De Paris à Bucharest/Chapitre 20


XX

À RATISBONNE.

Une ville au clair de la lune. — Ratisbonne est une nécessité géographique. — Le canal Louis. — La navigation du Danube.

Nous étions arrivés tard à Ratisbonne. Je parcourus ses rues étroites et désertes, sans y entendre d’autre bruit que celui de mes pas sur le galet du Danube. L’heure n’était pas propice pour observer les mœurs des habitants et les monuments de la cité ; mais je savais que Ratisbonne n’a plus de vie propre et que ses monuments ne méritent une visite qu’autant qu’on n’a rien de mieux à faire. Tout l’intérêt de la ville n’est plus que dans ses souvenirs, le hasard me servait donc à souhait. C’est la nuit qu’il faut voir les villes mortes. Le jour, un reste de vie fait illusion, et le présent, quelque peu intéressant qu’il soit, distrait du passé.

On a tant abusé de la lune en Allemagne et chez nous, durant l’effervescence romantique, que je ne sais comment dire que c’est aux pâles reflets de son disque d’argent que je vis Ratisbonne.

La beauté des femmes varie avec les heures du jour ; il en est de même des monuments : certains gagnent à être vus par une nuit transparente, ceux dont le mérite n’est pas dans la masse énorme et les détails infinis des cathédrales gothiques, mais dans l’élégance des lignes que tracent, sur le fond du ciel, des formes élancées ou des courbes gracieuses.

La Sorbonne, et je demande vraiment pardon de citer un pareil exemple, regardée du boulevard de Sébastopol, à midi ou à minuit, quand son dôme est doucement éclairé, ne semble pas le même monument. Le Panthéon, même l’Arc de l’Étoile, à condition de revenir ensuite aux sculptures de Rude, gagnent à être vus de loin, au soleil couchant ; la Madeleine ou un cloître ogival, quand la lune jette à profusion la lumière et les ombres entre les hautes et sveltes colonnes. Mais le Rathhaus et le dôme de Ratisbonne, édifices lourds et ramassés, construits d’ailleurs à l’époque du gothique fleuri, où la pierre se tord en replis innombrables, ont besoin de tout l’éclat du jour pour que l’œil voie autre chose qu’une masse sombre et sans art. La cathédrale a ses deux tours inachevées et couvertes d’une toiture qui les écrase. Une église ogivale qui se termine en plate forme ressemble à un géant décapité. On voit, là, une impuissance de l’art qui déplaît et un dédain de la population pour l’œuvre de ses pères, qui choque[1].

Au débarcadère j’avais repoussé les instantes sollicitations d’un cocher, et avisant dans un coin un pauvre diable qu’à ses guenilles je jugeai très-disposé à gagner un trinkgeld, je lui mis mon sac de nuit sur le dos, un demi-florin dans la main, et lui dis : « Fuhren sie mich in den Dampfschiffshof durch die Gesandtenstrasse[2]. » Je savais qu’ainsi je traverserais à peu près la ville entière. Il se leva sans répondre, alluma sa pipe pour fêter l’aubaine inattendue qui lui arrivait, et se mit en route. Bientôt le bruit des chars qui emportaient mes compagnons de route s’éteignit ; les derniers passants disparurent et je me trouvai seul maître de Ratisbonne, bien plus que Charles-Quint et Napoléon ne l’avaient jamais été, car ils la partageaient au moins avec la foule, et, pour moi, la foule dormait.

Autrefois quel bruit, quel tumulte dans cette rue à présent silencieuse, quand les envoyés de l’Europe l’habitaient, avec les représentants de tous les potentats d’Allemagne, grands et petits. Leurs armes sont encore sculptées à la façade des maisons, et, à l’heure qu’il est, il ne me faut pas de bien grands efforts d’imagination pour voir sortir d’une porte que surmonte le lion de Saint-Marc l’envoyé de la sérénissime république, d’une autre, armoriée de l’aigle à deux têtes, le fier ambassadeur de la maison de Habsbourg. Toutes s’ouvrent et des personnages au costume étrange viennent se joindre à la longue procession qui peu à peu remplit la rue. En tête, marchent le bourgmestre et son conseil, entourés des hallebardiers de la ville ; en arrière, le césar allemand. C’est la diète qui va siéger, ou l’empereur Charles-Quint qui se rend au Rathhaus et en passant jette un regard d’amour à l’hôtesse de la Croix-d’or, la belle Barbara Blumberg, qui lui donna don Juan d’Autriche.

Durant un siècle et demi, Ratisbonne eut le spectacle de ces solennités. De 1663 a 1806, elle fut le siége de la diète impériale : un gouvernement sans force dans une ville sans puissance. Tous deux achevèrent ensemble de mourir. La diète fut supprimée et la vieille république devint un simple municipe de la Bavière.

Elle avait eu pourtant de beaux jours. Si Munich est une ville artificielle ; Ratisbonne est, ou a été, durant quinze siècles une ville nécessaire.

Au sommet de l’arc que le fleuve décrit en s’élevant vers le nord[3], au point où se trouve la plus petite distance entre les portions navigables des bassins du Rhin et du Danube, la nature avait marqué la place d’une grande ville et l’histoire l’y a mise. Grâce à la Naab et au Regen qui finissent en cet endroit, l’eau n’y manque jamais aux navires, même chargés de cent quatre-vingts à deux cents tonneaux, et deux îles y facilitent le passage. Un pont de cent vingt mètres, porté par quinze arches, le plus long de l’Allemagne et sans doute aussi le plus ancien, y a été construit en 1136. On mit dix ans à le faire.

Pont de Ratisbonne.

Rome avait établi là « le camp du Regen » (Regina castra), les Agilolfings leur résidence ; et Charlemagne y séjourna plus qu’en aucun autre lieu situé au delà du Rhin. Au moyen âge, comme Augsbourg, comme Nuremberg, entre lesquels Ratisbonne est placée, elle fur riche, libre et puissante. Il est curieux de voir pourquoi la vie se déplace sur la terre et comment les événements les plus lointains ou les plus généreux agissent sur les petites individualités.

En 1147, les bateliers de Ratisbonne conduisent l’empereur Conrad par le Danube, jusqu’en Servie, et, tout en faisant avec lui la moitié de la pieuse expédition, nouent le long du chemin des relations d’affaires avec les villes du rivage qui servaient d’entrepôt à Constantinople. Les croisades avaient dans le même temps ouvert l’Orient du côté de la Méditerranée, et ses trésors affluaient à Venise, à Gênes, à Pise ; par suite aux cités d’Allemagne échelonnées sur la route du midi au nord : Inspruck et Salzbourg dans la montagne ; Augsbourg dans la plaine ; Constance et Bâle sur le Rhin ; Ulm et Ratisbonne sur le Danube ; plus loin Nuremberg, les villes draconiennes et celles de la Hanse du nord. Quatre siècles durant elles eurent la fortune, la renommée et la puissance.

Mais un jour, à quatre mille lieues de distance, un marin portugais, bravant de superstitieuses terreurs et toutes les colères d’un océan furieux, arrive aux Indes, en tournant le cap de Bonne-Espérance. Le commerce de l’Orient se détourne de Constantinople et de Venise sur Lisbonne, plus tard sur Amsterdam et sur Londres, qui grandissent, tandis que les villes d’Italie et d’Allemagne qu’il faisait prospérer s’appauvrissent et se dépeuplent.

Un autre changement acheva leur ruine. L’Europe moderne ne voulut plus que de grands États et les forma aux dépens des petits. Après avoir perdu leur richesses par la révolution commerciale, les villes perdirent leur indépendance par la révolution politique. Toutes ces glorieuses républiques ne sont plus que des chefs-lieux de districts provinciaux.

Il y a quelques années, Ratisbonne espéra recouvrer une partie de sa grandeur tombée. Le roi Louis creusa le canal projeté par Charlemagne entre le Mein et le Danube, au moyen de la Rednitz et de l’Altmuhl. Un navire hollandais, que son patron avait nommé la Ville de Vienne, partit d’Amsterdam et traversa de part en part le territoire de la Confédération. On le fêta partout ; on l’accueillit fort bien à Vienne ; mais le quart d’heure de Rabelais arrivé, le capitaine, tout compte fait, ne trouva plus rien au fond de sa bourse et le navire ne reparut pas.

Construit un siècle plus tôt, ce canal aurait tenu toutes les promesses faites en son nom. Aujourd’hui les chemins de fer le rendent à peu près inutile et l’argent qu’on y a dépensé ne rapporte pas un tiers pour cent[4]. Pourtant les Allemands désespèrent trop tôt. Après avoir rêvé des canaux partout, de l’Elbe au Danube, du Danube à l’Adriatique, du Dniester à la Vistule, ils n’en veulent nulle part, depuis qu’ils ont vu des marchandises placées dans un wagon à Hambourg arriver le surlendemain à Trieste. Je ne crois pas que les fleuves aient dit leur dernier mot, et j’en ai donné précédemment les raisons. J’en trouverais la preuve dans les progrès accomplis par la navigation du Danube depuis quelques années.

La batellerie de ce fleuve était naguère encore dans l’état où le moyen âge l’avait laissée. Les navires qui remontent de Vienne à Ratisbonne mettent à ce voyage de six à huit semaines[5] et il leur en faut deux ou trois autres pour arriver à Ulm. À la descente, l’ordinaire, notre coche accéléré, faisait la route d’Ulm à Vienne, au plus vite, en huit jours. Dans l’automne, quand venaient les brumes épaisses qui voilent toute la vallée, il y mettait parfois un mois. Un bateau particulier, fort mal installé coûtait, de Ratisbonne à Vienne, de cent vingt à deux cents florins. Aujourd’hui on fait ce voyage commodément et vite pour quinze ou vingt, et on reste en route vingt-quatre heures, coupées par une bonne nuit qu’on passe dans un des hôtels de Lintz.

La navigation à vapeur sur le Danube est d’importation étrangère et toute récente. Deux Anglais obtinrent, en 1828, du gouvernement autrichien un privilége pour la construction d’un Dampfschiff, et l’an d’après inondèrent une société par actions au capital de cent mille florins, dont les titres furent très-difficiles à placer. On commença modestement avec le Franz I, construit près de Vienne en 1830. Comme un dividende de neuf pour cent se trouva au bout de l’exercice, les actionnaires encouragés décidèrent la construction de deux autres navires ; ce qui parut une témérité grande. En 1838, le capital avait été porté à deux millions de florins et la compagnie avait sept bateaux en activité. On descendait jusqu’à Pesth ; on remontait jusqu’à Lintz, où arrivaient les bateaux d’une compagnie bavaroise fondée dans le même temps. Cette fois on déclara qu’on avait atteint les dernières limites de l’audace et du possible.

Mais le commerce prenait par toute l’Europe un essor prodigieux ; les Principautés danubiennes révélaient leur fécondité ; l’Orient paraissait se ranimer ; Odessa et Trébizonde, dans la mer Noire, Smyrne et Alexandrie, dans la Méditerranée orientale, grandissaient chaque jour ; l’Autriche qui essayait, à l’aide du Lloyd de Trieste, si habilement établi, de supplanter notre pavillon dans les échelles du Levant et qui y est parvenue, songea à disputer la mer Noire aux Russes et aux Anglais. Pour cela, il fallait être maître du Danube, par le commerce du moins, si on ne pouvait l’être encore par la politique et les armes. Il fut décidé qu’on établirait un service au-dessous des Portes-de-Fer, et Constantinople fut désignée comme le port d’arrivée des bateaux du bas Danube. Lorsque Mahmoud voulut visiter les provinces septentrionales de son empire, ce fut à bord d’un bâtiment du Lloyd, la Maria-Dorothea, qu’il navigua sur le Danube. Il y avait juste trois siècles que les sultans n’avaient vu leur grand fleuve. Le dernier qui l’eût remonté était Soliman le Magnifique, mais à la tête de deux cent mille hommes et pour assiéger Vienne. Son successeur le parcourait en touriste et comme passager d’un navire autrichien.

La compagnie n’était pas si hardie que le gouvernement : elle s’exécuta pourtant, commença par un déficit et finit par des dividendes qui ont monté en 1855, année exceptionnelle, il est vrai, jusqu’à seize pour cent.

En 1857, le premier fonds social de cent mille florins était devenu un capital de trente millions, et le Franz I, s’il vit encore, pourrait se faire escorter d’une flottille de cinq cents navires de toute espèce, la plupart en fer[6].

Jusqu’à l’année 1846, on n’avait pas osé franchir les Portes-de-Fer avec de grands navires, et c’était un attelage de cent vingt bœufs qui, à la remonte, traînait le bâtiment à travers les brisants. Un petit vapeur, le Louis, s’y risqua et réussit ; un gros suivit. Le problème était résolu ; tous passent aujourd’hui, du moins tant que les eaux ne sont point trop basses, et l’on peut, sans quitter le fleuve, même depuis Pesth sans quitter le bateau, aller maintenant de Donauwerth à Galatz, où les navires du Lloyd attendent les marchandises et les voyageurs pour les porter dans toutes les échelles du Levant. En cent huit heures on va de Paris à Constantinople. Il en fallait à peu près le double, il y a quatre-vingts ans, pour aller de Paris à Lyon.

V. Duruy.

(La suite à une autre livraison.)



  1. « Cette cathédrale est un témoignage évident de la décadence de l’architecture religieuse, car loin de révéler aux yeux les mystères d’un temple chrétien, elle présente la façade d’un hôtel de ville orné au premier étage de son balcon sur lequel s’ouvrent deux grandes fenêtres, surmontées d’un pignon aigu dont le milieu est marqué par une tourelle féodale… Les sculptures qui y sont répandues sont de l’ordre le plus commun… » (Fortoul, De L’Art en Allemagne). La construction de cette église a bien commencé en 1274, date de la plus belle époque de l’architecture ogivale ; mais elle se continua jusqu’en 1436, époque de la décadence.
  2. « Conduisez-moi à l’hôtel du bateau à vapeur, en passant par la rue des Ambassadeurs. »
  3. Ratisbonne n’est qu’à dix-huit milles de Bamberg-sur-le-Mein.
  4. Le canal Louis a cent soixante-quatorze kilomètres (vingt-trois milles et demi) de Bamberg-sur-le-Mein à Kelheim-sur-le-Danube, en amont de Ratisbonne ; largeur, au sommet, quinze mètres cinq centimètres ; au plafond, neuf mètres sept centimètres. À partir du point de partage, il y a soixante-neuf écluses pour descendre à Bamberg par une pente de quatre-vingt-dix-sept mètres, vingt-cinq pour racheter jusqu’au Danube une pente de quatre-vingts mètres. À la fin d’octobre 1854, les dépenses s’élevaient à seize millions de florins ; quatre mille bateaux ou trains y passèrent dans le courant de cette année portant un peu plus de deux millions et demi de quintaux. La recette brute fut de cent quarante-huit mille huit cent quarante-huit florins, le revenu net de quarante-neuf mille six cent douze francs. C’est donc pour le moment une détestable affaire.
  5. Ce sont les Hohenau, longs de cent quarante-six pieds et portant deux mille cinq cents tonneaux, ou les Kelheimer, appelés ainsi de la ville de Kelheim, où ils sont construits, et qu’on charge à la descente de deux mille quintaux, à la remonte de quatre cents. Leur longueur est de cent quinze à cent vingt-huit pieds.
  6. En 1856, la compagnie possédait quatre-vingt-dix-sept navires à roues et dix-huit à hélices, trois cent vingt-sept transports pour les marchandises, vingt-six pour le bétail, trente-deux pour le charbon, etc.