De Paris à Bucharest/Chapitre 71
LXXI
de tizmana à témesvar.
À quatre heures de l’après-midi nous fîmes nos adieux au supérieur de Tizmana : je lui serrai les deux mains avec enthousiasme, heureux d’avoir trouvé un moine et un homme sous le même habit. Nous pensions arriver à Baïa-de-Arama avant la nuit ; nos chevaux fatigués (c’étaient toujours ceux de Polovrad’j) ralentirent sensiblement leur allure ; nos postillons, étrangers à cette contrée, nous égarèrent, et la nuit noire nous surprit hésitant, à un sombre carrefour, entre trois ou quatre chemins mal tracés. La rencontre inespérée d’un sous-préfet de Baïa-de-Arama à la tête de six dorobants nous tira de peine. Cet aimable fonctionnaire, en s’excusant de ne pouvoir nous offrir l’hospitalité (il partait pour je ne sais quelle expédition), nous conduisit chez un de ses amis, au seul gîte possible de la ville. On nous y façonna à peu près deux lits avec des peaux de mouton étendues sur des divans de bois. Nous nous couchâmes, mais ne dormîmes pas. Notre logis avait été, la semaine précédente, l’hôtel de la sous-préfecture, et les dérobant avaient laissé de nombreux souvenirs dans les pelleteries. Quels regrets n’adressâmes-nous pas aux bons lits de la préfecture de Tirgu ? Je passai la nuit sur le divan d’une galerie extérieure étudiant les ombres bizarres que la lune découpait sur les hautes maisons de bois à toits en pyramides et à étages surplombants, et admirant notre digne gardien de la tente, Mathé. Il avait dressé un véritable camp retranché. Les six chevaux entravés et liés l’un à l’autre entouraient la calèche dans laquelle Mathé était couché. Sur la terre nue, entre les jambes des chevaux, les postillons, étendus la face contre terre et les bras repliés autour de la tête, dormaient. J’attendis l’aurore, enviant leur sommeil et admirant leur énergique constitution que satisfait un semblable repos après d’assez rudes fatigues.
C’était jour de marché. Avant le jour les rues s’emplirent de paysans conduisant des chariots chargés de denrées, des bestiaux, des volailles. Les costumes et les types présentaient une grande variété. La fraîcheur de la matinée avait fait endosser aux hommes et aux femmes les pelisses fourrées, les grands manteaux blancs, les cuirasses de peau de mouton, les jupons bariolés ; beaucoup d’amazones chaussaient les grands étriers turcs et manœuvraient leur monture avec autant d’énergie que les hommes.
Je remarquai une coiffure de jeune fille très-compliquée et un peu sauvage ; tous les cheveux du haut de la tête, séparés par une raie circulaire qui laisse un étroit bandeau de chaque côté du front, sont tordus en une grosse natte renversée en arrière ; les bandeaux du front et le reste des cheveux sont divisés en un certain nombre de nattes plus menues qui vont s’y rattacher ; elle se termine par une bouffette de rubans et tombe au milieu du dos ; la naissance de la natte occipitale est cachée par une petite couronne de fleurs.
Je crus devoir une visite aux mines abandonnées qui ont donné leur nom à la ville, Baïa-de-Arama (Bain de cuivre), elle ne m’apprit pas grand chose, sinon que le minerai y est encore abondant et que le dernier concessionnaire s’y est ruiné ; puis, après un déjeuner que notre hôte anonyme nous fit servir comme pour douze et nous fit payer comme pour vingt-quatre, nous remontâmes en voiture. Tout concourut dans cette journée au développement de la maussaderie qui nous gagnait depuis notre nuit sans sommeil. Nous franchîmes péniblement cette dernière étape fort longue ; nos chevaux ne couraient plus, ils se traînaient. La vue du pays ne nous dédommageait guère du manque de vitesse ; il devient de plus en plus aride en s’approchant du Danube.
Les fières montagnes rocheuses, couronnées de belles forêts, font place à des collines arrondies, nues et formées d’argile grise ; la plaine est sans arbres ; les quelques maisons basses qu’on y rencontre sont bâties en troncs d’arbres et presque sans ouverture. Les longues chevilles surmontant les planches qui recouvrent le toit servent de perchoirs à d’innombrables bandes de corbeaux, dont les coassements n’égayent pas la physionomie inhospitalière de ces sombres cabanes.
À la fin de la journée nous étions au sommet du vaste plateau qui domine la vallée du Danube, à laquelle on descend par une route profondément ravinée, aux contournements sans fin. Nous traversâmes une bourgade importante, et peu après, nous entrions dans la ville de Turnu-Sévérinu. Nous y restâmes deux jours ; M. D., attendant le départ du bateau qui devait le conduire à Giurgewo, moi attendant le retour du préfet absent et essayant de faire entendre raison à la police valaque, qui, sous prétexte que mon passeport n’était pas visé de tous les préfets et sous-préfets dont nous avions traversé les districts, ne voulait pas me laisser partir. J’expliquais, avec preuve à l’appui, ce que j’avais fait dans tout mon voyage, à l’employé principal, qui ne voulut pas démordre de son objection : « Avec tout çà, vous pouvez bien ne pas être un honnête homme. » Le préfet arriva heureusement ; il leva toutes les difficultés et nous fit mille offres obligeantes qui, on le verra, ne furent pas stériles.
Turnu-Sévérinu occupe le bord d’un plateau élevé qui longe le Danube ; elle sera bientôt une des villes les plus importantes de la Valachie ; elle a déjà deux ou trois grandes rues et une vaste place bordée d’assez belles maisons, de boutiques et d’hôtels assez bien tenus. Au premier étage de celui que nous habitions est le tribunal de police correctionnelle ; le juge président en exercice à notre passage jouissait d’une grande popularité. On nous dit (ce détail me parut caractéristique) qu’il condamne aussi bien et aussi souvent les boyards que les paysans. Le district de Méhédintz, dont Turnu-Sévérinu est la préfecture, se distingue du reste de la Valachie par des mœurs plus rudes. En général, le paysan est somnolent ; ici il est brutal et envers les animaux d’une cruauté rare. Il y a bon nombre d’Allemands à Turnu, employés à je ne sais plus quelle industrie. On a bon espoir dans l’influence que pourra avoir leur naturel doux et bon d’ordinaire ; je crains l’influence de leur goût. Jusqu’à présent, on les reconnaît généralement à un emprunt qu’ils font au costume roumain. Ils portent volontiers, mais sans grâce, le chaud bonnet de peau d’agneau, la ciucula, qui, dans ce district, prend une tournure remarquable de bonnet phrygien … ; eh bien ! ils lui ont ajouté une immense visière !… Ayant dit adieu à mon compagnon de route, qui rentrait à Bucharest, je me dirigeai seul en bird’j sur Orsova.
À la frontière, mon conducteur s’arrêta devant la porte d’un corps de garde où je dus entrer ; pendant qu’on timbrait et parafait mon passeport, je remarquai un paysan roumain qui pérorait avec animation. Un officier m’expliqua qu’il racontait comment sur le bateau à vapeur qu’il venait de quitter à Orsova, se trouvait une altesse russe ; tout fier d’avoir voyagé avec un aussi grand personnage, il se promettait de conter cela dans la montagne. — Et, lui dit l’officier, si dans la montagne tu la rencontrais cette altesse, que lui dirais-tu ? — Rien, répondit le paysan, dont la figure épanouie se rembrunit aussitôt, mais mon fusil parlerait ! — Ils sont tous comme ça, me dit l’officier ; et voila l’expression du sentiment général inspiré par le protectorat russe. Peu après, j’entrai sur le territoire autrichien ; un soldat m’y attendait, qui, montant sur l’avant de mon bird’j, ne me quitta qu’au bureau du major ; celui-ci me reçut comme une connaissance et m’affranchit en deux minutes de toutes les formalités de police. Je devais cette attention délicate à la bonne intelligence qui règne entre les deux grands fonctionnaires d’Orsova et de Turnu-Sévérinu. Le préfet de cette ville avait par un télégramme annoncé mon arrivée au major, et m’avait valu ce gracieux accueil, qui contrastait tant avec le souvenir de mes précédentes entrevues avec la police autrichienne.
À six heures du soir de ce même jour, je pris la malle-poste pour Témesvar. Peu après, nous étions dans la vallée de la Tcherna, sur le versant occidental des Carpathes. Une belle route, parfois très-escarpée et coupée de ponts hardis suspendus au-dessus d’un torrent capricieux, auxquels la nuit prêtait des apparences d’effroyable hardiesse, conduit à la ville thermale de Mehadia. Rien ne m’en signala l’approche, et je me trouvai tout d’un coup, et bien étonné, sur une place illuminée formée par des façades et des colonnades magnifiques, au-dessus desquelles se dressent les sombres crêtes des montagnes qui enterrent la ville. Une foule compacte d’Autrichiens, de Hongrois, de Serbes, de Valaques, de Bulgares et de Turcs s’y pressait aux pieds d’une colossale statue d’Hercule qui rappelle l’ancienneté des thermes et leur nom romain (bains d’Hercule): un excellent orchestre de tziganes y exécutait les ravissantes mélodies hongroises qui m’avaient tant impressionné à Pesth. Je ne jouis pas longtemps de ce gracieux intermède ; au bout d’une heure la voiture repartit. Au jour, nous traversions la ville de Karansebes au pied des dernières pentes des montagnes ; puis Lugos, ou commencent les grandes plaines de la Hongrie. Là, nous rencontrâmes les restes de l’affreuse invasion de sauterelles qui venait de ravager la contrée ; tout autour de nous, elles s’élevaient d’un vol oblique, rayaient le ciel de leur silhouette sinistre et retombaient sans force ; et certains endroits, la route en était couverte.
Témesvar est une grande et belle ville ; elle a d’immenses places, de larges rues et des édifices modernes d’un style pompeux, une population plus allemande que hongroise. La place du marché offre un coup d’œil intéressant. Les habitants de races différentes des villages voisins, Allemands, Hongrois, Roumains, s’y coudoient dans un pèle-mêle des plus curieux. Cette fréquentation de tous les jours n’a rien changé à leurs costumes ni à leurs caractères, pas plus que la domination qui les comprime n’a étouffé leurs aspirations d’indépendance et de nationalité.
Ici se termine le récit de mes impressions. À partir de Témesvar, je ne voyageai plus, je revins, et plutôt à l’état de colis que comme une créature pensante. Mille huit cents kilomètres de chemin de fer, interrompus seulement par deux nuits de repos à Vienne et à Strasbourg, c’est une source de sensations voisines du martyre. Ce n’était pas trop pour me faire trouver supportable la vie cellulaire de Paris, après trois mois de vie libre, au milieu d’une nature superbe.
Six années se sont écoulées depuis que j’ai fait ce voyage. Elles ont apporté de grands changements dans la situation intérieure du pays que j’ai essayé de faire connaître : aux lois de servage et aux principes démoralisateurs de la féodalité a succédé une législation qui repose sur le droit et la justice. La Valachie et la Moldavie sont définitivement unies sous le nom de Roumanie, avec la sanction des grandes puissances de l’Europe. Le prince Charles Ier de Hohenzolhern-Sigmaringen y règne par droit d’élection en vertu d’une constitution votée par l’Assemblée nationale. Quoiqu’on ne puisse encore considérer comme réalisées toutes ses réformes, la faute n’en est pas aux Roumains d’aujourd’hui.
Un décret, un plébiscite, issus de la tête autocratique d’un César, ou des délibérations d’une assemblée libre, ne suffisent pas pour effacer dans la conscience et sur le front d’un peuple les souillures empreintes par deux mille ans d’esclavage. Il est plus facile, certes, de noter, de blâmer les écarts, les défaillances, les erreurs des Roumains, que de trouver aux jours actuels, sur la carte du globe, une autre agglomération de six millions d’hommes secouant, comme celle-ci, la poussière putride dont vingt siècles d’oppression, d’invasions et de barbarie l’avaient couverte, pour aller hardiment rattacher son berceau, ses traditions et son drapeau à une des plus grandes époques de l’histoire.
Le fait accompli le plus considérable, c’est la concession en toute propriété aux six cent mille familles de corvéables, de la part de terre qu’elles cultivaient sur les domaines des boyards. C’est la constitution du tiers état, qui hier n’était rien et qui bientôt sera tout ; surtout si la noblesse, dont les droits mal acquis se meurent du mal caduc, ne sait pas prendre l’initiative des grandes entreprises industrielles et des grandes exploitations agricoles. Le paysan auquel on reprochait naguère sa paresse, son indolence, son incurie et sa répulsion à sortir des procédés routiniers, donne, depuis qu’il possède et qu’il s’appartient, l’exemple d’un grand sens pratique.
La constitution garantit à tous les Roumains l’égalité devant la loi, la liberté de conscience, la liberté de la presse et le droit de réunion ; elle déclare l’instruction obligatoire. Sur ces bases, un grand État pourrait glorieusement vivre, un petit État doit vite se régénérer. La France, l’Autriche, l’Angleterre, l’Italie, la Prusse, la Russie, ont signé et garanti ce contrat d’affranchissement, arraché à la Turquie, qui n’en reçoit pas moins de la Roumanie un tribut annuel de un million, en vertu de droits douteux, qui périme d’ailleurs en vertu de celui des nationalités.
Ce n’est pas ici le lieu (ce n’est pas à moi surtout) d’examiner les mesures prises par le gouvernement pour assurer l’exercice des droits qu’il a proclamés. Le passé lui fait la tâche difficile, et longtemps encore il sera forcé d’user de moyens transitoires ; mais un de ses derniers actes relève du jugement de tous.
La récente persécution contre les juifs a douloureusement étonné l’Europe. C’est une injustice, une inconséquence et une faute. Doués du génie des entreprises, les juifs constituent un élément d’impulsion nécessaire dans la nation roumaine ; car seuls ils savent considérer l’argent comme un instrument de travail (le paysan thésaurise, le boyard dépense à l’étranger) ; ils avaient déjà sollicité des concessions de routes, d’éclairage, de pavage, qui restent pendantes devant la persécution. D’ailleurs, l’intolérance religieuse n’a jamais profité à aucun gouvernement, à aucun peuple.
Il faut que les hommes qui, à un titre quelconque, ont pris la responsabilité de l’éducation de la Roumanie se rappellent, avant tout, que l’écusson de leur patrie porte pour exergue : Nihil sine Deo ! Et ce Dieu, n’est-ce pas celui qu’invoquait, en 1848, le peuple roumain, sortant, comme Lazare, du fond de son tombeau ?