De Paris à Bucharest/Chapitre 28

La Gloriette, à Schœnbrunn.


DE PARIS À BUCHAREST,

CAUSERIES GÉOGRAPHIQUES[1],

PAR M. V. DURUY.
1860. — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




XXVIII

VIENNE (suite).

Schœnbrunn. — Pourquoi Louis XIV portait les cheveux si longs et pourquoi le Nôtre taillait les arbres si court. — Le Belvédère. — De la ferraille héroïque. — Un cheval emporté et un général méthodique. — Le Saint-Denis de l’Autriche. — Saint-Étienne ; une cloche patriotique.

En fait d’édifice, ma première visite fut le lendemain pour Schœnbrunn, en français : la Belle-Fontaine. On y arrive en traversant la Wienn, où je n’ai point vu d’eau[2]. Schœnbrunn est moins un palais qu’une grande et belle maison particulière. Une seule intention architecturale s’y trouve : un joli pavillon placé dans le haut des jardins, la Gloriette, dont chaque aile est un portique au travers duquel passent librement l’air, le soleil et la vue, et d’où l’on a une perspective de Vienne et des hauteurs qui s’étendent derrière elle.

Dans les appartements, beaucoup de dorure et rien de remarquable, si ce n’est des broderies de Marie-Therèse (un grand roi !) qui décorent tout un petit salon ; dans la boiserie d’une fenêtre, le trou qu’a fait la balle de Staps, lorsqu’en 1809 il tira sur Napoléon ; et, dans une pièce, un plafond mobile pour faire descendre les mets, afin que l’empereur pût dîner avec ses ministres, sans que la domesticité entendît les secrets d’État, ou peut-être ne vît rien, quand ce n’étaient pas les ministres qui se trouvaient en conférence avec le prince. Tout était parfaitement désert. Je n’ai rencontré dans les jardins qu’un promeneur solitaire, les pieds dans la boue et s’abritant d’un modeste parapluie contre la bruine qui tombait. Il nous salua plus bas, je crois, que je ne l’avais fait moi-même : c’était le père de l’empereur.

Schœnbrunn est le Versailles de Vienne. La nature n’y est point telle que le bon Dieu l’a faite, mais comme le Nôtre la taillait, alignait et tourmentait à Versailles : des allées bien droites, des charmilles bien hautes et coupées au cordeau ; de pauvres grands arbres qui sont si beaux quand on leur laisse étendre leurs bras tout à l’aise, et si laids quand on les réduit à n’être qu’une muraille verte où pas une feuille n’a le droit de dépasser l’autre : un jardin, en un mot, gracieux et vivant comme une figure de géométrie.

Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans le dix-septième siècle, c’est pourquoi Louis XIV portait les cheveux si longs et pourquoi le Notre coupait les arbres si court. À Versailles, pour être conséquent, on aurait dû se coiffer à la Titus. Vous êtes-vous jamais représenté Louis XIV aux genoux de la Vallière sans sa perruque ! Il fallait bien pourtant qu’à certains moments il l’ôtât, et qu’Apollon fût sans rayons. Mais alors c’était la nuit, et il importait peu. Le jour, le dieu reparaissait dans sa majesté ; et ne trouvant pas que sa chevelure naturelle eût assez de solennité ondoyante, il s’était couvert le chef d’une libre et puissante végétation artificielle. L’un et l’autre, le roi et le jardinier, forçaient la nature : c’est leur point commun. Tous deux aussi avaient fort grand crédit en Europe ; et si Louis fit prendre partout sa perruque, partout le Nôtre fit dessiner ses jardins. Voilà comment je retrouve à Schœnbrunn un Versailles bourgeois.

De Schœnbrunn je me fis conduire au Belvédère : c’est le musée de Vienne. Il faudrait y rester une semaine, car toute l’école vénitienne et l’école flamande sont là. Vingt ou trente Titien, autant de Paul Véronèse, de Rubens, de Van Dick, de Rembrandt et de Téniers ; toute l’école allemande d’Albert Durer et d’Holbein, qui, après eux, jusqu’à Overbeck, a une éclipse de deux siècles ; trois ou quatre toiles du Vinci, que j’ai le malheur de ne pas apprécier à sa valeur ; de magnifiques Salvator Rosa ; enfin, quelques Murillo et Velasquez qui ne me plaisent pas toujours.

Le Belvédère, musée de Vienne.

Il y a, au Belvédère, dix toiles du Titien presque aussi belles que celle du Louvre, dans le salon carré, la Femme aux cheveux d’or. Quelle puissance de pinceau ! Voilà bien les rois de la couleur. Mais ces Vénitiens, sans aller jusqu’à l’exubérance charnelle de Rubens, n’aiment pas du tout les corps diaphanes, à la taille étranglée, dont on se demande : Comment peuvent-ils respirer et vivre ? Nos femmes et nos filles cherchent la grâce dans l’étrange, et, pour obéir à la mode, risquent leur santé. Conduisous-les devant ces pontifes de l’art, devant ces maîtres de la beauté, en face du Titien, même de Raphaël, dont la Fornarina n’était pas précisément la condensation impalpable d’une nuée vaporeuse ou de la blanche écume d’un torrent. Je recommande le voyage de Vienne et une visite au Belvédère à tous les jeunes maris qui se sentiront dans la poitrine un cœur assez vaillant pour entreprendre la lutte la plus difficile, mais la plus nécessaire, la guerre contre le corset.

Je n’ai vu, dans cette galerie, qu’un tableau de Raphaël, encore est-il dans sa première manière, quand il cherchait sa route et ne l’avait pas trouvée. Michel-Ange n’est aussi représenté que par une ou deux toiles ; le Poussin par trois ou quatre, entre autres un Jésus délivrant un paralytique, qui est, contre l’ordinaire, d’une belle et vive couleur. En somme, ce doit être une des premières collections du monde. Elle est très-supérieure à celle de Munich, et possède bien plus que nous de la magnifique école de Venise. Rien pourtant qui vaille les Noces de Cana, ni la Vierge de Murillo, quoique nous l’ayons surfaite, ni nos trois Raphaël, ni le Diogène du Poussin.

La sculpture est nulle, sauf un Canova, ici, comme toujours, élégant mais fade.

Pour faire comme tout le monde, j’ai visité la collection des armures des princes autrichiens, sans pouvoir prendre le moindre intérêt à toute cette ferraille héroïque.

En y allant, je passai devant la statue de l’archiduc Charles, inaugurée quelques jours après Solferino. Le prince est sur un énorme cheval, si cabré qu’on ne voit que son ventre, ce qui n’est point beau, et que, regardé de face comme on doit regarder toute honnête statue, l’archiduc est complétement caché, de sorte que le monument n’est plus que le portrait d’un cheval emporté. Il y a aussi dans la figure du héros un bien terrible nez. Sous les pieds du cheval sont, il va sans dire, les drapeaux de la France. Il me semblait pourtant que l’Autriche ne les avait jamais mis si bas. Autour du piédestal on a placé vingt-quatre boucliers portant les noms de vingt-quatre victoires, dont plusieurs m’étaient parfaitement inconnues. Je ne savais pas que l’archiduc nous avait si souvent battus. Il est juste de dire que la moitié de ces noms sont écrits de manière à aller de bas en haut et les autres de haut en bas. Ainsi Wurzbourg monte vers la statue de Wagram, descend vers le piédestal. Ces lignes brisées qui alternent harmonieusement font bien à l’œil et peuvent paraître un effet d’art. C’est en outre un moyen ingénieux de contenter à peu près l’histoire, tout en laissant croire au populaire que le héros de l’Autriche avait toujours ramassé de la gloire et jamais de coups.

Vienne, vue du jardin du Belvédère.

Que Napoléon se soit fait représenter par David calme sur un cheval fougueux, je le comprends, c’est dans le caractère du personnage, et un trait de plus de ressemblance ; mais il me semble que des allures emportées ne convenaient guère pour la statue d’un général méthodique et lent qui a fait bien plus de retraites que de marches précipitées en avant.

Dans l’église des Capucins, j’ai visité le Saint-Denis de la maison d’Autriche. Tous les empereurs sont là avec quantité d’archiducs, couchés dans les bières de bronze. Ces caveaux n’ont rien d’auguste. Les morts y sont serrés les uns contre les autres parcimonieusement. J’en demande pardon à leurs mânes impériaux, je vis là beaucoup de chaudronnerie et un seul monument, celui de Marie-Thérèse, que j’appellerais volontiers comme les magnats hongrois, le plus grand roi de la maison d’Autriche. Tous les tombeaux sont en très-minces plaques de bronze qui résonnent sous la main comme des ustensiles de cuivre, et la plupart sans aucune décoration. Sur celui du duc de Reichstadt on a eu soin de mettre une longue inscription pour dire qu’il était mort d’une phthisie. La bonhomie allemande s’est évidemment effarouchée de la calomnie qui courut en 1832 que le fils de Napoléon avait été empoisonné. Marie-Louise est à côté du duc de Reichstadt.

Le capucin qui nous conduit nous donne à peine cinq minutes pour tout voir avec sa lampe fumeuse, mais il nous attend patiemment à la porte pour nous tendre la main.

À l’église des Augustins, vu le tombeau de la duchesse de Saxe-Teschen par Canova. C’est l’œuvre la plus considérable qu’il ait faite : tout un drame en marbre blanc. Toujours quelque chose qui charme, rien qui enlève. Dans cette église, qui est celle de la cour, la garnison fait célébrer une messe, le 3 novembre de chaque année, pour le repos de l’âme de tous les soldats autrichiens morts dans les combats. C’est une cérémonie pieuse et touchante. Le 18 juin elle y revient encore, mais joyeuse et bruyante, faisant retentir les sabres sur les dalles saintes, de manière à montrer que la lame tient bien mal au fourreau et ne demande qu’à sortir. C’est l’anniversaire de la victoire remportée en 1757, près de Collin en Bohême, sur les Prussiens de Frédéric II. Chaque année, l’armée autrichienne remercie Dieu de lui avoir permis de battre ce jour-la les chers confédérés, ce qui ressemble beaucoup à une prière pour solliciter la faveur de les battre encore.

Saint-Étienne, la cathédrale, est du quatorzième siècle, l’âge du gothique flamboyant, de la pierre tourmentée, de cette architecture enfin qui ne dit rien à l’esprit, parce qu’il n’y a de vraiment grand que ce qui est simple. La flèche est magnifique et une des plus hardies du monde catholique : il lui manque quelques pieds seulement pour monter aussi haut que celle de Strasbourg. On a gâté l’intérieur en y construisant quantité de chapelles dans le style gréco-romain, avec colonnes corinthiennes et frontons qui jurent dans ce grand vaisseau gothique.

Flèche de la cathédrale de Vienne.

La grosse cloche a été fondue avec du canon turc. Voilà qui est bien, et si j’étais Viennois, je serais doublement heureux, moi qui aime le son des cloches plus que ne l’a jamais aimé un moine du moyen âge, de reconnaître dans les notes que celle-ci jette sur la ville les deux voix qui rappellent à Dieu et à la patrie.

  1. Suite. — Voy. t. III, p. 337, 353, 369 ; t. V, p. 193, 209 ; t. VI, p. 177, 193 ; t. VII, p. 145 et la note 2, et 161.
  2. Quand elle en a, les Viennois ont la bonne pensée de la jeter dans leurs égouts pour les laver. On devrait bien faire la même chose à Paris avec la Bièvre, ou avec une dérivation de la Seine.