De Paris à Bucharest/Chapitre 69
LXIX
tirgu-giulu.
Quelque temps avant que nos postillons nous signalent Tirgu-Giulu, nous remarquons dans la campagne un mouvement inaccoutumé : des bandes de paysans à pied et à cheval sillonnent la plaine ; des dorobants galopent vers la ville ; des femmes et des enfants regardent avec anxiété vers les montagnes que couronnent des nuages d’épaisse fumée et dans les replis boisés desquelles nous voyons briller des feux immenses ; les maisons de Tirgu sont fermées, les rues désertes ; on dirait qu’une calamité publique s’abat sur ce canton.
Nos postillons nous affirment que les auberges ne sont pas dignes d’abriter nos seigneuries et se dirigent vers la préfecture. Le préfet est absent ; mais madame la préfète, qui parle français comme une Parisienne, nous reçoit à merveille malgré notre accoutrement poudreux. Je suis tout honteux de la triste figure que je fais dans son élégant salon, avec mon teint de Tzigane, ma barbe de zouave et mes vêtements, qui témoignent bien plutôt de mon zèle d’explorateur que de mes goûts élégants et de mon origine parisienne. Je reste surtout en contemplation devant mes chaussures achetées il y a un mois au marché d’Orèzu. Empeignes et quartiers en cuir fauve sont quadrillés de profondes nervures (c’est la suprême élégance à Tirgu-Orèzu), et les semelles, épaisses de deux doigts, sont exactement taillées sur le patron d’un fer à repasser de tailleur.
Le préfet arrive et nous conte qu’il vient de livrer une rude bataille et de repousser une invasion de sauterelles. Elles arrivaient de l’ouest par la rive gauche du Danube, et se disposaient à passer par-dessus les Carpathes. L’avant-garde signalée, les dorobants coururent requérir les paysans, le vent soufflait heureusement du sud ; on monte à cheval, on court à la montagne, et sur une étendue de six lieues on met le feu aux herbes sèches, aux taillis, aux hautes futaies. C’est cet immense incendie que nous avons vu en arrivant. Il dure encore ; il durera peut-être encore huit jours, mais la récolte est sauve. Les sauterelles, repoussées par la fumée, vont tomber et périr de froid sur les sommets des montagnes : à moins, chose malheureusement possible, qu’elles n’arrivent en Transylvanie. Le préfet, pendant deux jours et deux nuits, a galopé par les monts et les ravins, à la tête de ses zélés incendiaires, il a forcé l’ennemi à la retraite. Il est heureux, mais harassé, ce qui ne l’empêche pas de nous promener à travers la ville et de nous expliquer les améliorations qu’il serait bien aise de nous voir admirer.
J’admire donc tout ce qu’il me montre : une belle promenade, un pont interminable enjambant une rivière, des étangs, des marais et des prairies ; quelques usines, une fabrique de poêles en terre cuite ; une église neuve ; les grands hangars qui abritent les bestiaux, les grains, les cuirs aux jours de marché ; car Tirgu-Giulu est une ville commerçante en voie de prospérité industrielle ; mais j’admire surtout le courage avec lequel le préfet surmonte sa fatigue pour remplir ses devoirs d’hospitalité envers nous.
Un ex-fonctionnaire nous fit inviter à une soirée intime ; quoique bien convaincu que j’y représenterais bien mal l’élégance française, poussé par la curiosité, je dus m’y rendre. Après les politesses d’introduction on nous offrit … des cartes. J’arguai d’une ignorance complète ; mon compagnon ne put refuser et fut bientôt engagé dans une partie de trente et un où il n’avait pour adversaires que des dames. Les messieurs, absorbés dans des parties sérieuses, me laissèrent tout à une causerie avec un jeune médecin, étudiant d’une faculté française. Il était érudit et malin, comme le prouve cette phrase qu’il me glissa au milieu d’une revue de l’état actuel de son pays : « La Valachie est encore dans les premiers langes de la civilisation moderne ; les idées sur le jeu y sont particulièrement entachées de vieillerie ; on le pratique à la façon que les mémoires du temps attribuent à Henri IV et à quelques grands personnages de la cour de Louis XIV : entre nous, nous nous amusons, mais les étrangers ? J’ai peur que M. D. ne s’amuse pas beaucoup. » Je regardai M. D. Il ne paraissait encore qu’étonné. Les dames riaient beaucoup, causaient et mêlaient les cartes avec entrain. À cette phrase de leur dialogue — « la dernière fois que l’ex-hospodar X. vint ici, il perdit cent cinquante ducats ; quel homme charmant et aimable ! » — je compris que la mauvaise veine est pour beaucoup dans l’amabilité d’un homme ; la galanterie doit sans doute le pousser à écarter ses atouts … quand ses partenaires lui en donnent. M. D. fut donc très-aimable ce soir-la, et son amabilité fut si persistante qu’il me pria de lui passer ma bourse après avoir épuisé la sienne. Cependant j’usais largement de l’obligeante loquacité de mon jeune médecin et profitais de son érudition : histoire, philologie, politique et poésie, elle embrassait tout. Entre autres choses, il m’apprit que notre poëte Ronsard était d’origine valaque et descendant d’un Bano de Maracini dont le fief était au district de Buzéo. À la tête d’un parti de cadets comme lui, ce Maracini alla s’offrir à Philippe VI de Valois ; bien accueilli à la cour de France, il épousa une La Trémoille, et traduisit son nom de Maracini, qui veut dire ronces, épines, par celui de Ronsard. Les vers du poëte ne laissent aucun doute.
« Or quant à mon ancêtre, il a tiré sa trace
D’où le glacé Danube est voisin de la Thrace.
Plus bas que la Hongrie en une froide part,
Est un seigneur nommé le marquis de Ronsard,
Riche d’or et de gens, de villes et de terre.
Un de ses fils puînés avait amour la guerre ;
Un camp d’autres puînés assembla hasardeux
Et quittant son pays, fut capitaine d’eux,
Traversa la Hongrie et la basse Allemagne ;
Traversa la Bourgogne et la grasse Champagne
Et hardi, vint servir Philippe de Valois … »
Parmi les contemporains et compatriotes de Ronsard, figure un hospodar, Pierre Cercel, qui dut le trône à l’appui de l’ambassadeur de France à Constantinople. Il avait fréquenté aussi la cour des Valois, parlait douze langues et était poëte ; ce qui ne l’empêcha pas, après un règne assez court, de se sauver en Pologne, emportant quatre cent mille ducats, fruits de ses économies. À part son talent poétique et la science polyglotte, il eut beaucoup d’hospodars pour imitateurs, et, me disait mon aimable conteur, « nos meilleurs princes, sauf quelques exceptions, sont ceux qui ont régné le moins longtemps. » Quant à Pierre Cercel, dès qu’il eut conquis, en deux ans, la médiocrité dorée (quatre millions ! le pauvre sire !), il fit des vers italiens très-harmonieux, dans lesquels il célébra l’immense majesté de Dieu, qu’il voulait servir et honorer toute sa vie. Mais à ses élucubrations on préférera sans doute une délicieuse poésie pleine de finesse et de grâce, dont je dois la connaissance à l’aimable docteur ; elle est d’Héliade, un vrai poëte celui-là, qui fut en 1848 membre du gouvernement provisoire et un des chefs les plus influents du parti national avant cette époque. Voici à quelle occasion il la composa. Le gouvernement de Valachie avait concédé à un industriel russe, nommé Trandafiroff, le privilège d’exploiter toutes les mines du pays, moyennant la dîme des produits payée au trésor. Le Russe, fortement appuyé par son gouvernement, annonçait hautement l’intention de faire venir cinq mille ouvriers de son pays pour ses travaux. Le parti de l’opposition dénonça la concession comme une atteinte à la propriété, un abus de pouvoir et une invasion déguisée, et l’opinion publique fut ralliée à l’opposition par l’apologue d’Héliade. Le voici :
Une ronce épineuse et sauvage, et galeuse, venue je ne sais d’où, arrachée par l’aquilon et jetée dans un jardin riche et fertile, prétendait y prendre racine parmi les fleurs odorantes. Elle traînait après elle certaine herbe maudite, qui s’étend, s’allonge en mille bras, s’attache, se cramponne, prend racine en terre, la dessèche, la rend stérile, absorbe le suc des plantes, rend vaine la sueur du jardinier, la traînasse enfin, cette honte des polygonées. Nous savons ce que vaut la ronce, pas grand-chose : ici pourtant elle prétend être de la famille des roses. Réjouissez-vous, amantes ; jeunes garçons, faites vos bouquets.
Enorgueillie de sa longueur, qu’elle prend pour mesure de sa noblesse, elle sourit à sa queue, qu’en guise de pompon elle a décorée d’un of et d’un ef, qu’elle fait sautiller çà et là ; of par-ci, ef par-là, of dans tout le jardin. C’est charmant !
Les fleurs curieuses se disent l’une à l’autre :
« Mais, ma sœur, est-ce donc une rose ?
— Rose ! oh non, ma mie, mais une ronce.
— Pauvres fleurs ! qu’allons-nous devenir ? Mauvais augure que la ronce ! Elle enlace, étouffe et nous fera mourir.
— Charmantes sœurs, reprend la ronce, qui les entend ainsi discourir, ne craignez rien, j’ai le même Dieu que vous, comme vous je porte des fleurs, et je vous invite à fleurir.
— La, la ! disent les fleurs, ronce, tais-toi ; tu n’as pas de Dieu, menteuse ; va donc, replie ta queue et déguerpis. Tu ne traînes après toi que malheur ; tu insinues dans tout sol qui te ravit, la stérilité et la mort. — Va donc, menteuse, replie ta queue et déguerpis. »
La rumeur alors était grande. Soudain entre le jardinier : il veut planter la ronce parmi les fleurs.
« Père jardinier, bon père, sais-tu donc bien ce que tu vas faire ? Bouche ce trou, tu feras bien ; arrose-nous, tu feras mieux ; et si tu nous en crois, bon père, à l’instant, nous t’en prions, chasse et la ronce et la traînasse.
— Vraiment ? répond le jardinier ; mais non ! cent fois non ! Taisez-vous, mes belles ; vous n’entendez rien à l’affaire. Chasser la ronce quand j’en peux faire un églantier ! y pensez-vous ? Boucher le trou, chasser ces plantes ! De tous mes soins soyez reconnaissantes. Permettez-moi de travailler au bien public, à sa richesse ; un peu plus de confiance en moi, et je promets que la ronce portera comme vous des fleurs odorantes. Je l’enterai d’un rosier franc ; vous en deviendrez toutes jalouses.
— Bon jardinier, lui répliquent les fleurs, le rosier sauvage peut changer de nature ; mais ceci n’est qu’une ronce, dont la queue, terminée en of, nous enlace déjà de ses plis. Qui sème mieux qu’un villageois ? qui mieux que toi, jardinier, peut voir ce que promet la traînasse ? Travaille moins à notre richesse, songe un peu plus à notre santé ! Prends l’arrosoir, laisse ton greffoir. Ronce est ronce, plante rongeuse et rapace ; et non plus que la traînasse, le proverbe le dit, ne la laisse jamais monter dans ta maison. Nous reconnaissons ton zèle, ton savoir, tes fatigues ; mais lance par-dessus la haie, de grâce, et la ronce et la traînasse ; elles ne peuvent que jeter parmi nous la discorde et l’anarchie, le désespoir et la mort. Gare la ton renom, je t’en prie. »
Ainsi lui dit chaque fleur.
« N’avez-vous pas fini, fleurettes ? taisez-vous ! ou je vous assène sur la tête un coup de plantoir. Le trou est fait ; mon honneur veut que j’y plante la ronce. » Ce disant, en dépit des fleurs il plante ronce et traînasse. Mais tout à coup le vent s’élève de l’ouest ; il souffle, siffle, tourbillonne, arrache la ronce, l’enlève, la fait pirouetter, la brise en mille pièces et la disperse. Une heure après, dans le jardin, toutes les roses dansaient en se donnant la main, et chantant : « Jardinier, prends garde à la traînasse dont chaque bras a mille nœuds et dont chaque nœud est un of, of par-ci, ef par-là ; gare les of ! gare les ef ! c’est une grêle, jardinier, qui te ruinerait en nous donnant la mort. »