De Paris à Bucharest/Chapitre 19


XIX

DE MUNICH À RATISBONNE.

Landshut. — Les hauteurs d’Altdorf. — La grande plaine bavaroise. — De Kehl à Munich, trois régions distinctes et trois États. — Abensberg et Eckmühl.

Si, en quittant Munich, j’avais pris le chemin de fer de Salzbourg, qui pour arriver à Lintz contourne des lacs charmants et traverse des montagnes pittoresques, j’aurais vu un des beaux pays de l’Europe. Un Anglais le préfère même à la Suisse, sans-doute pour qu’on lui accorde après que les lacs de Cumberland sont supérieurs à ceux des Waldstetten. Mais je ne cherchais pas dans ce voyage les sites renommés où le monde élégant va, l’été, respirer l’air pur des champs, afin de se mettre en état de vivre, l’hiver, dans l’atmosphère viciée des grandes villes et l’air putride des salons[1]. Les lieux sur lesquels planent de grands souvenirs m’attiraient bien plus que ces vallons soignés comme des parcs anglais où errent de pâles jeunes femmes qui plient sous l’étreinte de la passion ou sous la fatigue du plaisir. Voilà pourquoi je tournai le dos à Ischl, le Baden-Baden de l’Autriche, pour gagner Ratisbonne, la vieille ville impériale, à travers les grands champs de bataille de 1809.

Vue de Landshut.

Sur cette route je retrouve d’abord la même plaine monotone et triste que j’avais traversée en arrivant d’Augsbourg. Jusqu’à Landshut nous descendons le long des bords marécageux de l’Isar, en passant par Freising et Moosburg : partout de l’eau et de la tourbe, comme il y en a d’Ulm à Munich.

Landshut est à la droite du fleuve, coquettement assis sur le penchant d’un coteau et les pieds au bord de l’Isar, qui se divise en deux bras pour envelopper de ses courbes gracieuses le faubourg de Seligenthal, la vallée des Bienheureux. Au sommet de la colline est posé fièrement le château de Trausnitz, qui servait naguère de fortification. Landshut fut longtemps une position importante, le centre des routes de la basse Bavière et de la défense de l’Isar. À partir de cette ville, nous montons par le flanc des hauteurs d’Altdorf, au travers d’un pays ondulé : grosses collines de sable à peine recouvertes de quelques centimètres de terre végétale, où poussent un peu d’avoine et quelques sapins chétifs. Les eaux ont certainement joué un grand rôle dans la formation de cette contrée ; car, à voir ces vallons sans issue, on dirait une mer houleuse qui a été soudainement solidifiée à la fin d’une tempête.

Église de Landshut.

Au bout de la montée, nous coupons un col qui a bien cent mètres au-dessus de la plaine de Munich, et nous débouchons sur un immense plateau qui finit par descendre en pente douce vers Ratisbonne et le Danube. Il me semble fort pauvre ; les villages y sont rares, les maisons bâties d’un peu de briques et de beaucoup de bois ou de torchis, souvent avec les toits à auvent et les galeries extérieures des chaumières suisses. Les femmes y font, comme les hommes, les travaux de force : j’en vois bon nombre qui traînent des brouettes. Cependant elles remplissent aussi, consciencieusement, leur principale fonction, car je viens d’apercevoir, pendant que nous montions lentement, un gardien du chemin de fer, coquettement accoutré d’une veste rouge à parements noirs avec un cor en bandoulière, qu’entouraient une douzaine de marmots, filles ou garçons, qui semblaient bien à lui.

Ce plateau est lui-même coupé de ravines, au fond desquelles coulent quelques ruisseaux comme la Paar, l’Ilm, l’Abens et les deux Laber. C’est un pays fourré, couvert de bois, sans espace pour le regard, sans horizon pour la pensée : vous n’avez pas un seul grand nom indigène à écrire sur ce sol. En revanche, j’y trouvai en plein mois d’août de l’humidité, des brouillards et des marécages. La terre semblait avoir reçu plus d’eau qu’elle n’avait pu en boire. Je comprends que le prudent et timoré archiduc Charles qui s’y engagea en 1809 n’y ait marché que pas à pas, alors qu’il lui aurait fallu y courir à toutes jambes.

Ce plateau règne tout le long du Danube, de Gunzbourg à Passau, en refoulant le fleuve jusqu’à Ratisbonne de plus en plus vers le nord. Il a dû former dans l’origine la rive septentrionale d’un bassin que les montagnes du Salzbourg bordaient à l’est, celles du Tyrol et du Vorarlberg, au sud et à l’ouest. Sous la pression des eaux accumulées le plateau s’est entr’ouvert en trois points, et le Lech, l’Isar, l’Inn y ont passé. L’immense nappe d’eau s’est écoulée par les trois rivières nouvelles, laissant sur le sol qu’elle abandonnait quantité de petits lacs où la fashion accourt et d’innombrables tourbières qui enlaidissent les champs.

Le fond de ce grand lac antédiluvien est aujourd’hui une plaine peu fertile, humide encore et froide, car son niveau se tient à une altitude moyenne de quinze cents pieds au-dessus de la mer[2]. Ajoutez que les vents chauds du midi ne lui arrivent qu’après s’être refroidis en passant sur les glaciers des Alpes, et vous ne vous étonnerez plus qu’un séjour à Munich soit pour les poitrines faibles une sentence de mort. On y a trouvé bon nombre d’espèces fossiles, mais point de grands sujets. Les crocodiles de douze à quinze pieds et les lézards gigantesques qu’on voit dans ce qu’on appelle à Munich le cabinet des pétrifications appartiennent au Wurtemberg.

Si vous voulez refaire un moment la route que nous avons suivie depuis Strasbourg, vous verrez que nous avons traversé trois contrées bien caractérisées. D’abord la riche vallée du Rhin, avec le Schwarzwald d’où elle descend ; ensuite le fertile bassin du Neckar et la ceinture de hauteurs qui l’enveloppe ; enfin l’immense et maigre plaine qui s’étend de l’Alpe de Souabe aux monts du Salzbourg. Ces trois régions si différentes sont trois États distincts : la première forme le grand-duché de Bade, la seconde le royaume de Wurtemberg, la troisième celui de Bavière. Il faut que l’influence du sol soit bien grande pour avoir obligé des politiques allemands à constituer ces petits États ainsi que la géographie le voulait. Il est vrai que la main et le bon sens de la France y ont quelque peu aidé. L’Allemagne n’aurait jamais trouvé cela toute seule.

Je parlais plus haut de l’aridité du sol et de l’histoire sur ce plateau que nous gravissions tout à l’heure. La France y est venue cependant et y a laissé comme partout où elle passe d’immortels souvenirs. En 1809, quatre cent mille hommes s’y sont heurtés et glorieusement égorgés cinq jours durant.

Les Autrichiens avaient choisi ce massif inextricable comme une forteresse où leurs armées seraient invincibles. La forme, en effet, est celle d’un quadrilatère incliné du sud-ouest au nord-est, dont trois faces ont pour fossés le Danube et l’Isar, qui couvrent de marécages le pied des versants, et dont la quatrième est la route de Donauwerth à Munich. Ratisbonne se trouve à l’angle supérieur avec un pont de pierre sur le Danube ; Davoust et cinquante mille vieux soldats l’occupaient. Augsbourg est la base, à trente lieues dans le sud-ouest ; Masséna y commandait soixante mille hommes.

L’état-major général avec Berthier n’avait point dépassé Donauwerth ; pour Napoléon, il était encore aux Tuileries, que déjà depuis trois jours l’archiduc Charles et cent soixante-quinze mille Autrichiens avaient franchi l’Inn, tandis qu’une autre armée descendait de la Bohême sur Ratisbonne.

Cette soudaine attaque, préparée à loisir derrière le rideau impénétrable des monts de Bohême et de Styrie durant nos luttes héroïques, mais insensées en Espagne, nous surprenait en flagrant délit de dispersion et d’ignorance. La grande armée était disséminée de Hambourg à Naples sur une ligne de quatre cents lieues. Que l’archiduc se hâte, qu’il arrive avant nous sur le plateau, qu’il jette la masse énorme réunie sous sa main alternativement sur Davoust, puis sur Masséna, et il faudra un miracle pour que ces deux grands hommes de guerre échappent à un désastre. Mais il mit six jours à faire vingt lieues. C’est le 10 avril qu’il avait franchi l’Inn ; ce fut le 16 seulement que Landshut fut enlevé et l’Isar forcé par Radetzky, ce même général dont un autre quadrilatère, celui de Mincio et de l’Adige, a fait, en 1848, un héros. Il mit trois jours encore pour arriver à Tengen, sur l’autre versant du plateau que de bons piétons traversent en une étape. Déjà il était trop tard : Napoléon arrivait.

L’armée bavaroise, après avoir abandonné la ligne de l’Isar, s’était réfugiée au centre du plateau, dans la forêt de Dürnbach, où elle s’appuyait aux hauteurs de l’Abensberg. Napoléon y accourt, amenant ce qu’il a rencontré de troupes sur son chemin et s’y établit fortement avec quarante mille Allemands de la confédération du Rhin. Tandis que l’archiduc perd le bénéfice de la concentration en étendant ses ailes sur un espace de trente lieues, pour toucher à la fois et saisir Munich et Ratisbonne, lui, il se resserre et se concentre. Il attire à lui Davoust par sa gauche, Masséna par sa droite ; alors, maître de l’avantage que son adversaire avait deux jours auparavant, la réunion de ses forces, il se précipite, le 20, sur le centre ennemi, à Abensberg, et y fait une trouée sanglante ; le lendemain il poursuit l’aile gauche qu’il a coupée, la refoule sur Landshut et en rejette au delà de l’Isar les tronçons mutilés ; le 22 il se rabat sur la droite des Autrichiens, les écrase à Eckmühl et les accule au fleuve : le pont de Ratisbonne les sauva.

En trois jours il avait traversé deux fois ce plateau, s’y arrêtant assez pour frapper sur l’Autriche trois de ces coups qui retentissent longtemps à travers les siècles. La guerre ainsi faite, avec ces inspirations de génie et cette rapidité foudroyante que Napoléon avait déjà montrées au bord de l’Adige, à Marengo et à Ulm, est, si vous oubliez un moment le sang répandu, le plus magnifique déploiement de l’intelligence : un tableau de Raphaël, un chant d’Homère ont une autre beauté, mais non supérieure, et je comprends la fascination que cause aussi ce grand art quand il est pratiqué par Annibal ou César, par Frédéric II ou Napoléon.

Les derniers actes de ce drame mémorable s’étaient passés sur la route de Landshut à Ratisbonne ; nous foulions donc le sol consacré par le sang de nos pères. En le touchant, quelque philosophie qu’on ait, on sent qu’une vertu en sort qui fait porter plus haut le cœur et la tête. Je repassais dans mon esprit ces luttes héroïques et, moi aussi, je m’enivrais de gloire. C’était sur le soir, nous étions en Allemagne ; aussi, peu à peu, je vis dans le lointain se dresser du fond des vallées et sur le flanc des coteaux les pâles fantômes des dix mille jeunes hommes qui avaient trouvé là leur couche funèbre. Ils étaient joyeusement partis du fond de leurs villages, pleins de vie, dans l’âge de la force et de l’espérance, laissant derrière eux une famille, des travaux aimés ; et la terre étrangère leur servait de linceul. Ils erraient dans la brume, cherchaient et ne trouvaient pas : quoi donc ? ces larmes de mère et de fiancée qui répandues sur la terre des tombeaux la rend si légère aux pauvres morts. Quand la triste apparition se dissipa, je m’écriai involontairement : « Non, non ! la gloire seule est toujours trop chère. »

Une rue de Ratisbonne[3].

Mes compagnons de route avaient vu mon agitation, et comme nous étions en ce moment près d’Eckmühl, ils en avaient sans doute deviné la cause. Leur étonnement me rappela à la réalité présente ; j’eus presque honte de cette bravade involontaire ; c’étaient des Bavarois ; je leur dis : « Ici, il y a cinquante ans, le sang de la France a coulé avec celui de la Bavière pour repousser une injuste agression et affermir sur la tête de l’ancien duc sa couronne de roi. Vos morts sont auprès des nôtres et tombés du même côté. Honorons-le ensemble et puisse ce souvenir vous rappeler que vos vrais amis sont bien plus à Paris qu’à Vienne. Vos pères l’ont cru durant un siècle et demi et y ont gagné votre grandeur présente ; pourquoi ne le croyez-vous plus ? Parce que les victorieux de la dernière heure vous ont donné, en 1814, un morceau de notre Alsace qui ne vous sert à rien et qui nous manque ; parce que l’Autriche, ainsi, a eu l’habileté de lier ses intérêts aux vôtres et de faire payer par votre argent une partie de ses travaux publics. Il vous en coûte peut-être cent millions pour lesquels on vous a donné du papier qui perd cinquante pour cent sur toutes les places de l’Allemagne. Comparez ce que l’Autriche vous prend d’or et ce que la France vous a donné de terres. » On ne me répondit pas, mais je vis que j’avais touché à un point douloureusement sensible.

  1. Il résulte d’un mémoire de M. Barrel, récemment lu à l’Académie des sciences, que de l’eau de pluie recueillie à l’Observatoire, qui est cependant le quartier le plus sain de Paris, a laissé, après évaporation, vingt-deux parties de matières solides, tandis que l’eau de pluie recueillie à Brunoy, à six lieues seulement de ce grand foyer d’infection, n’en a laissé que sept. Quant à l’air des lieux de réunion, il est souvent vicié à ce point qu’il ne peut plus fournir aux lampes assez d’oxygène pour brûler. Les poitrines humaines sont moins difficiles, mais ne s’en trouvent pas mieux.
  2. Ulm est à quatre cent quatre-vingt-dix-sept mètres d’altitude, selon d’autres, à cinq cent cinquante-quatre ; Augsbourg, à cinq cent quatorze ; Munich, à cinq cent quinze ; et Salzbourg, à quatre cent cinquante-six. J’ai dit plus haut que la température moyenne de Munich était celle de Stockholm.
  3. La maison à grande tour que la gravure représente est, dit-on, celle de la belle Barbara Blumberg, où naquit don Juan d’Autriche.