entendu, la baïonnette intelligente de 1830, aimait moins son uniforme. L’an dernier, ils avaient mis l’eau dans les fossés de Landau ; les canons étaient mèches allumées sur les places de Rastatt, avec gardes avancées en dehors des portes ; chaque nuit les patrouilles de cavalerie, armées en guerre, venaient jusque sur les glacis de Weissembourg. Et ils étaient d’autant plus furieux que tout ce remue-ménage ne faisait pas même bouger un canon dans Strasbourg. Pendant que les forteresses allemandes retentissaient la nuit de formidables : Wer da ? la cité alsacienne dormait sur les deux oreilles, sans songer un instant à prendre la pose guerrière que Pradier lui a donnée sur la place de la Concorde.

Ils recommencent cette année et vont même jusqu’à prendre des précautions comme celle-ci : un officier supérieur du Wurtemberg confiant, il y a quelques jours, son fils à un négociant de Strasbourg, voulut stipuler qu’en cas de guerre il lui serait retourné franc d’indemnité. Nous n’aurions pourtant pas eu, en le gardant, un otage de bien grande importance. La grosse épaulette wurtembergeoise ne visait à faire de son fils qu’un chemisier.

Avant de nous laisser circuler librement, on nous arrête à un vilain bâtiment pour une plus vilaine chose : la douane et la visite. C’est un mal de tous les pays. On le dit nécessaire : il l’est comme tant d’autres qui ont disparu, et un jour il s’en ira où les autres sont allés. Si l’on pouvait évaluer en chiffres ce qu’il a causé d’ennui et de colère, de pertes et d’avaries, on arriverait à une somme fabuleuse.

J’aurais, à ce propos, un bon avis à donner aux gouvernements. Ennuyer les gens est un métier désagréable, en outre très-peu lucratif, les voyageurs ayant bien soin de ne pas mettre dans leurs valises ce qui est sujet aux droits. Supprimez vos hommes verts, gris ou bleus qui forment l’armée compacte des douaniers : voilà une économie ; demandez à chaque voyageur de payer en argent l’équivalent des désagréments que vous ne lui causerez plus : voilà une recette. Je m’engage d’avance à payer pour deux grosses malles, quand même j’aurais ce que j’ai toujours en voyage, le plus petit des sacs de nuit.

Du reste, je ne me plains pas trop haut, car la douane de France n’est pas plus aimable que ses sœurs. Et puis un monsieur m’assure que, grâce au Zollverein qui rejette la ligne de visite à la circonférence de l’État confédéré, me voilà garanti jusqu’à la frontière d’Autriche. Dieu et la douane l’entendent !

Après le temps perdu pour les bagages, nous en perdons encore pour le convoi. Ah ! ce n’est pas ici qu’on a dit : Time is money. On laisse couler le temps avec une insouciance orientale. Ce serait fort bien, ô gens trop peu pressés ! si vous vous arrêtiez seulement comme le chevalier de votre Albert Dürer dans la forêt enchantée de la poésie et de l’art, ou sur les routes austères de la science ; mais que de fois je vous ai vus accroupis ou errants, les yeux fermés, dans les brouillards de la métaphysique transcendante et de la politique traditionnelle !

Chose étrange, l’activité peut se mesurer par les degrés de longitude. Aux États-Unis, on va à toute vapeur ; à Londres, on court ; à Paris, on marche ; en Allemagne, on se promène, même l’artisan qui se rend à son ouvrage ; en Orient, on vit, c’est-à-dire, on rêve, mange et dort sur un tapis ou un divan. Deux ouvriers anglais, pour de certains travaux, font autant de besogne que trois Français, lesquels valent six Allemands, qui travaillent comme quinze Turcs.

Pour le moment nous étions arrêtés dans une taverne enfumée qui sert d’embarcadère. À la porte nous avions été reçus par un bedeau en tricorne, avec bâton de tambour major : c’était le gardien de la Wartsaal. L’Allemagne fait tout avec solennité, ses garçons de salle, comme ses chambellans, même ses wagons ; car je vois ceux-ci ornés des armes de Sa Majesté badoise, et le chemin de fer s’appelle le chemin grand-ducal. Un autre sera royal ; un troisième électoral ; un quatrième impérial et royal.

L’Allemand est bien fier en voyant tant de couronnes. Il se dit qu’un peuple qui a trente-six rois (est-ce trente-six on trente-cinq ?) et un territoire qui fait trente-six royaumes doivent être, l’un, un grand peuple, l’autre, un grand pays. Mais il y a aux bords de la Saale, de l’Isar et du Neckar, même un peu partout, « dans la patrie allemande, » des gens assez téméraires pour croire qu’un habit d’une seule couleur est plus de mode aujourd’hui que l’habit d’arlequin.

Enfin nous partons pour aller prendre à Appenweier la voie ferrée qui mène d’Heidelberg à Bâle. Nous laissons à droite la Kinzig, qui à ses sources au plus haut de la Forêt-Noire, non loin des lieux où naissent, sur le versant opposé, le Neckar et le Danube. La Kinzig se jette à Kehl dans le Rhin. On voit pourquoi cette petite ville a joué un si grand rôle dans toutes nos guerres en Allemagne. Elle ouvre ou ferme une des deux grandes routes qui conduisent à travers le Schwarzwald dans le bassin du Danube. L’autre est celle de Fribourg à Donaueschingen, par le val d’Enfer, une charmante vallée, malgré son nom terrible.

Le pays de Bade est une répétition de l’Alsace : plaine parfaitement unie et courant du Rhin jusqu’aux collines de la Forêt-Noire, comme de l’autre-côté elle court jusqu’au pied des Vosges. Ce sol d’alluvion est d’une extrême fertilité, et ceux qui le cultivent en firent le meilleur parti possible. Aussi on dirait un jardin ; et c’est vraiment le jardin de l’Allemagne. Entre les collines doucement arrondies que nous apercevons, serpentent routes et ruisseaux, et se cachent de petites villes où l’air, le soleil et la campagne pénètrent de tous côtés ; où l’on rit, où l’on aime ; mais aussi, hélas ! où l’on joue. Tout l’été, le pays de Bade est en fête ; les étrangers y affluent et la pluie d’or qu’ils laissent tomber fait germer le bien-être sons leurs pas. En Prusse, tout est militaire, ici tout est pastoral. Les maisons des gardiens de la voie s’ornent de fleurs ou se cachent sous des flots de verdure, et les poteaux des extrémités de la gare s’enveloppent de vigne vierge aux riches couleurs qui monte jusqu’au toit.

Je comprends bien que Bernard de Weymar, l’héroïque condottiere de la guerre de Trente ans, ait songé à se tailler là, à beaux coups d’épée, un royaume. Si nous étions encore au temps des petits États, il n’y en aurait assurément pas de plus enviable que cette vallée du Rhin, si bien circonscrite, depuis Bâle jusqu’à Mayence, par les Vosges et le Schwarzwald, avec le Rhin passant tout au milieu, et ces villes qui semblent une guirlande de perles égrenées sur ses bords.

Costumes de paysans badois. — Dessin de Lancelot.

Les collines de la Forêt-Noire, comme celles des Vosges encore, sont chargées de ruines féodales. De là, les nobles détrousseurs de grand chemin voyaient tout et ne laissaient rien passer. Aujourd’hui, la locomotive leur jette insolemment sa fumée au visage, et ces fières et terribles demeures, où il y eut tant de mépris et de cruauté pour le vilain, doivent leur reste d’existence à la curiosité qui les conserve, comme motifs de décoration dans le paysage, pour le plus grand plaisir des manants qui passent. En voyant leurs tours ébréchées on jouit mieux de la sécurité présente par le souvenir des terreurs d’autrefois.

Nous arrivons près de Baden-Baden, et je n’y descends pas, sans trop de regrets. La mode y mène, mais je ne vais guère où elle conduit. Je me souviens d’avoir vu Interlaken, un des plus beaux sites du monde, devenir une succursale du boulevard des Italiens ou de Hyde-Park, et des toilettes, sorties deux jours auparavant des mains de Palmyre, disputer avec succès à la Yung-Frau l’admiration des dandys. Tout ce coin du pays de Bade est une décoration d’opéra : j aime mieux regarder de loin, à mi-côte, les restes du château d’où les margraves sont sortis pour monter sur le trône grand-ducal.


Turenne et Erwin de Steinbach. — Rastatt et la veste autrichienne. — Carlsruhe. — Inconvénients et avantages des villes trop jeunes. — Le salut allemand. — Dans le parc de Carlsruhe.

Nous suivons le pied de la Forêt-Noire, en la serrant de très-près, ce qui nous permet de voir les gorges qui l’entrouvrent et par où nos soldats ont si souvent passé pour descendre dans les vallées du Danube et du Neckar, au milieu de cette bonne Allemagne où ils ont toujours pris tant plaisir à guerroyer.

Bien des nôtres y sont restés ; tout à l’heure j’ai vu le village de Sasbach où Turenne fut tué par un boulet badois, et la petite ville d’Achern qui garde ses entrailles enterrées dans la chapelle Saint-Nicolas.

Un peu plus loin, à Steinbach, on a dressé sur une hauteur, la statue colossale d’Erwin, l’architecte de la cathédrale de Strasbourg. De là le vieux maître es pierres vives contemple silencieusement son glorieux Münster.

Statue d’Erwin, dans le duché de Bade. — Dessin de Lancelot.

Rastatt est à deux pas de Bade. Nous en traversons les ouvrages avancés. Un jeune officier s’appuie sur la barrière, enveloppé dans un manteau d’une blancheur immaculée, et nous regarde passer d’un air qui veut dire : « Ah ! le triste métier que je fais ! Comme je voudrais courir où vous allez et où m’attend ma blonde promise. » Un autre essayait un cheval que les fanfares du matin avaient mis en gaieté et lutta un moment de vitesse avec notre convoi. Tous deux me représentaient l’Allemagne tour à tour rêveuse et inactive, ou emportée dans l’action avec de fougueuses allures.

Je vis là beaucoup d’Autrichiens. Ils sont en train de prendre une revanche de Solferino. Nos soldats les ont vaincus, mais leurs tailleurs nous battent à plate couture. C’est de leur affreuse petite veste que notre infanterie s’affuble. Voilà le monde renversé : Paris qui va chercher ses modes à Vienne.

Rastatt est une des forteresses de la Confédération germanique, construite avec notre argent et dirigée contre nous. Ils ont voulu, en 1815, que nous leur donnions nous-mêmes des verges pour nous fouetter. À simple vue, la place parait moins redoutable qu’on ne le dit ; mais elle a peut-être des ressources cachées. Villars, qui s’y entendait, trouvait la position très-forte, quand Rastatt n’était encore qu’une bicoque. La ville, en effet, est à la fois à peu de distance du Rhin et des montagnes, et la Murg qui vient du cœur de la Forêt-Noire, y passe, sillonnant la plaine d’un large et profond fossé. Rastatt peut donc barrer la route. Les troupes placées sous son canon menacent le flanc de l’armée qui, débouchant de Strasbourg à Kehl, voudrait forcer, par la Kinzig, le passage de la Forêt-Noire, pour descendre dans le bassin du Danube, comme elles menaceraient celui de’armée qui passerait le Rhin au-dessous de Lauterbourg et chercherait à pénétrer par Carlsruhe et Bretten dans la vallée du Neckar.

« Nous y avons usé de toutes les ressources de la science moderne, me disait un ingénieur allemand, et je crois qu’elle pourrait arrêter une armée française six semaines. Mais, ajoutait-il, je ne sais pas si six semaines suffiraient à l’armée d’Allemagne pour se former. » Rastatt n’aurait donc d’importance sérieuse qu’autant que le camp retranché qui le couvre recevrait à temps les 25 000 hommes qui lui sont nécessaires, et qu’il y aurait de l’eau dans la Murg pour inonder les approches, ce qui n’arrive guère l’été. Dans tous les cas, Strasbourg, avec l’immense matériel dont il dispose, lui est un bien fâcheux voisin. En somme, Rastatt est une de ces forteresses inutiles pour l’attaque, mais excellentes pour la défense, les seules que les peuples devraient avoir.

À cette honnête place se rattache pourtant un sinistre souvenir. En 1799, un congrès s’y tenait et la France y avait envoyé trois plénipotentiaires pour négocier la paix avec l’Empire. L’Autriche, qui avait besoin de la guerre, comme cela lui arrive quelquefois, et qui voulait y entraîner les peuples allemands, comme elle l’essaye toujours, fit tout simplement sabrer par des hussards nos trois ministres, aux portes de la ville. Je n’aime pas à remuer les choses odieuses. Il est bon cependant qu’on n’oublie pas que certains gouvernements soi-disant paternels et bien pensants qui ont signé la sainte alliance, au nom de Jésus, et le concordat au nom du ciel, ont dans leur histoire intime, des pages que personne, même dans les orgies révolutionnaires, n’aurait voulu écrire.

Carlsruhe, à trois milles de Rastatt, est la plus moderne des capitales allemandes et la première qui se trouvât sur mon chemin. Je ne pouvais point ne m’y pas arrêter.

Une belle jeune fille est bien charmante : l’espoir luit dans ses yeux et l’avenir est dans son sein. Mais une jeune cité, née du caprice d’un prince, n’a ni cette grâce ni ces espérances. En 1715, les cerfs et les daims couraient joyeusement sous la feuillée à l’endroit où, depuis, a poussé une ville de vingt-cinq mille âmes qui, venue d’un jet, est désespérément régulière. Au milieu de la futaie qui se nomme encore le bois rude, Hartwald, quoiqu’elle ait été terriblement civilisée, le margrave Charles-Guillaume fit construire un repos de chasse (Ruhe, repos). Les courtisans accoururent auprès du prince pour en vivre et les bourgeois auprès des courtisans pour leur reprendre ce que le prince leur avait donné. Les Parisiens ont laissé les seigneurs de la cour se morfondre à Versailles, autre repos de chasse changé en nécropole. Mais l’Allemagne est trop bien apprise pour laisser des chambellans et des conseillers intimes s’ennuyer seuls autour d’un margrave. Il en est résulté une ville en éventail, où le grand-duc a le plaisir de voir, des fenêtres de son château, placé au centre, tout ce que font ou plutôt ne font pas ses sujets. Je me donnai, autant que je le pus, le même spectacle et le trouvai médiocrement divertissant. À l’encontre des femmes, il faut que les villes vieillissent pour s’embellir, parce qu’elles s’emplissent de souvenirs et de monuments de tous les âges, et que l’harmonie de l’ensemble résulte de la variété des parties. J’ai grand’peur que Carlsruhe ne reste toujours jeune.

Après cela, il faut reconnaître que si la ligne droite prodiguée à profusion n’est pas des plus favorables à l’art, elle est des plus hygiéniques pour la santé. Un médecin m’assurait naguère que sa clientèle s’en allait avec les ruelles tortueuses et que les démolisseurs de Paris avaient détruit presque autant de maladies que de maisons[1].

Les fonctionnaires et les rentiers qui peuplent Carlsruhe n’ont pu lui inoculer une activité bien fiévreuse. On n’y voit pas plus de boutiques que dans les rues mortes de notre faubourg Saint-Germain, et à neuf heures du soir le couvre-feu sonne ; à neuf heures et demi, les rares cochers qu’on pourrait requérir ont le droit d’exiger la solde que Paris donne passé minuit et demi. Nous vivons donc trois heures plus tard que les Badois, et je suis sûr qu’ils ne se lèvent pas trois heures plus tôt.

N’ayant rien à faire, les habitants ont trouvé le moyen de s’occuper beaucoup : c’est de se regarder les uns les autres. Chaque maison est pourvue de miroirs obliques, placés derrière les fenêtres, et à l’aide desquels on peut, du fond de son fauteuil, voir tout ce qui se passe dans la rue, constater quand celui-là sort ou quand celle-ci rentre ; de sorte que si les bras et les cervelles ne vont guère, les langues ont de quoi courir.

Le parc du palais, avec ses beaux ombrages, sert de promenade, quand on ne veut pas s’enfoncer dans le Hartwald. Je pus y voir comment cette puissance impérieuse qui règne de Paris sur le monde est obéie en Allemagne. Je ne défends pas la mode, Dieu m’en garde ! Elle a tant de travers ! Mais à Paris une femme de goût, tout en subissant cet empire anonyme et redoutable, sait garder, dans la commune servitude, un reste de liberté et s’en sert pour éviter les exagérations mauvaises. Ces côtés-là sont souvent ceux qui ont au loin le plus de succès. Comme nos vignerons sont obligés de mettre de l’eau-de-vie dans le bordeaux qu’ils vendent aux Anglais, nos modistes sont parfois forcées d’augmenter pour l’Allemagne l’ampleur des cages d’acier et le contraste violent des couleurs, ou de réduire les corsages et les chapeaux à de si infimes proportions que toute la toilette arrive jusqu’à l’imprudence. Un commis voyageur à jeun accosterait en plein parc certaines promeneuses solitaires que je vois de graves personnages à tournures auliques, de respectables physionomies de chambellans saluer jusqu’à terre.

Je m’étonne qu’on n’ait pas encore signalé le luxe du salut allemand. Un jour que la reine Victoria traversait une rue de Londres, elle aperçut des gens qui se découvraient sur son passage : « Voilà des Français, » dit-elle. L’Anglais, en effet, ne salue personne : il garde son chapeau sur la tête, reste droit et tend la main. Le Français l’ôte et s’incline : c’est le salut de tout le monde et pour tout le monde. L’Allemagne, pays de hiérarchie sociale, en a un différent pour chaque condition. D’abord, à l’hôtel, dans quelque coin que vous alliez, sans bruit, sans lumière, vous trouvez un Monsieur en habit noir qui vous salue : salut de théâtre, le ventre en dedans, les coudes en arrière et les doigts pendants ; — le salut du soldat à l’officier, qui dure tant que celui-ci est en vue ; — le salut du lieutenant au capitaine : la main droite au côté droit du front, les doigts en dedans, presque le salut indien avec une grande inclinaison du corps ; — et le salut aux femmes ! — et le salut entre respectables bourgeois, qui commence du plus loin qu’ils se voient et ne finit que quand ils ont pris chacun la place de l’autre. — Au chemin de fer, le gardien de la voie salue le train de côté. — Quant au grand-duc, lui, on le salue jusque par derrière.

Je trouvai au parc bon nombre d’Anglaises. Elles ont raison de se plaire en Allemagne : les formes opulentes des femmes d’outre-Rhin font valoir la grâce distinguée, mais un peu sèche et roide des filles d’Albion.

Comme mes allées et venues n’étaient point celles d’un pacifique habitué de la résidence, un étudiant de Heidelberg me reconnut bien vite pour un étranger. Je ne suis ni noir ni blond ; il se dit que je n’étais ni Italien ni Russe ; je ne suis ni long et rouge, ni court et gros, il ne pouvait me prendre pour un Anglais ou un Flamand. Restait le Parisien. L’étudiant avait visité Paris en train de plaisir ; il lui démangeait de prendre, sous forme de conversation, une leçon de français et de parler de ce Paris dont tout le monde raffole et que tant de gens maudissent. Il m’aborda et, aussitôt après les premières civilités, voulut recommencer son voyage. Je n’étais pas venu en Allemagne pour parler de la rue de Rivoli et du Bois de Boulogne, je le ramenai donc bien vite aux bords du Neckar et du Mein. Lui, se défendait ; il tenait à sa leçon de français. Je n’obtins un peu qu’en donnant beaucoup. Dans cette conversation laborieuse, nous passâmes et repassâmes le Rhin au moins vingt fois.

Il y avait dans la tête de mon étudiant un pêle-mêle de sympathie pour la France et de haine contre nous qu’il n’était pas facile de tirer à clair. Au fond, ces braves gens, à qui il arrive bien souvent de n’avoir pas plus un sentiment net qu’ils n’ont une idée précise, ne nous haïssent pas sérieusement. Ils aiment l’esprit français, courent après, et essayent, d’une manière ou d’une autre, de le prendre, comme Heine qui y a bien des fois réussi. La première langue étrangère qu’ils apprennent est la nôtre, et un Français peut voyager d’un bout à l’autre de la Confédération, sans la plus mince provision d’allemand : il trouvera toujours à qui parler. Ils lisent nos livres, nos journaux, et ce contact a réagi sur eux : depuis trente ans nous avons raccourci leurs phrases des quatre cinquièmes ; on n’en voit plus qui tiennent la page entière.

Mais, d’autre part nos allures leur déplaisent et ils nous reprochent de nous fourrer partout. Cette habitude que nous avons prise, avec Voltaire et Montesquieu, de regarder au fond des choses, de courir droit au but, les déconcerte et les effraye. Nous allons trop vite pour leur tranquille nature ; nous ne leur laissons pas le temps de digérer leurs cinq repas, leur bière et leurs théories. Sans compter qu’ils nous trouvent partout sur leur chemin : en politique où ils ne font rien, dans les arts où ils croient faire beaucoup ; dans les sciences où ils vont mieux, mais sans pouvoir prendre la direction du mouvement qui est à l’Institut, si elle est quelque part. En érudition, par exemple, surtout en métaphysique, ils tiennent le haut du pavé ; ils alimentent l’Europe de logique et de paralogismes, autant que l’Angleterre de cotonnades. C’est la grande manufacture des systèmes ; et ils ne s’en trouvent pas mieux.

Aussi diraient-ils volontiers de la France ce que le paysan de l’Attique disait d’Aristide : « Il m’ennuie de l’entendre toujours appeler le juste ; » et, comme lui, ils nous banniraient honorablement par l’ostracisme qui était la suprême, mais très-désagréable consécration de la renommée.

Durant notre conversation, un officier de la garde, parent de l’étudiant, vint le rejoindre, avec un de ses amis. C’était un abonné de nos petits journaux, très-friand des bons mots du Charivari et qui, lorsqu’il en avait compris un, en riait trois jours durant. Il était allé plusieurs fois à Paris et n’y manquait pas une représentation du Palais-Royal et des Variétés, de sorte qu’il était fort au courant des expressions les plus… pittoresques du dandysme parisien.

Avec lui, on parla naturellement soldats et batailles. Il m’apprit que le duel était interdit aux soldats et aux sous-officiers et qu’il n’y en a pas ; mais, permis à eux de vider leurs querelles à coups de poing, ce dont ils ne se font faute.

Les gouvernements travaillent pourtant de leur mieux à maintenir le prestige de l’épaulette. Ainsi un officier qu’un bourgeois insulte par voie de fait « doit lui plonger son glaive dans le sein. » Un conseil de guerre examine ensuite s’il a fait tout ce qu’il était possible pour éviter une querelle, et le condamne à deux ou trois ans de forteresse pour donner satisfaction aux bourgeois survivants… Mais je m’aperçois que je ne puis vous conter la suite des causeries de mon officier qui me conduisit à travers quantité de choses où il serait nécessaire à un journal comme celui-ci d’avoir pour garantie l’escorte d’un cautionnement.

V. Duruy.

(La suite à une autre livraison.)

  1. À Paris il y avait, en 1851, un décès sur trente-six habitants ; en 1861, la mortalité a diminué de 10 pour 100. (Discours de M Billault, 19 mars.)