De Paris à Bucharest/Chapitre 29


XXIX

SUITE DE VIENNE.

Les deux parties de la ville. — Le Léopoldsberg. — Pourquoi Vienne se trouve-t-elle où elle est ? — Le Wienerwald limite de deux régions géographiques. — Rapport entre l’histoire et la géographie de l’Autriche.

Lorsqu’on a visité les lieux où je viens de vous conduire, il n’y a plus que deux choses à faire, se promener au hasard dans la vieille ville et monter sur une des hauteurs voisines pour embrasser le panorama.

Vienne est double. La population étouffant dans le corset de pierre de ses fortifications a sauté depuis longtemps par-dessus et a formé autour des glacis trente-cinq faubourgs où l’on ne trouve à peu près rien à voir, quoique M. Lancelot en ait rapporté l’église de Saint-Charles Borromée, qui fait mieux sur son dessin que dans la réalité.

Église de Saint-Charles-Borromée, dans le faubourg de Wieden, à Vienne.

Il y a donc deux villes de Vienne : la nouvelle qui est la véritable et de beaucoup la plus grande et la plus peuplée, l’ancienne qui ne renferme qu’environ douze cents maisons et moins du huitième de la population. Contrairement à ce qui a lieu dans les autres capitales, la vieille ville est restée la résidence de l’aristocratie ; mais l’espace lui manquant, les maisons ont été forcées de s’accroître perpendiculairement au lieu de gagner en largeur. Aussi sont-elles très-hautes, et comme on les a très-solidement construites, beaucoup ont l’aspect monumental de notre gravure, qui montre la place du Haut-Marché[1]. Le grand commerce s’est également cantonné là, autant qu’il l’a pu, pour mettre ses produits à côté des gros consommateurs et sa caisse à l’abri des remparts. Il résulte de cet entassement d’hommes et de choses, et de cette concurrence, que les loyers sont fort chers, phénomène qui n’est pas, on le voit, particulier à Paris, mais qui provenant de causes générales, de l’état économique de toute la société européenne, se reproduit partout et n’est point près, quoi qu’on en dise, de disparaître. Le terrain est si cher, à Vienne, qu’on n’en a point laissé pour les rues, et sans les nombreux passages percés au travers des îlots de maisons, les indigènes eux-mêmes ne s’en tireraient pas. Qu’est-ce pour les étrangers qui ne les connaissent point et s’y perdraient ? Ajoutez encore que ces rues étroites n’ont pas de trottoirs et que les voitures sont nombreuses et rapides.

Place du Haut-Marché, avec l’ex-voto de l’empereur Léopold Ier, à Vienne.

Mais quelle affluence, quel mouvement, quel luxe ! Les magasins resplendissent, les uniformes brillent, la soie, les diamants ruissellent. Que de maisons blasonnées, que de suisses galonnés ! Lorsqu’on vient de traverser les petites résidences de l’Allemagne du sud, on sent bien en entrant à Vienne qu’on arrive dans la capitale d’un grand empire. On y coudoie, à distance, cela va sans dire, la plus vieille, et après la nobility d’Angleterre, la plus riche aristocratie de l’Europe, sans compter les princes, ducs et landgraves souverains qui ne dédaignent pas de venir recevoir en Autriche un grade de colonel.

Mais j’aime bien mieux prendre une voiture et me faire conduire par le chemin le plus charmant au Léopoldsberg. Quand j’avais vingt ans, une de mes joies était d’aller sur la fin du jour m’asseoir au sommet de Montmartre, qui en ce temps-là était bien désert, et d’y contempler longuement la grande ville couchée à mes pieds, cette capitale de la France, mais aussi ce cerveau de la terre où s’élaborent les idées dont vit à présent l’humanité. J’aimais à voir le soleil s’éteindre derrière la colline du mont Valérien, la nuit descendre sur l’immense cité, et de cette nuit jaillir soudain mille feux dans les rues, sur les boulevards, parfois une lampe solitaire qui s’allumait au plus haut d’une maison écartée, là où peut-être habitait, pauvre, inconnu, dédaigné, un de ces hommes dont la pensée agite le monde. Je ne savais pas que je prenais là un plaisir que Rousseau aimait à se donner, quand il venait le soir à l’extrémité du plateau de Montmorency écouter le murmure lointain et confus où il croyait reconnaître la voix de la grande ville ; mais, depuis, je n’ai manqué jamais, toutes les fois que je l’ai pu, d’aller baigner mon esprit dans cette poésie des hauts lieux que redoutaient tant, et avec raison, les hommes de la loi étroite et rigoureuse, les prêtres de Jéhovah.

Le Léopoldsberg est le dernier sommet du Kahlenberg, qui lui-même est l’extrémité du Wienerwald. On s’y trouve à deux cent soixante mètres au-dessus du Danube, et le regard y court librement à la surface de cent lieues carrées de pays. À ses pieds on a le second fleuve de notre continent pour la longueur du cours, le premier pour l’importance commerciale ou politique, et une des grandes capitales de l’Europe, la cinquième par le nombre de ses habitants[2].

Je ne vous décrirai pas la majesté de ce spectacle. D’ailleurs cette fois la nature, toute belle qu’elle fût, eut tort devant l’histoire. Je n’étais pas venu au Léopoldsberg pour voir un beau coucher de soleil ou l’horizon bleuâtre des montagnes lointaines. Je venais y chercher la solution de deux problèmes : demander à Vienne la raison de son existence, et à l’Autriche comment autour de cette ville s’était formé un empire de trente millions d’hommes. La poésie s’en allait et la géographie prenait sa place.

Nous savons pourquoi Londres, Paris, Constantinople et Pétersbourg se trouvent où ils sont. Paris dans son île que le fleuve protégeait[3] ; Pétersbourg dans ses marais, mais auprès du golfe de Finlande et à portée de l’Europe civilisée ; Constantinople sur les sept collines qui descendent à un port magnifique, en face de l’Asie et au bord d’une mer intérieure dont elle peut fermer les deux entrées : Londres enfin, assez loin de la mer pour n’avoir rien à craindre d’une guerre maritime, assez près pour recevoir dans son fleuve des navires de mille tonneaux. Mais Vienne et Berlin ! Pourquoi l’une s’est-elle placée au bord d’une rivière sans eau, quand, à deux pas plus loin, coulait un fleuve magnifique ; pourquoi l’autre a-t-elle poussé d’un jet si vigoureux dans ces landes du Brandebourg où la bruyère même pousse si mal ?

C’est qu’aucune des deux n’est un produit naturel du sol qui les porte, mais une création artificielle de la politique. Sous les Romains, Vindobona resta sans importance. Ils n’y gardaient rien, pas même le Danube qui en est éloigné d’une lieue et s’y divise en plusieurs bras. Aussi avaient-ils mis leur flottille plus bas à Hainbourg, et leur forteresse de Citium plus haut, au Léopoldsberg. Dans le moyen âge, au contraire, des raisons militaires firent la fortune de la bourgade romaine. Quand Vienne s’agrandit, ce ne fut pas en effet qu’on songeât au commerce, à l’industrie, aux convenances de la paix, mais beaucoup aux Huns, aux Hongrois, aux Turcs. Vienne fut alors une forteresse jetée en avant du Wienerwald pour en défendre les approches.

Ces monts du Wienerwald, extrémité des Alpes Noriques, jouent un rôle considérable dans la configuration du pays. Par un de leurs contre-forts, le Sœmering, ils se relient aux hauteurs qui séparent le bassin du Raab de celui de la Muhr, et le demi-cercle qu’ils tracent ainsi de Vienne jusqu’aux environs du lac Platten marque la limite de deux régions et de deux climats bien distincts. En arrière, les Alpes couvrent toute la rive droite du Danube de montagnes ou de hauts plateaux ; en avant s’étend la plaine immense de la Hongrie. L’année 1860 a été très-humide pour toute l’Europe occidentale, et les pluies m’avaient tenu trop fidèle compagnie jusqu’à Vienne. Dans cette ville même j’en vis encore, mais ce furent les dernières ; et quand j’arrivai à Pesth, il y avait trois mois qu’il n’y était tombé une goutte d’eau. Soyez bien sûr que deux régions séparées par la géographie le sont aussi par l’histoire. Ici nous avons deux éléments différents : à l’est la grande plaine hongroise, le pays des peuples à demi nomades et des cavaliers rapides ; à l’ouest, les montagnes élevées, les vallées profondes et les fleuves perpendiculaires au Danube qui forment autant d’obstacles à l’invasion.

Il y a eu, aux temps anciens, dans le monde germanique, un formidable balancement de nations : d’occident en orient sous la pression de Rome, d’orient en occident sous celle d’Attila. Mais tandis que les Germains reculant devant les Huns inondaient la Gaule et l’Italie, l’Espagne et l’Angleterre, la masse des tribus slaves et hunniques prenait possession des pays abandonnés par eux dans la Germanie orientale : les Obotrites avancèrent jusqu’à l’Elbe, les Avares jusqu’au delà de la Leytha, au pied du Wienerwald.

Avec Charlemagne et les Othons le mouvement d’occident en orient recommence et les Germains essayent de reprendre ce que les races slaves et finnoises leur avaient enlevé. Contre ces races, les Germains constituèrent, le long de leur frontière orientale, deux grands duchés : entre le Rhin et l’Elbe, celui de Saxe ; entre le Lech et la Leytha, celui de Bavière, qui dans la première moitié du moyen âge, furent les deux plus puissantes principautés de l’Allemagne, l’un au nord, l’autre au sud de cette forteresse des monts de Bohême, où les Slaves tchèques étaient entrés, que les Allemands n’ont pu leur reprendre encore, d’où, au moins, ils les ont empêchés de sortir.

Le péril était si grave que les deux duchés parurent une défense insuffisante. En avant de chacun d’eux on constitua un margraviat, ou province frontière militairement organisée ; en avant de la Saxe et de l’Elbe : la Marche de Brandebourg ; en avant de la Bavière et de l’Enns : la Marche Orientale. L’un dut faire tête aux Slaves du nord, l’autre aux Hongrois, successeurs des Avares, et dont les hardis cavaliers traversèrent plus d’une fois l’Allemagne entière pour ravager l’Italie et la France. Quand leur grande défaite d’Ausgbourg, en 955, les eut pour jamais rejetés de l’autre côté du Wienerwald, et plus tard derrière la Leytha, les margraves d’Autriche furent chargés de les y contenir, comme ceux de Brandebourg avaient mission d’arrêter les Slaves du nord derrière l’Oder.

Il en est du corps social ainsi que du corps humain, le sang afflue là où on le provoque à venir. Ces deux points étant les plus menacés, l’énergie vitale s’y développa, la force militaire et l’habileté politique s’y concentrèrent. Les deux margraviats, comme deux forteresses bien approvisionnées de courage, furent plus riches en hommes que les duchés vivant derrière eux et sous leur abri. Ceux-ci s’affaiblirent et se divisèrent ; les autres, au contraire, se fortifièrent et grandirent jusqu’au jour où sortirent tout armés et prêts pour une grande fortune, de l’un, la Prusse, de l’autre, l’Autriche, qui ne sont restés que trop fidèles à ce rôle d’ennemies des races slave et magyare pour lequel elles furent fondées.

Les premiers margraves d’Autriche s’établirent en arrière du Wienerwald, à Moelk, qui dans le poëme des Niebelungen apparaît comme une forteresse des Huns, et en firent le centre de leurs opérations contre les Hongrois. Onze de ces anciens margraves, de la maison de Bamberg, reposent encore dans la chapelle souterraine du chapitre. Ce ne fut qu’au commencement du douzième siècle, après qu’Albert le Victorieux eut enmevé aux Magyares le pays compris entre le Wienerwald et la Leytha, que Léoplod le Saint, pour suivre le progrès de la conquête, transféra sa résidence de Moelk sur le Kahlenberg. Il y construisit un château qui fut bien des fois pris et détruit truit dans les invasions des Hongrois, des Bohêmes et des Turcs. Un peu plus bas, au pied du Léopoldsberg, à l’endroit, dit la légende, où sa jeune femme retrouva un voile qu’elle avait perdu à la chasse huit ans auparavant, il fonda un couvent qui donna naissance à la petite ville de Klosterneubourg[4] et où l’on montre ses reliques, une tête enchâssée dans l’or, l’argent et les perles.

Couvent de Klosterneubourg.

Le château du Kahlenberg commandait le passage du Danube et les défilés du Wienerwald ; c’était bon pour la guerre. Mais au pied du Wienerwald s’étend une plaine fertile où Vindobona s’était formée, dans un intérêt agricole. Quand les margraves, qui du haut du Kahlenberg pouvaient presque toucher Vienne et la couvrir de leur épée, eurent donné la paix au pays jusqu’à la Leyta ; que les Hongrois conquis au christianisme par leur reine Gisèle cessèrent de considérer la Marche Orientale comme leur terrain de chasse et de pillage ; lorsque enfin les croisades firent pencher l’Europe à l’orient, les margraves, eux aussi, avancèrent encore d’un pas et descendirent de leur montagne dans la ville si bien placée au pied de leur château fort.

Ils n’y eurent d’abord qu’un repos de chasse, à l’endroit où s’élève aujourd’hui le palais des princes Esterhazy dans Wallerstrasse. La population s’accroissant en proportion de la richesse du sol et de la sécurité dont on jouissait, Vienne devint une cité prospère, où il faisait meilleur à vivre que sur les âpres sommets du Kahlenberg qui sont sans cesse balayés par des vents d’une extrême violence. Le margrave Henri y fixa sa résidence et y posa en 1144 la première pierre de l’église de Saint-Étienne.

Cinquante ans plus tard Frédéric Ier entourait sa ville d’un rempart et d’un fossé ; Léopold VII, son successeur, donnait à la bourgeoisie d’utiles priviléges et construisait le Burg ou château qui, bien des fois transformé, sert encore de résidence aux empereurs. Vienne suivit dès lors la fortune de ses princes et grandit avec eux. Elle était si peuplée dès le milieu du quatorzième siècle, que la peste de 1349 put lui enlever quinze mille habitants ; autant périrent encore trente-deux ans plus tard. Mais malgré les églises et les couvents qu’on y multipliait, sa moralité était déjà assez légère pour que, dans un document officiel, les patentes du duc Albert III (mort en 1395), on ait mentionné ses lieux publics de débauche. Les juifs aussi y étaient nombreux, car en 1421, on en brûla cent quarante, et il n’y manquait pas de ce qu’on trouvait alors en quantité partout, des bandits : d’un seul coup de filet, en 1458, on en prit dans les environs de la ville cent cinquante qui furent exécutés.

Nous savons comment s’est formée la capitale, voyons comment l’empire s’est construit.

Ce margrave Henri qui, le premier, se fixa à Vienne, est le même prince pour qui l’empereur Frédéric Barberousse rompit enfin le lieu vassalitique qui subordonnait le comte de la Marche Orientale au duc de la Bavière. Henri fut autorisé par l’empereur à ceindre la couronne ducale, et l’Autriche devint fief immédiat de l’empire. Un de ses successeurs, au milieu du quatorzième siècle, prit le titre d’archiduc, qui le mettait au-dessus de tous les ducs de l’empire, en le laissant au-dessous des sept électeurs. Les princes de la maison d’Autriche portent encore ce titre.

Ducs ou archiducs, ces princes, dont aucun ne mérite en particulier beaucoup d’attention ou d’estime, ont eu cependant l’esprit de vivre. C’est une grande force que de durer lorsque tout passe ; d’avoir pour soi le temps qui pour les autres s’échappe et fuit à tire-d’aile. Alors les traditions du gouvernement s’établissent, les longues visées de l’ambition se réalisent, et on est là pour recueillir la succession de ceux que le temps moissonne. C’est ainsi que, sans héroïsme, ni aventures chevaleresques, sans politique bien profonde, ni coups d’épée bien retentissants, les archiducs, la bourse ou quelque testament à la main, s’en sont allés tout autour de leur domaine ducal, acheter une ville, ou hériter d’une province, aujourd’hui c’était la Styrie et la Carniole, demain le Tyrol et la Carinthie.

Maintenant veuillez supposer un moment que vous êtes monté au sommet du pic des Trois-Seigneurs, Dreiherrenspitz, d’où descend la Salza, la Drave et un affluent de l’Adige, et que votre vue est assez perçante pour arriver jusqu’aux extrémités de la double chaîne des montagnes dont vous occupez là un des points culminants. Vous voyez derrière vous les Alpes Rhétiennes se rattacher par le Brenner, l’Orteler et le Splungen, au Saint-Gothard, en versant au nord l’Inn et le Rhin, au sud l’Adige, l’Adda et le Tessin. Devant vous, la chaîne principale se divise en deux bras : l’un, les Alpes Noriques, qui se prolonge jusqu’au Kahlenberg où le Danube l’arrête ; l’autre, les Alpes Carniques et Juliennes, qui va mourir à Trieste et à Fiume sur l’Adriatique. Vous reconnaissez donc deux chaînes qui sont comme les deux côtés d’un triangle gigantesque dont le sommet serait sous vos pieds, au Dreiherrenspitz, la base au Danube, de Presbourg à Belgrade, et dans l’intérieur duquel vous verriez courir la Leitha, le Raab, la Muhr, la Drave et la Save, qui, au sortir des montagnes où elles sont nées, arrosent et inondent la région basse dont le Danube marque le thalweg ou la dépression la plus profonde. Alors embrassant d’un regard ce massif montagneux qui sépare les plaines de l’Italie, de l’Allemagne et des pays hongrois, vous comprendrez qu’il ait été comme la grande forteresse de l’Europe orientale, par-dessus laquelle les invasions ont passé, tant qu’elle n’a pas appartenu à un seul maître ; mais qui toutes s’y sont brisées, du jour où une seule domination y a planté son drapeau, Mongols, Hongrois, Transylvains, Bohêmes, Ottomans n’ont pu emporter cet inexpugnable rempart. La France seule, en le prenant à revers, y est entrée deux fois, mais l’Europe entière s’est mise à l’œuvre pour fermer les brèches que notre épée avait su y ouvrir.

Par une heureuse rencontre, dans un empire qui contient tant de populations différentes, il se trouve que la grande forteresse autrichienne n’enferme qu’un seul peuple, qu’on n’y parle qu’une même langue, qu’on n’y vit que de la même histoire, parce que depuis des siècles les intérêts et les sentiments ont été mis en commun ; qu’on y est enfin animé du même dévouement affectueux pour la maison de Habsbourg, ce qui ajoute une force morale à la force matérielle que donnaient les lieux.

Voilà comment la géographie et l’histoire ont fait l’Autriche.

Dans l’ancienne stratégie on disait : Qui est maître de la montagne est maître de la plaine. Je ne sais ce que dit la stratégie moderne, mais je sais bien ce que pensaient là-dessus les seigneurs féodaux. Au moyen âge, la montagne domine la vallée. Ce qui était vrai pour les hobereaux qui plantaient leur repaire au sommet d’une colline escarpée, le fut pour l’Autriche. Elle domina les trois plaines italienne, hongroise et morave, qui s’étendent au pied de ses montagnes, et dont les populations de races différentes ne surent jamais combiner leur résistance ou leurs insurrections.

Divide et impera, ce fut la devise et la fortune de l’Autriche. Portant successivement, tout autour de ses montagnes au sud à l’est, au nord, la masse des forces levées dans les duchés allemands, elle écrasa des populations divisées, et s’aidant ensuite de l’une contre l’autre, elle s’assujettit des nations plus civilisées et plus riches, comme les Italiens, d’une valeur plus opiniâtre, comme les Bohêmes, d’un plus brillant courage, comme les Hongrois et les Polonais. Alors son chef plaça sur sa tête dix couronnes ; il s’affubla de vingt titres, depuis celui d’empereur jusqu’à celui de margrave et de weyvode, et son manteau impérial bariolé de vingt couleurs différentes ressembla à celui d’arlequin. C’est bien à cet empire fait de pièces de rapport qu’on aurait le droit d’appliquer le mot que le prince de Metternich lançait dédaigneusement à l’Italie, de n’être qu’une expression géographique.

Le prince qui savait tant de choses ne savait pas que la géographie est la plus grande des forces nationales, et que l’avoir pour soi, c’est, en dépit du présent, avoir l’avenir. L’Italie l’a bien prouvé. Elle était, elle, non pas une expression, mais un fait géographique, et l’Autriche est le contraire. Eh tant qu’archiduché, celle-ci a bien l’unité géographique où réside la force dont je parle ; comme empire elle ne l’a plus, et le mot Autriche n’est, dans ce cas, qu’une simple désignation qui couvre d’un même nom des choses très-différentes : un assemblage de parties hétérogènes, au lieu d’un territoire ayant un caractère propre, sui generis ; pêle-mêle de peuples, au lieu d’une grande nation formant un seul et puissant être moral.

Il en est ainsi parce que les limites que la géographie traçait autour de l’Autriche véritable ne sont pas celles que la politique a tracées autour de l’empire. Cette seconde force prévaudra-t-elle contre la première, la politique contre la géographie, l’unité nationale contre la division matérielle et historique ? C’est le secret de l’avenir. Mais j’en doute, car, à certains égards, l’empire autrichien est de quatre siècles en arrière de la France ; il en est encore au temps où nos députés aux états généraux se partageaient en nations de France, de Bourgogne, de Normandie, etc. Pour nous ces nationalités provinciales ont disparu. Pour l’Autriche elles durent toujours, vivaces, énergiques, indomptables. Le gouvernement les a lui-même longtemps encouragées. « Mes peuples, disait l’empereur François II à un de nos ambassadeurs, sont étrangers l’un à l’autre, c’est pour le mieux. Ils ne prennent pas les mêmes maladies en même temps. Je me sers des uns pour contenir les autres. Je mets des Hongrois en Italie, des Bohêmes et des Italiens en Hongrie Chacun garde son voisin. Au contraire, vous, quand la fièvre vient, l’accès vous prend tous et le même jour. »

Ce système de bascule, ce jeu d’équilibriste a réussi longtemps. Un jour cependant est venu où l’on a compris le péril de marcher ainsi sur la corde tendue avec un balancier dans les mains pour appuyer tantôt à droite, tantôt à gauche. On a vu le gouffre qui était au-dessous et le prince de Schwartzenberg a voulu le combler en y jetant, après les grandes insurrections de 1848, ces nationalités qui devenaient gênantes. Il se mit à l’œuvre avec la fougue de son caractère et de sa volonté ; il est mort à la peine et les individualités provinciales sont plus vivantes que jamais.

C’est qu’au moment où le gouvernement autrichien entreprenait cette révolution unitaire, la France jetait par-dessus les Alpes le grand mot de principe des nationalités ; et l’œuvre de fusion commencée partout, dans les États retardataires, s’arrêta soudain. À Vienne on comprit que le plan du prince de Schwartzenberg devenait impossible. On y renonce, dit-on, et l’on veut essayer de retrouver la force que donne l’union, non plus dans la centralisation administrative, mais dans une association volontaire au sein de la liberté. Dieu veuille que l’essai réussisse, car l’Autriche est nécessaire à l’équilibre des puissances en Europe, mais une Autriche libérale et à qui la France puisse tendre franchement la main.

  1. Le petit monument qu’on y voit est un ex-voto de l’empereur Léopold Ier, qui n’a rien de remarquable.
  2. Londres, Paris, Constantinople sont beaucoup plus peuplés, mais Vienne n’est pas très-loin du chiffre de Saint-Pétersbourg.
  3. Voy. ci-dessus, t. III, p. 338.
  4. Ce couvent a été bien des fois remanié dans sa construction. Les plus importants travaux datent de 1730 et les derniers de 1834. C’est un des plus riches du monde. Une partie considérable des environs de Vienne lui appartient.