De Paris à Bucharest/Chapitre 70
LXX
tizmana.
Le lendemain, enchantés de l’hospitalisé officielle, nous partions pour le monastère de Tizmana, le dernier que nous devions visiter. Ce fut encore une journée bien remplie de descentes, de traversées de torrents, et d’escalades, car nous marchions à l’ouest-nord et rentrions dans l’encoignure que forme la chaîne des Carpathes en se rabattant brusquement vers le Danube. À l’heure du déjeuner nous nous arrêtions au milieu d’un gai village assez bien bâti le long de la grande route et plus animé que ceux que nous connaissions. Le pope, averti que des étrangers campaient dans la rue, vint nous prier d’entrer chez lui, mettant « son humble logis » à notre disposition. C’était un beau jeune homme de vingt-huit ans, blond, très-élégant dans son simple costume de paysan d’une blancheur et d’une propreté rares. La toque ronde et noire des moines était le seul signe qui indiquât son caractère de prêtre. Sa femme quitta à notre arrivée le métier sur lequel elle tissait une étoffe de couleur éclatante et d’un dessin très-particulier, et tous deux, quoi que nous en disions, aidèrent aux préparatifs de notre repas que nous apportions de Tirgu-Giulu, bonne précaution en ce pays. Le prêtre causa avec M. D. et lui tarifa les différentes fonctions de son ministère, qui lui rapporte peu, mais ne l’empêche pas de diriger les travaux d’une petite ferme fort bien tenue. Ce canton est fertile, les habitants libres et assez aisés. On ne paye guère que les enterrements en argent et ils peuvent rapporter un zwanzig (quatre-vingts centimes). Les mariages ne rapportent que bombances. Il nous dit avec un accent bien sincère que la cérémonie qu’il aime surtout à accomplir, peu ou point payée, c’est le baptême ; « l’idée que chaque chrétien que je fais sera un travailleur et aidera à la fécondité de la terre est mon meilleur salaire. » Sa femme, jeune et jolie, me fit voir ses broderies et ses tissages ; nouveau témoignage du goût charmant avec lequel les Roumaines décorent les larges manches et le col de leurs camessi. Les dessins de ces broderies exécutées au point de marque sont byzantins. Transmis de génération en génération ils remontent à une assez haute antiquité et mériteraient d’être recueillis. Près des villes leur caractère s’altère, et c’est dommage, par le mélange de fantaisies d’Europe venues par l’Allemagne.
Assez tard dans l’après-midi, nous arrivions à l’entrée d’une gorge au milieu de laquelle est le monastère de Tizmana, bâti sur un banc de rochers élevés qui s’avance comme une jetée au milieu des arbres. La façade principale regarde le fond de cette gorge et un mont élevé qui la domine. On y arrive par une large route suspendue au-dessus d’un torrent. À chaque pas qu’on fait en s’élevant sur cette route, le paysage s’agrandit et éveille des idées de calme et de recueillement. L’ordonnance des bâtiments se marie bien au paysage et n’en détruit pas l’impression agréable, quoique sévère. Malheureusement nous arrivions au sur lendemain d’un désastre ; en pénétrant dans la seconde cour, nous ne vîmes que des ruines fumantes. Tous les bâtiments de manutention, les logements des moines, les greniers et les magasins, avaient brûlé l’avant-veille. Les moines sans aide n’avaient guère pu sauver que leurs personnes ; le feu ne s’était arrêté qu’aux murs épais des constructions extérieures. Les pauvres religieux, consternés, erraient au milieu des décombres comme des âmes en peine ; depuis deux jours ils manquaient de pain !
Notre arrivée fut un heureux prétexte au supérieur pour secouer leur torpeur ; en moins d’une heure, il sut ordonner et faire exécuter un souper très-confortable auquel le pain seul faisait défaut. Heureusement notre prévoyant Mathé faisait toujours la part de l’imprévu ; le coffre de notre voiture renfermait quatre ou cinq petites miches rondes qui complétèrent le festin, auquel le supérieur assista. Comme nous lui faisions compliment de l’activité de ses servants, il nous répondit : « Ici comme ailleurs le chef fait les soldats. » C’était une admirable figure que ce moine ; il s’élève dans mes souvenirs au-dessus de tous ceux que j’ai rencontrés autant par la beauté de ses traits que par la supériorité de son intelligence, qu’une longue causerie intime nous révéla. Certainement, ce n’est aucun des motifs communs aux autres moines, vocation, intérêt, dégoût ou lassitude de la vie, qui l’a poussé au cloître. Il n’y est pas entré, comme quelques-uns, avec le seul espoir de finir en paix ; il semble plutôt attendre le moment de vivre et se préparer à l’action. Il a réhabilité dans mon esprit le clergé valaque et m’a fait entrevoir le rôle qu’il pourrait jouer dans la régénération du pays. Je ne puis répéter le touchant plaidoyer qu’il nous fit entendre en faveur des asservis, ni ses éloquentes philippiques contre les asservisseurs, mais je puis transcrire une admirable prière qui en est comme un poétique résumé, et qu’il nous récita pour nous montrer que ses aspirations n’étaient pas à lui seul. C’est la prière que le pope Chapça prononça le 9 juin 1848, au camp d’Islaz, devant le peuple en armes.
« Dieu de la force et de la justice, vois ton peuple prosterné devant ton évangile et ta croix. Il n’invoque que ta justice ; exauce et bénis sa prière. Donne la force à son bras, et tes ennemis seront vaincus. Verse dans son sein le courage, dans son cœur la mansuétude, et l’ordre dans son esprit.
« Dieu de la lumière, tu fis jaillir jadis la colonne de feu pour guider Moïse dans le désert. Dis, Seigneur, que l’ange des bons conseils descende au milieu de nous, et nous guide dans tes voies. Bénis, du haut du ciel, nos étendards couronnés de la croix de ton Fils bien-aimé ; fais-les flotter sur le chemin de l’ordre et de la véritable gloire.
« Seigneur ! ton Fils unique fut envoyé par toi en sacrifice pour le salut des hommes. Il voulut déifier l’humilité et le travail et il devint anathème ; il devint la proie de la mort pour donner la vie et la liberté aux humains. Tu es le même Dieu : la victoire et la liberté sont à toi. Sauve et délivre tout homme qui souffre, relève et vivifie ce peuple qui se meurt pour faire vivre ses oppresseurs. Sauve-le des abus qu’on fait naître de ses institutions et même de ses vertus ; délivre-le de l’abus de la claca, de l’infame iobag’e, inconnue a nos pères, de la corvée des chemins et des chaussées, de ces travaux des Pharaons. Rends-lui le temps et l’espace dont tu dotas l’homme ; fais-le jouir du produit de son travail.
« Lève-toi, Seigneur, et fais connaître au monde que tu es le Dieu des laborieux et de tout homme qui s’élève vers toi par le travail, seule prière que tu bénisses et que tu exauces. Ton Fils a promis aux opprimés la justice, aux affamés le pain, aux désolés la consolation. Rends à tes enfants leurs biens et leur pain, selon ta justice. Car à toi est la domination et la force et la gloire, à toi le Père, le Fils et le Saint-Esprit, dans le présent et dans l’éternité, et dans les siècles. Amen. »
À une lieue et demie de Tizmana, presque au sommet de la montagne, est le monastère de Tchoclovin : une petite église et deux ou trois maisonnettes au fond d’un véritable puits de verdure. Dans cette solitude presque inaccessible, vivent pauvrement sept ou huit moines sous la direction d’un supérieur, qui me parut délivré d’une grande anxiété quand nous lui dîmes que nous avions apporté notre déjeuner. Il n’avait que des pommes de terre à nous offrir et tout son personnel était occupé à la fabrication du rakiou. Le temps pressait, car la nuit précédente un ours, leur voisin, était venu dévorer toute la récolte du plus beau prunier. L’alambic fonctionnait en plein air et l’aspect bizarre des moines distillateurs me frappa de surprise. Leur costume accommodé à leur travail perdait singulièrement de sa gravité. L’alambic, quoique simple et naïvement établi, était établi selon les règles de l’art. Le cuveau servant de réfrigérant et de condensateur à la liqueur vaporisée était alimenté au moyen d’une source vive amenée de la montagne par une gouttière d’écorce ; un des moines, debout près du seau où tombait la liqueur refroidie, en transvasait le contenu à l’aide d’une cuiller gigantesque, à laquelle de temps en temps ses confrères venaient tremper leurs lèvres. La dégustation du produit nouveau amenait le besoin de le comparer au produit de l’année précédente, ce qui n’expliqua leurs attitudes abandonnées et leurs gestes hésitants. Ces pauvres moines agissaient selon la coutume générale. Chez les paysans le rakiou est une nécessité, la distillation est une fête de famille comme le pressurage dans les pays vignobles.
Du temps des Turcs, il n’en était pas ainsi, et cette fabrication fut presque, à sa naissance, une source de vexations. En 1802, ils décrétèrent l’impôt dit cazanit, du mot cazan, qui veut dire chaudron. L’alambic étant une nouveauté, n’eut pas d’appellation propre, et cazan désigna indistinctement le chaudron à distiller ou le chaudron de cuivre ou de fer, seul ustensile de cuisine souvent des pauvres ménages valaques. Les percepteurs de l’impôt, animés de l’esprit fiscal, abusèrent de la lettre et forcèrent au payement les pauvres gens qui n’avaient pas un prunier et ne se servaient jamais de chaudron que pour faire leur bouillie de maïs. Cet unique ustensile, si nécessaire qu’il fût, disparut des pauvres ménages, qui croyaient ainsi échapper aux exactions. Mais il n’est pas facile d’échapper au fisc turc ; pour forcer les gens à payer ou pour les punir de ne le pouvoir pas, les percepteurs, sur leur refus, les enfermaient dans l’unique chambre de leur chaumière dont ils fermaient toutes les issues, allumaient un réchaud ardent sur lequel ils jetaient quelques capsules de piment et laissaient vingt minutes le malheureux paysan subir l’affreuse torture de cette fumée acre et corrosive, de laquelle il ne sortait qu’à demi suffoqué et étranglé. Cette pénalité ne fut pas seulement une passagère distraction des agents subalternes, elle eut l’approbation des administrateurs en chef, puisque sur les registres qui leur étaient présentés, on faisait cette mention : Un tel n’a pu payer l’impôt du chaudron, mais il a subi l’ardeïu.
Le monastère de Tchoclovin nous gardait la plus grande surprise de notre voyage. Pendant que j’en dessinais l’ensemble, Mathé, qui furetait dans tous les coins, sortit tout effaré de la première case en criant : Domnulé ! domnulé ! un moine de l’autre monde ! un moine âgé de cent vingt-cinq ans ! et je vis surgir à la vive lumière du soleil, dans l’ouverture noire de la porte, non pas une ombre, comme le disait Mathé, mais un vieillard si vieux que les apparences de la mort luttaient sur toute sa figure avec les apparences de la vie, et éveillaient véritablement comme une idée d’apparition surnaturelle. Sa figure avait dû être fort belle, le front large et bien modelé, le nez long, fin et droit, les yeux grands, bien enchâssés dans une large orbite, se retrouvaient encore ; mais la peau semblait une couche de cire transparente, sous laquelle se distinguaient vaguement les veines grises, comme des traits de crayon à demi effacés. L’œil, enfoncé profondément dans une cavité bleuâtre, laissait voir à peine sous les longs sourcils tout blancs un regard vacillant comme une lueur qui s’éteint et se rallume par intermittences ; à chaque respiration, les ailes du nez battaient, et au-dessus d’elles se dessinait un pli lugubre. La barbe et la chevelure, longues et encore épaisses, étaient si fines qu’elles se soulevaient au moindre souffle de l’air, au moindre tressaillement de la face et enveloppaient ses traits comme d’une auréole mouvante. Appuyé au bras d’un jeune novice, il vint s’asseoir sur un banc grossier, roulant entre ses mains les grains d’un chapelet : mains et chapelet semblaient taillés dans le même morceau d’ivoire. Il s’agitait sans cesse et parlait d’une voix sifflante. L’esprit était aussi vacillant dans son cerveau que le regard dans ses yeux ; pourtant, chaque phrase de son monologue entrecoupé pouvait se rapporter à une des rares émotions de sa longue vie solitaire ; et par-dessus tout on y sentait un assez grand orgueil d’avoir tant vécu et aussi une curiosité inquiète.
On lui dit qu’un Français était là, qui voulait faire son portrait. Il ne comprit sans doute que le nom de peuple. « Ah ! les Français, dit-il, je les connais, et aussi les Autrichiens, et les Russes, et les Turcs ! ils ne viennent plus ceux-là, ils sont morts ; et l’ours aussi qui venait frapper à ma porte pendant les grandes neiges ! moi, je ne meurs pas. Qu’ai-je encore à voir ? J’en ai tant vu depuis Trajan ! » Le positif Mathé éclata de rire au dernier mot de ce discours. Moi, je pensai qu’il faut être indulgent pour les improvisations d’un homme de cent vingt-cinq ans, qui ne faisait au bout du compte qu’une amplification un peu forcée. Qu’on suppose seulement vingt printemps de plus sur la tête de certains graves personnages de chez nous, et d’après ce qu’ils écrivent aujourd’hui, ne serait-on pas en droit de penser qu’ils se vanteraient volontiers alors d’avoir vécu dans l’intimité du grand Charlemagne ? Le grand âge auquel ce moine est parvenu est pour ceux qui l’entourent une preuve manifeste que l’esprit de Dieu est avec lui. « C’est un saint, nous disait l’un d’eux, et les ours de la montagne le respectent. » Les soins dont il est l’objet contrastent avec le peu de souci que les autres moines de Tchoclovin semblent avoir d’eux-mêmes. Il est vêtu avec recherche de chauds vêtements de laine blanche et soigné comme un enfant.
Il a bâti, il y a soixante ans, la petite maison qu’il habite. Avait-il le pressentiment de la longue vie qui lui était réservée ? Quoique déjà vieux à cette époque, il l’édifia avec une solidité inusitée, en gros troncs de chênes couchés et emboîtés les uns dans les autres, et façonna avec assez d’art un grillage de fer au-devant des petites fenêtres.
Tizmana aussi possédait naguère son saint ; il habitait une cavité naturelle ouverte au flanc du roc perpendiculaire auquel les bâtiments s’appuient, et quinze ou vingt mètres de hauteur au-dessus d’une source. Dans cette logette, il pouvait à peine se tenir debout ou couché, et tirait par une corde les vivres qu’on lui apportait du monastère.
Ce stylite vécut là assez longtemps et y mourut, mais sans avoir dépassé l’âge d’homme.
Ces pratiques de renoncement absolu, inspirées par une foi ignorante et égoïste, sont fort considérées des dévots roumains, qui chôment cent cinquante jours de fêtes religieuses, et observent cent dix jours de jeûne. Le carême surtout est ici la grande loi.
Aussi la tradition a-t-elle conservé avec complaisance le nom d’un chef de bandits, Bazile, qui, dans le pillage d’une habitation dont lui et sa troupe venaient de massacrer tous les habitants, voyant un de ses compagnons s’emparer d’un pot de beurre et y porter la langue, lui cria : « Païen ! c’est aujourd’hui vendredi ! ne crains-tu plus Dieu ? » et appuya sa remontrance d’un vigoureux soufflet.