Définitions (trad. Souilhé)/Notice

Notice aux Définitions de Platon
Traduction par Joseph Souilhé.
Texte établi par Joseph SouilhéLes Belles Lettres (Œuvres complètes, tome XIII, 3e partiep. 220-226).
◄  Axiochos
Notice des Définitions



NOTICE



I

FORMES ET SOURCES DE NOTRE COLLECTION

La forme.

À la collection complète des œuvres de Platon, nos manuscrits médiévaux ont joint une série de près de deux cents définitions. C’est une liste de termes disposés en file, sans aucun ordre apparent, avec une ou plusieurs explications à propos de chacun d’eux. Ils sont empruntés soit à la physique et à la théologie, soit à la morale et à la politique, soit enfin à la dialectique et à la grammaire. Leur choix paraît assez arbitraire. Plusieurs de ces termes sont de véritables doublets : un substantif, par exemple, est d’abord défini ; puis, beaucoup plus loin, l’adjectif ou le verbe ; parfois, le même mot se trouve à deux endroits et différemment commenté, ou encore ce sont des synonymes qui reçoivent des interprétations diverses[1]. La méthode adoptée par le ou les rédacteurs est également variable : tantôt les définitions choisies ne sont que des formes légèrement modifiées d’une même idée : celle, par exemple, de la γένεσις (411 a 5) se contente d’exprimer un même thème : le passage à l’être ; tantôt, ce sont les points de vue pris sur un objet qui diffèrent : le soleil est défini d’après sa nature physique, d’après ses propriétés, et aussi d’après la conception mystique que s’en faisaient les anciens (411 a 7) ; tantôt, l’équivocité des termes définis donne lieu à des explications entièrement distinctes : ainsi pour εὐγένεια (413 b 3), qui signifie la noblesse d’âme et s’applique également au style ; εὐφυία (413 d 6) qui se dit à la fois de l’âme et de l’esprit.

En somme, aucune unité ne semble avoir présidé à l’établissement de cette collection, qui paraît avoir été constituée au petit bonheur.


L’origine
de la définition.

Assez tôt dans les écoles, on a travaillé à construire des définitions. On attribuait déjà à Thalès celle du nombre[2]. Aristote témoigne que Démocrite et les Pythagoriciens se sont efforcés, avant Socrate, de déterminer certains concepts[3] et, suivant Gomperz, c’est un ouvrage de la collection hippocratique qui présente « le premier essai proprement dit de définition »[4] : l’auteur du traité Sur l’Art veut, en effet, préciser l’essence de la médecine. Les sophistes, si soucieux de la technique du langage, ont dû se plier à ces besoins d’une science naissante. En fait, on cite de Gorgias une définition de la rhétorique et une de la couleur[5], et Prodicos, toujours attentif à distinguer le sens des termes, a fort probablement contribué à fixer leur signification définitive[6]. Mais ce fut surtout au moment où la philosophie prit une forme plus scolastique, grâce à l’impulsion de Socrate et aux recherches entreprises à l’Académie, sous la direction de Platon, que l’intérêt grandit pour ce nouvel exercice de la pensée. Pour connaître l’essence des choses, ne fallait-il pas pouvoir l’exprimer en termes exacts, en termes qui permettraient de distinguer nettement entre eux les objets dont on parlait ? Les premiers dialogues platoniciens font revivre les procédés socratiques, cette chasse aux concepts qu’il s’agit de capter et de discerner avec précision les uns des autres, et la méthode de division, prônée et utilisée dans le Sophiste, le Politique, le Philèbe, a pour but d’aboutir à la détermination rationnelle d’une idée. Il n’est pas douteux que cette méthode instituée par Platon fut fort en honneur dans l’Académie et servit aux jeunes savants à établir leurs définitions. Aristote semble y faire allusion dans un chapitre de la Métaphysique (Ζ, 12, 1037 b, 8 et suiv.) où, s’occupant des définitions formées par divisions successives, il critique ceux qui posent les genres en dehors des espèces et ne peuvent ainsi sauvegarder l’unité de l’être. Vers cette époque, on commença à publier des recueils de définitions pour l’usage des exercices d’école : on y expliquait les principaux termes nécessaires à l’intelligence des leçons. Diogène-Laërce signale un volume d’ὅροι parmi les ouvrages de Speusippe[7]. Aristote avait également composé, pour les besoins de son enseignement, un certain nombre de livres où les termes étaient soigneusement définis[8] ; de même, Théophraste[9]. Les Stoïciens empruntèrent à l’Académie ce procédé pédagogique et le développèrent, car, pensaient-ils, la définition est nécessaire pour connaître la vérité, puisque c’est par la notion que l’on perçoit les choses[10]. Aussi Chrysippe écrivit-il plusieurs traités d’ὅροι sur différentes matières[11].


Les sources
de la collection.

Le recueil inséré dans le corpus platonicum remonte-t-il à Platon lui-même ? Nul, je crois, ne l’a soutenu, sauf l’auteur d’un petit ouvrage de lexicographie intitulé Sur les termes semblables ou différents, et attribué, faussement sans doute, à un certain Ammonios qui vivait vers la fin du ive siècle après J.-Ch.[12]. Ce dernier, citant les définitions de παιδεία παίδευσις, ajoute : « ὥς φησι Πλάτων ἐν ὅροις ». Olympiodore, dans les Prolégomènes à la philosophie de Platon, rapporte une tradition suivant laquelle la collection pseudo-platonicienne remonterait à Speusippe[13], et, d’après Adam[14], un manuscrit viennois, le Vindobonensis 32 inscrirait aussi le nom de Speusippe en tête des Ὅροι. Ces deux références sont néanmoins peu sûres : il est fort possible que la présence du petit écrit parmi les œuvres platoniciennes collectionnées par l’Académie, et le fait que Speusippe a composé des ὅροι, aient suffi pour motiver cette opinion. En tout cas, la collection, telle qu’elle nous est parvenue, présente une trop grande variété, la diversité de tendances est trop marquée, pour pouvoir admettre l’unité d’auteur. On y reconnaît trois sources nettement distinctes : platonicienne, aristotélicienne et stoïcienne. Si aucune de ces définitions ne paraît être un écho direct des Dialogues de Platon, plusieurs d’entre elles reflètent certainement son enseignement et proviennent de l’Académie. Aristote les connaissait ; il avait assisté, sans doute, à leur élaboration et sentait tout ce qu’il y avait en elles d’insuffisant, d’irrationnel même, car dans un de ses premiers traités, les Topiques, écrit sous l’influence des doctrines platoniciennes et déjà en réaction contre elles, il les discute et les rejette[15]. Certaines autres portent la marque péripatéticienne ; elles sont ou la stricte reproduction ou le démarquage de l’enseignement personnel d’Aristote. Enfin, un bon nombre sont non seulement d’inspiration stoïcienne, mais les auteurs anciens en attribuent positivement l’origine aux philosophes du Portique, et parfois opposent ces définitions à celles des platoniciens[16]. Aussi, ne croyons-nous pas qu’il faille faire remonter aux premiers temps de l’Académie la composition du recueil actuel. D’après Adam[17], ce recueil aurait été constitué par les premiers disciples de Platon : les stoïciens l’auraient eu sous les yeux, s’en seraient inspirés et auraient puisé là bon nombre de leurs formules. Mais cette hypothèse ne nous paraît s’appuyer, en fait, que sur les vagues allusions à Speusippe dont nous parlions plus haut et sur le caractère ancien de la plupart de ces définitions. Nous pensons plutôt que notre collection est d’époque assez tardive et n’est pas, en tout cas, antérieure au stoïcisme. Elle est constituée par un fonds assez considérable emprunté à l’Académie et représente, en partie, un de ces traités d’ὅροι aujourd’hui perdus, mais peu à peu le fonds primitif s’est grossi des apports d’un âge plus récent. La façon dont cette liste de définitions nous a été transmise confirmerait notre opinion. Nous serions porté à croire que l’archétype de nos manuscrits médiévaux ne possédait pas le texte complet que nous lisons aujourd’hui. En effet, trois de nos plus anciens et meilleurs manuscrits, le Parisinus 1807 (A), le Vaticanus graecus 1 (O) et le Palatinus Vaticanus 173 (P) omettent en commun un certain nombre de passages. Or, ces omissions importantes ne sont pas de celles que l’on explique facilement par les erreurs ordinaires provenant des ressemblances de mots[18]. Il semble bien que le copiste ne lisait pas dans son exemplaire les développements l’on a peut-être ensuite découverts ailleurs et qu’une main plus tardive a souvent ajoutés en marge. Dès lors, ne peut-on supposer qu’il exista primitivement plusieurs séries d’ὅροι, réunies plus tard dans un texte unique attribué tout entier à l’école platonicienne ? Nous émettons simplement cette hypothèse, sans prétendre l’ériger en certitude, mais elle a pour elle soit la composition du recueil, soit l’état de nos anciens manuscrits. Ajoutons que d’autres collections du même genre se sont constituées de cette manière. Deux, au moins, nous sont connues : la première, que nous avons pu examiner à la Bibliothèque nationale, est insérée dans le Parisinus graecus 2138, du xive siècle, f. 1-8. Elle comprend, sous le titre Anonymi definitiones uocum quae a philosophis usurpari solent ordine alphabetico dispositae, une série de définitions, depuis ἀγαθόν jusqu’à φιλοσοφία. Au milieu de développements manifestant des tendances assez éclectiques, nous retrouvons quelques-unes de nos définitions platoniciennes, comme celle de l’ἀθανασία ou de l’ἀρετή. L’auteur était, sans doute, un chrétien, car on rencontre des termes comme βάπτισμα et ἐυαγγέλιον. La seconde collection nous est connue par le Marcianus 257. Là encore, à côté d’un certain nombre d’emprunts faits aux ὅροι pseudo-platoniciens, d’autres proviennent de sources néo-platoniciennes ou chrétiennes[19]. Ces exemples nous apprennent avec quel éclectisme les auteurs de Définitions constituaient leurs listes. Il ne serait donc pas surprenant que le petit recueil introduit dans le corpus platonicum, et dont Diogène-Laërce ne parle pas, probablement parce qu’il n’était mentionné ni par Aristophane de Byzance, ni par Thrasylle, ait été composé, pour les besoins de l’enseignement, à une époque de syncrétisme où les doctrines du Portique s’accommodaient sans peine de celles de l’Académie.

II

LE TEXTE

L’édition présente est basée sur les six manuscrits suivants qui ont été intégralement collationnés, soit directement, soit d’après des reproductions photographiques :

Parisinus 1807 = A (ixe siècle).
Vaticanus graecus 1 = O (xe siècle).
Laurentianus 80, 17 = L (xve siècle).
Vaticanus graecus 1029 Β = V (fin du xiie siècle).
Parisinus 3009 = Ζ (xvie siècle).
Palatinus Vaticanus 173 = Ρ (xie siècle).

Nous avons aussi emprunté quelques leçons au Parisinus 1813 (xve siècle), d’après l’édition Bekker.

Le Palatinus Vaticanus 173 renferme six dialogues entiers et des extraits de douze autres[20]. Il se rattache à la tradition représentée par le Vindobonensis 54 = suppl. philos. gr. 7 (V). Les Définitions s’y trouvent au complet, mais les lacunes sont nombreuses. Il ne semble pourtant pas que toutes puissent s’expliquer par des erreurs de scribe. Les divergences sont, du reste, notables entre ce manuscrit et les autres et témoignent de la divergence des sources. Il est fort probable que l’auteur du Palatinus avait sous les yeux un texte sensiblement différent de celui qui nous a été transmis par les autres échos de la tradition.


  1. Ainsi σωφροσύνη est défini à 411 e 6, σώφρον à 414 e 11, σώφρων à 415 d 8 ; διακαιοσύνη à 411 d 9, δίκαιον à 414 e 12 ; σωτηρία à 415 c 7, σῴζειν à 416 37 ; ἀγαθόν est défini deux fois, à 413 a 3 et à 414 e 9 ; καιρός également deux fois, 414 a 6 et 416 6.
  2. Iamblique, In Nicomachi arith. introduc. liber, éd. Pistelli, p. 10.
  3. Métaphysique, Μ, 4, 1078 b, 19 et suiv.
  4. Les Penseurs de la Grèce, I, p. 518.
  5. Orat. Att. II, 130 b 18 ; Ménon, 76 d.
  6. Cf. Cratyle, 384 b ; Protagoras, 337 a-c ; Euthyd., 277 c et suiv. ; — Aristote, Top. Β 6, 112 b 22 et le commentaire d’Alexandre sur ce passage, 181, 2.
  7. Diog. L. IV, 5.
  8. Ὅροι πρὸ τῶν τοπικῶν αʹ βʹ γʹ δʹ εʹ ϛʹ ζʹ (Diog. L. V, 23) ; Συλλογιςτικόν καὶ ὅροι αʹ (V, 24) ; Ὁριστικά περὶ λέξεως συλλογισμῶν αʹ (V, 24).
  9. Διορισμῶν αʹ βʹ γʹ (Diog. L. V, 43) ; πρὸς τοὺς ὁρισμοὺς αʹ (V, 45) ; πρὸς ὅρους αʹ βʹ (V, 49) ; Ὁριστικὰ περὶ λέξεως συλλογισμῶν αʹ (V, 50).
  10. καὶ τὸ ὁρικόν δὶ ὁμοίως πρὸς ἐπιγνωσιν τῆς ἀληθείας· διὰ γὰρ τῶν ἐννοιῶν τὰ πράγματα λαμβάνεται (Diog. L. VII, 42).
  11. Ὅρων διαλεκτικῶν πρὸς Μητρόδωρον Ϛʹ (D. L. VII, 189) ; voir aussi les titres d’un très grand nombre de livres dans D. L. VII, 199, 200.
  12. Cf. Croiset, Hist. de la Littérat. gr. V 2, p. 974.
  13. καὶ τοὺς Ὅρους, οὒς εἰς Σπεύσιππον ἀναφέρουσιν. Proleg. 26.
  14. R. Adam, Über eine unter Platos Namen erhaltene Sammlung von Definitionen, in Philologus, 1924, p. 366-376, et Πλάτωνος Ὅροι in Satura Berolinensis, Berlin, Weidmann, 1924, p. 3-20.
  15. Cf. v. g. 411 b 1 et Topiques Ζ 4, 142 a 34-b 2 ; 412 b 8 et Top. Ζ, 3, 141 a 15 et 16 ; 414 b 10 et Top. Ε, 4, 133 b, 28 et suiv. ; 415 a 11 et Top. Ε, 4, 133 a 3… etc.
  16. V. g. 415 b 6 ἐξουσία et Origène, Werke, Band IV, édit. Preuschen, p. 72, 73 ; 413 c 8 βούλησις et Origène, IV, p. 355 ; 411 b 3 χρόνος et Galien, Histor. philos. 38, Diels Doxogr. gr. 619. Nous nous contentons de ces quelques exemples. Nous indiquerons plus utilement les sources en note de notre traduction. Ces sources ont été, en partie, retrouvées par Adam et données dans les travaux signalés plus haut. Nous avons pu en préciser quelques autres.
  17. Πλάτωνος Ὅροι in Satura Berolinensis, p. 5.
  18. A O P173 omettent 412 a 8-b 1, c 9, 415 a 2, 415 e 8 ; A O omettent 416 a 28, O et P173 omettent 414 b 5.
  19. N’ayant pu consulter le Marcianus 257, nous renvoyons à l’étude qu’en a faite H. Mutschmann, dans Berliner Philologische Wochenschrift, t. 28, 1908, p. 1328.
  20. Voir la description de ce manuscrit dans Alline Histoire du texte de Platon, p. 236.