La Métaphysique (trad. Pierron et Zévort)/Livre Μ

Traduction par Alexis Pierron et Charles Zévort.
Ébrard, Joubert (p. 241-289).

LA

MÉTAPHYSIQUE D’ARISTOTE.


LIVRE TREIZIÈME[1].


(M)




sommaire du livre treizième

I. Y a-t-il, oui ou non, des êtres mathématiques ? — II. Sont-ils identiques aux êtres sensibles, ou en sont-ils séparés ? — III. Leur mode d’existence. — IV. Il n’y a pas d’idées au sens où l’entend Platon — V. Les idées sont inutiles. — VI. Doctrine des nombres. — VII. Les unités sont-elles compatibles entre elles, oui ou non ? et si compatibles, comment ? — VIII. Différence du nombre et de l’unité. Réfutation de quelques opinions relatives à ce point. — IX. Le nombre et les grandeurs ne peuvent avoir une existence indépendante. — X. Difficultés touchant les idées.



Ι.

Nous avons dit dans notre traité de Physique, quelle est la nature de la substance des choses sensibles, d’abord en traitant de la matière, puis ensuite quand il s’est agi de la substance en acte[2]. Voici quel est maintenant l’objet de nos recherches : Y a-t-il ou n’y a-t-il pas, en dehors des substances sensibles, une substance immobile et éternelle ; et, si cette substance existe, quelle est sa nature ? Commençons par examiner les systèmes des autres philosophes, afin de ne point partager leurs erreurs, dans le cas où quelques-unes de leurs opinions ne seraient pas fondées. Et si, par aventure, nous trouvions des points de doctrine qui leur fussent communs avec nous, gardons-nous d’éprouver en nous-mêmes aucun sentiment pénible. Ce doit être un titre à nos respects, que d’avoir, sur certaines choses, des vues supérieures aux nôtres, et de n’être pas, sur d’autres points, inférieur à nous.

Il y a deux systèmes relativement au sujet qui nous occupe. On admet comme substances particulières les êtres mathématiques, tels que les nombres, les lignes, les objets du même genre, et avec eux les idées. Il en est qui font de ces êtres deux genres différents, les idées d’un côté, et de l’autre les nombres mathématiques ; d’autres font de ces deux genres une seule et même nature ; quelques autres enfin prétendent que les substances mathématiques seules sont des substances. Commençons par l’examen des substances mathématiques, et examinons-les indépendamment de toute autre nature. Ne nous demandons point, par exemple, si elles sont ou ne sont pas des idées, si elles sont ou ne sont pas les pricipes et les substances des êtres ; demandons-nous, comme si nous n’avions à nous occuper que des êtres mathématiques, si ces substances existent ou n’existent pas, et, si elles existent, quel est le mode de leur existence. Puis nous parlerons séparément des idées elles-mêmes, sans trop de développements, et dans la mesure qui convient au but que nous nous proposons, car presque toutes les questions qui se rapportent à ce sujet ont été rebattues déjà dans nos traités exotériques[3]. Dans le cours de notre examen, nous aurons encore à discuter longuement sur cette question : Les substances et les principes des êtres sont-ils des nombres et des idées ? car c’est-là une troisième question qui vient après celle des idées.

Les êtres mathématiques, s’ils existent, sont nécessairement dans les objets sensibles, comme l’avancent quelques-uns, ou bien ils en sont séparés (et il en est aussi qui admettent cette opinion). S’ils ne sont ni dans les objets sensibles, ni en dehors d’eux, ou ils n’existent pas, ou bien ils existent d’une autre manière. Notre doute portera donc ici, non pas sur l’être lui-même, mais sur la manière d’être.


II.

Nous avons dit, quand il s’agissait des difficultés à résoudre[4], qu’il était impossible que les êtres mathématiques existassent dans les objets sensibles, et que c’était-là une pure fiction, parce qu’il est impossible qu’il y ait en même temps deux solides dans le même lieu. Nous avons ajouté que la conséquence de cette doctrine, c’est que toutes les autres puissances, toutes les autres natures se trouveraient dans les choses sensibles, et qu’aucune n’en serait indépendante. Voilà ce que nous avons dit précédemment. Il est évident d’ailleurs que, dans cette supposition, un corps quelconque ne saurait être divisé. Alors, en effet, le solide se diviserait par la surface, la surface par la ligne, la ligne par le point ; en sorte que si le point ne peut être divisé, la ligne est indivisible. Mais si la ligne est indivisible, tout dans le solide l’est également. Qu’importe, du reste, que les êtres mathématiques soient ou ne soient pas de telles ou telles natures, si ces natures, quelles qu’elles soient, existent dans les choses sensibles ? On arrive toujours au même résultat. La division des objets sensibles entraînerait toujours leur division ; ou bien, il n’y aurait pas de division même des objets sensibles.

Il n’est pas davantage possible que les natures dont il s’agit aient une existence indépendante. S’il y avait en dehors des solides réels, d’autres solides qui en fussent séparés, des solides antérieurs aux solides réels, évidemment il y aurait aussi des surfaces, des points, des lignes existant séparément ; le cas est en effet le même. Mais s’il en est ainsi, il faut admettre encore, en dehors du solide mathématique, l’existence séparée d’autres surfaces, avec leurs lignes et leurs points ; car le simple est antérieur au composé, et, puisqu’il y a des corps non sensibles antérieurs aux corps sensibles, par la même raison il doit y avoir des surfaces en soi, antérieures aux surfaces qui existent dans les solides immobiles. Voilà donc des surfaces avec leurs points, différentes de celles dont l’existence est attachée à l’existence des solides séparés : celles-ci existent en même temps que les solides mathématiques ; celles-là sont antérieurs aux solides mathématiques. D’un autre côté, dans ces dernières surfaces il y aura des lignes ; et, par la même raison que tout à l’heure, il devra y avoir des lignes avec leurs points antérieures à ces lignes, et enfin d’autres points antérieurs aux points de ces lignes antérieures, et au-delà desquels il n’y aura plus d’autres points antérieurs. Or, c’est là un entassement absurde d’objets. Vous avez, en effet, par suite de l’hypothèse, en dehors des choses sensibles, d’abord une espèce unique de corps, puis trois espèces de surfaces : les surfaces en dehors des surfaces sensibles, les surfaces des solides mathématiques, les surfaces en dehors de* surfaces de ces solides ; puis quatre espèces de lignes ; puis cinq espèces de points. Quels seront donc alors, parmi ces éléments, ceux dont s’occuperont les sciences mathématiques ? Ce ne seront sans doute pas les plans, les lignes, les points, qui existent dans le solide immobile, car la science a toujours pour objet ce qui est premier.

Le même raisonnement s’applique aux nombres. Il y aurait des monades différentes en dehors de chaque point différent ; puis des monades en dehors de chacun des êtres sensibles ; puis des monades en dehors de chacun des êtres intelligibles. Il y aurait par conséquent une infinité de genres de nombres mathématiques.

Comment d’ailleurs arriver à la solution des difficultés que nous nous sommes proposées quand il s’agissait des questions à résoudre ? L’Astronomie a pour objet des choses supra-sensibles, tout aussi bien que la Géométrie[5]. Or, comment peut-on concevoir l’existence séparée du ciel et de ses parties, ou de toute autre chose qui est en mouvement ? Même embarras pour l’Optique, pour la Musique. Il y aura un son, une vue, isolés des êtres sensibles, des êtres particuliers. La conséquence évidente, c’est que les autres sens et les autres objets sensibles auraient une existence séparée ; car pourquoi ceux-ci plutôt que ceux-là ? Or, s’il en est ainsi, s’il y a des sens séparés, il doit y avoir des animaux séparés. Enfin, les mathématiciens admettent certains universaux en dehors des substances dont nous parlons. Ce serait donc là une autre substance intermédiaire, séparée des idées et des êtres intermédiaires, substance qui ne serait ni un nombre, ni des points, ni une grandeur, ni un temps. Mais cette substance ne saurait exister, et, par suite, il est impossible que les objets dont nous venons de parler aient une existence séparée des choses sensibles.

En un mot, si l’on pose les grandeurs mathématiques comme des natures séparées, la conséquence est en opposition avec la vérité, et avec les opinions communes. Il est nécessaire, si tel est leur mode d’existence, qu’elles soient antérieures aux grandeurs sensibles : or, dans la réalité, elles leur sont postérieures. La grandeur incomplète a, il est vrai, la priorité d’origine, mais substantiellement elle est postérieure ; c’est là le rapport de l’être inanimé avec l’être animé. Quel principe d’ailleurs, quelle circonstance constituerait-elle l’unité des grandeurs mathématiques ? Ce qui fait celle des corps terrestres, c’est l’âme, c’est une partie de l’âme, c’est quelque autre principe participant de l’intelligence, principe sans lequel il y a pluralité, dissolution sans fin[6]. Mais les grandeurs mathématiques, qui sont divisibles, qui sont des quantités, quelle est la cause de leur unité et de leur persistance ? La production est une preuve encore : la production agit d’abord dans le sens de la longueur, puis dans le sens de la largeur, enfin dans celui de la profondeur, et c’est là le terme définitif. Si maintenant ce qui a la postériorité d’origine est antérieur substantiellement, le corps doit avoir la priorité sur la surface et sur la longueur. Et puis le corps a une existence plus complète, il est plus un tout que la grandeur et la surface : il devient animé. Mais comment concevoir une ligne, une surface animée ? Une telle conception dépasserait la portée de nos sens. Enfin le corps est une substance, car déjà il est en quelque sorte une chose complète ; mais les lignes, comment seraient-elles des substances ? ce n’est pas à titre de forme, de figure, comme l’âme, si telle est l’âme en effet ; ce n’est pas non plus à titre matière, comme le corps. On ne voit pas que rien se puisse constituer avec des lignes ; pas plus avec des surfaces, pas plus avec des points. Et pourtant, si ces êtres étaient une substance matérielle, ils seraient susceptibles évidemment de cette modification.

Les points, les lignes et la surface ont, j’y consens, la priorité logique. Mais tout ce qui est antérieur logiquement, n’est pas pour cela substantiellement antérieur. La priorité substantielle est le partage des êtres qui, pris isolément, ne perdent pas par là même leur existence ; ceux dont les notions entrent dans d’autres notions ont la priorité logique. Mais la priorité logique et la priorité substantielle ne se rencontrent pas l’une avec l’autre. Les modifications n’existent pas indépendamment des substances, indépendamment d’un être qui se meut, par exemple, ou qui est blanc. Le blanc a donc sur l’homme blanc la priorité logique, mais non pas la priorité substantielle ; il ne peut exister séparément ; toujours son existence est attachée à celle de l’ensemble, et ici j’appelle ensemble l’homme qui est blanc. Il est évident, d’après cela, que ni les existences abstraites n’ont l’antériorité, ni les existences concrètes la postériorité, substantielle. C’est en effet parce qu’il est joint au blanc, que nous donnons à l’homme blanc le nom de blanc.

Ce qui précède suffit pour montrer que les êtres mathématiques sont moins substances que les corps ; qu’ils ne sont pas antérieurs par l’être même, aux choses sensibles ; qu’ils n’ont qu’une antériorité logique ; enfin qu’ils ne peuvent en aucun lieu avoir une existence séparée. Et comme d’ailleurs ils ne peuvent exister dans les objets sensibles eux-mêmes, il est évident, ou qu’ils n’existent absolument pas, ou bien qu’ils ont un mode particulier d’existence, et, par conséquent, n’ont pas une existence absolue : en effet, l’être se prend dans plusieurs acceptions[7]



III.

De même que les universaux, dans les mathématiques, n’embrassent pas des existences séparées, des existence » en dehors des grandeurs et des nombres, et que ce sont ces nombres et ces grandeurs qui sont l’objet de la science, mais non pas en tant que susceptibles de grandeur ou de division ; de même il est possible qu’il y ait des raisonnements, des démonstrations relatives aux grandeurs sensibles elles-mêmes, non pas considérées en tant que sensibles, mais en tant qu’elles ont telle ou telle propriété. On discute bien sur les êtres considérés uniquement en tant qu’ils se meuvent, sans aucun égard à la nature de ces êtres ni à leurs accidents ; et il n’est pas pour cela nécessaire, ou que l’être en mouvement ait une existence séparée des êtres sensibles, ou qu’il y ait dans les êtres en mouvement une nature déterminée. Ainsi donc il peut y avoir des raisonnements, des sciences relatives aux êtres qui se meuvent, considérés non plus en tant qu’ils subissent le mouvement, mais uniquement en tant que corps, puis uniquement en tant que surfaces, puis uniquement en tant que longueurs, puis en tant qu’ils sont divisibles ou indivisibles, tout en ayant une position, enfin en tant qu’ils sont seulement indivisibles. Puis donc qu’il n’y a absolument aucune erreur à donner le nom d’êtres, non-seulement aux existences séparées, mais encore à celles qu’on ne peut séparer, aux objets en mouvement par exemple ; il n’y a absolument pas d’erreur à attribuer l’être aux objets mathématiques, et à les considérer comme on les considère. Et, de même que les autres sciences ne méritent réellement le titre de science que lorsqu’elles traitent de l’être dont nous parlons, et non pas de l’accident[8] ; lorsqu’elles se demandent, par exemple, non pas si ce qui produit la santé c’est le blanc, parce que l’être qui produit la santé est blanc, mais ce qu’est cet être qui produit la santé ; lorsque chacune d’elles est la science de son objet même, science de l’être qui produit la santé, si son objet est ce qui produit la santé, science de l’homme si elle examine l’homme en tant qu’homme : de même aussi la Géométrie ne cherche pas si les objets dont elle s’occupe sont accidentellement des êtres sensibles ; elle ne les étudie point en tant qu’êtres sensibles.

Par conséquent, les sciences mathématiques ne traitent pas des êtres sensibles ; elles n’ont pas néanmoins pour objets d’autres êtres séparés. Mais il y a une foule d’accidents qui sont essentiels aux choses, en tant que chacun d’eux réside essentiellement en elles. L’animal en tant que femelle et en tant que mâle est une modification propre du genre ; toutefois il n’y a rien qui soit ni femelle ni mâle indépendamment des animaux. On peut donc considérer les objets sensibles uniquement en tant que longueurs, en tant que surfaces. Et plus les objets de la science sont primitifs selon l’ordre logique, et plus ils sont simples, plus aussi la science a de rigueur, car la rigueur, c’est la simplicité. La science de ce qui n’a pas de grandeur est plus rigoureuse que la science de ce qui a grandeur ; si son objet n’a pas de mouvement, elle est bien plus rigoureuse encore. C’est la science du premier mouvement qui l’est le plus dans les sciences du mouvement ; car c’est là le mouvement le plus simple, et le mouvement uniforme est le plus simple parmi les mouvements premiers. Même raisonnement pour la Musique et pour l’Optique. Ni l’une ni l’autre ne considère la vue en tant que vue, le son en tant que son ; elles traitent de lignes en tant que lignes, de nombres en tant que nombres, lesquels sont des modifications propres de la vue et du son. De même pour la Mécanique.

Ainsi donc, lorsqu’on admet comme existences séparées quelques-uns de ces accidents essentiels, lorsqu’on traite de ces accidents en tant qu’existences séparées, on n’est pas pour cela dans le faux, pas plus qu’on n’y serait, par exemple, si, mesurant la terre, on donnait au pied un autre nom que celui de pied. Ce n’est pas dans ce qu’on établit d’abord que réside jamais l’erreur. On peut arriver à des résultats excellents en établissant comme séparé ce qui n’est pas séparé : ainsi fait l’Arithméticien, ainsi le Géomètre. L’homme est en effet un et indivisible en tant qu’homme. L’Arithméticien, après l’avoir posé comme un et indivisible, cherchera ensuite quels sont les accidents propres de l’homme, en tant qu’indivisible ; tandis que le Géomètre ne le considère, ni en tant qu’homme, ni en tant qu’indivisible, mais en tant que corps solide. Car les propriétés qui se manifestent dans l’homme en supposant une division réelle, ces propriétés y existent en puissance, alors même qu’il n’y a pas de division. Aussi les Géomètres n’ont-ils pas tort. C’est sur des êtres que roulent leurs discussions, les objets de leur science sont des êtres : il y a deux sorte d’êtres, l’être en acte et l’être matériel.

Le bien et le beau différent l’un de l’autre : le premier réside toujours dans des actions, tandis que le beau se trouve aussi dans les êtres immobiles. Ceux-là sont donc dans l’erreur, qui prétendent que les sciences mathématiques ne parlent ni du beau, ni du bien[9]. C’est du beau surtout qu’elles parlent, c’est le beau qu’elles démontrent. Ce n’est pas une raison, parce qu’elles ne le nomment pas, de dire qu’elles n’en parlent point ; elles en indiquent les effets et les rapports. Les plus imposantes formes du beau, ne sont-ce par l’ordre, la symétrie, la limitation ? Or, c’est là surtout ce que font apparaître les sciences mathématiques. Et puisque ces principes, je veux dire l’ordre et la limitation, sont évidemment causes d’une foule de choses, les Mathématiques doivent évidemment considérer comme cause, sous un certain point de vue, la cause dont nous parlons, le beau en un mot. Mais c’est-là un sujet que nous traiterons ailleurs plus à fond. Nous venons de montrer que les objets mathématiques sont des êtres, et comment ils sont des êtres ; à quel titre ils n’ont pas la priorité, et à quel titre ils sont antérieurs.


IV[10].

Arrivons maintenant aux idées, et commençons par l’examen de la conception même de l’idée. Nous n’y rattacherons pas l’explication de la nature des nombres, nous l’examinerons telle qu’elle naquit dans l’esprit de ceux qui les premiers admirent l’existence des idées.

La doctrine des idées fut, chez ceux qui la proclamèrent, la conséquence de ce principe d’Héraclite, qu’ils avaient accepté comme vrai : Toutes les choses sensibles sont dans un flux perpétuel ; principe d’où il suit que, s’il y a science et raison de quelque chose, il doit y avoir, en dehors du monde sensible, d’autres natures, des natures persistantes ; car il n’y a pas de science de ce qui s’écoule perpétuellement. Socrate se renferma dans la spéculation des vertus morales, et, le premier, il chercha les définitions universelles de ces objets. Avant lui, Démocrite s’était borné à une partie de la Physique (il n’a guère défini que le chaud et le froid) ; et les Pythagoriciens, antérieurs à Démocrite, n’avaient défini que peu d’objets, objets dont ils ramenaient les notions aux nombres : telles étaient les définitions de l’À-propos ; du Juste, du Mariage. Ce n’était pas sans motif que Socrate cherchait à déterminer l’essence des choses. L’argumentation régulière, tel était le but où tendaient ses efforts. Or, le principe de tout syllogisme, c’est l’essence[11]. La Dialectique n’était pas encore en ce temps-là une puissance assez forte pour raisonner sur les contraires indépendamment de l’essence, et pour déterminer si c’est la même science qui traite des contraires. Aussi, est-ce à juste titre qu’on peut attribuer à Socrate la découverte de ces deux principes : l’induction et la définition générale ; ces deux principes sont le point de départ de science.

Socrate n’accordait une existence séparée, ni aux universaux, ni aux définitions. Ceux qui vinrent ensuite les séparèrent et donnèrent à cette sorte d’êtres le nom d’idées. La conséquence où les amenait cette doctrine, c’est qu’il y a des idées de tout ce qui est universel. Ils se trouvèrent à peu prés dans le cas de l’homme qui, voulant compter un petit nombre d’objets, et persuadé qu’il n’en viendra pas à bout, en augmenterait le nombre pour mieux compter. Il y a en effet, si je ne me trompe, un plus grand nombre d’idées, que de ces êtres sensibles particuliers dont ils cherchaient les causes, recherche qui les a conduits des êtres sensibles aux idées. Il y a d’abord, indépendamment des idées des substances, l’idée de chaque être particulier, idée qui est la représentation de cet être ; puis des idées qui embrassent un grand nombre d’êtres dans leur unité, et pour les objets sensibles, et pour les êtres éternels.

Ce n’est pas tout : aucune des raisons sur lesquelles on appuie l’existence des idées n’a une valeur démonstrative. Plusieurs de ces raisons n’entraînent pas nécessairement la conclusion qu’on en déduit ; les autres mènent à admettre des idées d’objets pour lesquels la théorie ne reconnaît pas qu’il y en ait. Si l’on tire les preuves de la nature des sciences, il y aura des idées de tout ce qui est l’objet d’une science. Il y en. aura même des négations, si l’on argue de ce que dans la multiplicité il y a quelque chose qui est un ; si de la conception de ce qui est détruit, il y en aura des choses périssables ; car on peut jusqu’à un certain point se faire une image de ce qui a péri. Les raisonnements les plus rigoureux dont on se puisse servir conduisent, les uns à des idées des relations, dont il n’y a pas de genre en soi, les autres à poser l’existence du troisième homme. En un mot, tout ce qu’on allègue, pour prouver l’existence des idées, détruit le principe que les partisans des idées ont plus à cœur d’établir que l’existence même des idées. En effet, la conséquence de cette doctrine, c’est que ce n’est pas la dyade qui est première, mais le nombre ; c’est que la relation est antérieure au nombre, et même à l’être en soi ; et toutes les contradictions avec leurs propres principes, où sont tombés les partisans de la doctrine des idées.

Ajoutons que, s’il y a des idées, il doit y avoir des idées non-seulement des essences, mais d’une foule d’autres choses encore ; car l’essence n’est pas la seule chose que l’intelligence conçoive d’une même pensée : elle conçoit même ce qui n’est pas essence. Enfin l’essence ne serait pas seule l’objet de la science ; sans parler de toutes les autres conséquences du même genre qu’entraîné la supposition. Or, de toute nécessité, et d’après les caractères qu’on attribue aux idées, si l’on admet la participation des êtres avec elles, il ne peut y avoir d’idées que des essences. La participation des êtres avec les idées n’est point une participation accidentelle ; chacun d’eux n’y peut participer qu’en tant qu’il n’est pas l’attribut de quelque sujet. Voici du reste ce que j’entends par participation accidentelle. Admettons qu’un être participe du double : alors il participera de l’éternel aussi, mais accidentellement, car c’est accidentellement que le double est éternel. Il s’ensuit que les idées doivent être des essences. Les idées sont, et dans ce monde, et dans le monde des idées, la représentation des essences. Autrement, que signifierait cette proposition : L’unité dans la pluralité est quelque chose en dehors des objets sensibles. Et d’ailleurs, si toutes les idées sont du même genre que les choses qui en participent, il y aura quelque rapport commun entre ces choses et les idées ; car pourquoi y aurait-il unité et identité du caractère constitutif de la dyade, entre les dyades périssables et les dyades qui sont plusieurs aussi, mais éternelles, plutôt qu’entre la dyade idéale et la dyade particulière ? S’il n’y a pas communauté de genre, il n’y aura de commun que le nom ; ce sera comme si l’on donnait le nom d’homme à Callias et à un morceau de bois, sans avoir rien remarqué de commun entre eux.

Admettrons-nous, d’un autre côté, qu’il y a concordance des définitions générales avec les idées : ainsi, pour le cercle mathématique, concordance avec les idées, de la notion de figure plane et de toutes les autres parties qui entrent dans la définition du cercle ; l’idée serait-elle adjointe à l’objet dont elle est l’idée ? Mais prenons garde que ce ne soient là des mots vides de sens. A quoi, en effet, l’idée serait-elle adjointe ? Est-ce au centre du cercle, est-ce à la surface, est-ce à toutes ses parties essentielles ? Tout dans l’essence est une idée ; l’animal est une idée, le bipède est aussi une idée. On voit, du reste, assez que l idée dont il s agit serait nécessairement quelque chose, et, comme le plan, une certaine nature, qui se rencontrerait, à titre de genre, dans toutes les idées.



VI.

La difficulté la plus grande à résoudre, ce serait de savoir quelle peut être l’utilité des idées aux êtres sensibles éternels, ou à ceux de ces êtres qui naissent et à ceux qui périssent. Elles ne sont pour eux la cause d’aucun mouvement, d’aucun changement ; elles n’aident pas davantage à la science des autres êtres. Ce ne sont pas, en effet, les idées qui constituent l’essence de ces êtres, car alors elles seraient en eux ; ce ne sont pas elles non plus qui les amènent à l’existence, puisqu’elles ne résident pas dans les êtres qui participent des idées. Peut-être pensera-t-on qu’elles sont causes, au même titre que la blancheur est cause de l’objet blanc auquel elle se mêle. Cette opinion, qui a sa source dans les doctrines d’Anaxagore, qu’Eudoxe après lui embrassa, ne sachant quel parti prendre, et que quelques autres ont admise avec eux, est par trop facile à renverser. Il serait aisé d’accumuler, contre une pareille doctrine, des impossibilités sans nombre. Je vais plus loin : il est impossible que les autres êtres proviennent des idées, dans aucun des sens où l’on emploie l’expression provenir. Dire que les idées sont des exemplaires, et que les autres êtres participent des idées, c’est se payer de mots vides de sens, c’est faire des métaphores poétiques. Celui qui travaille à son œuvre a-t-il besoin pour cela d’avoir les yeux fixés sur les idées ? Un être quel qu’il soit, peut exister, peut devenir, même sans que rien lui ait servi de modèle. Ainsi, que Socrate existe ou qu’il n’existe pas, il peut naître un homme tel que Socrate. Même conséquence évidemment quand même Socrate serait éternel. Ensuite il y aurait plusieurs modèles de la même chose, et par conséquent plusieurs idées. Ainsi, pour l’homme il y aurait l’animal, le bipède, l’homme en soi.

Ce n’est pas tout. Non-seulement les idées seraient les modèles des objets sensibles, elles seraient encore les modèles d’elles-mêmes : tel serait le genre en tant que genre d’idées ; d’où il suit que la même chose serait à la fois modèle et copie. Enfin il n’est pas possible, ce semble, que l’essence existe séparément de ce dont elle est l’essence. Comment donc alors les idées, qui sont les essences des choses, auraient-elles une existence séparée ?

Il est dit dans le Phédon, que les idées sont les causes de l’être et du devenir. Hé bien ! y eût-il des idées, il n’y aurait pas encore de production, s’il n’y avait pas une cause motrice. Et puis une foule d’autres choses deviennent, une maison, un anneau par exemple, dont on ne prétend pas qu’il existe des idées ; d’où il suit que les êtres pour lesquels on admet des idées sont susceptibles d’être et de devenir, par l’action de causes analogues à celles qui agissent sur les choses dont nous venons de parler, et que ce ne sont pas les idées qui sont les causes de ces êtres.

On peut, du reste, par le même mode de réfutation que nous venons d’employer, et au moyen d’arguments plus concluants et plus rigoureux encore, accumuler contre la doctrine des idées une foule d’autres difficultés semblables à celles que nous venons de rencontrer.


VI.

Nous avons déterminé la valeur de la théorie des idées ; il nous faut maintenant examiner les conséquences de la théorie des nombres considérés comme des substances indépendantes, et comme les causes premières des êtres.

Si le nombre est une nature particulière, s’il n’y a pas pour le nombre d’autre substance que le nombre lui-même, ainsi que le prétendent quelques-uns, nécessairement alors chaque nombre diffère d’espèce, celui-ci est premier, celui-là vient en seconde ligne. Et par conséquent, ou bien il y a une différence immédiate entre les monades et une monade quelconque ne peut se combiner avec une monade quelconque ; ou bien toutes les monades se suivent immédiatement, et toute monade quelconque peut se combiner avec une monade quelconque (c’est ce qui a lieu pour le nombre mathématique, car dans le nombre mathématique il n’y a aucune différence entre une monade et une autre monade) ; ou bien les unes se peuvent combiner, les autres ne le peuvent pas (si nous admettons, par exemple, que la dyade est première après l’unité, que la triade l’est après la dyade, et ainsi de suite pour les autres nombres, qu’il y a comptabilité entre les monades de chaque nombre particulier, entre celles qui composent la première dyade, puis entre celles qui composent la première triade, puis entre celles qui composent chacun des autres nombres, mais que celles de la dyade idéale ne sont pas combinables avec celles de la triade idéale, et qu’il en est de même pour les autres nombres successifs, il s’ensuit que, tandis que, dans les nombres mathématiques, le nombre deux, qui suit l’unité, n’est que l’addition d’une autre unité à l’unité précédente, le nombre trois, l’addition d’une autre unité au nombre deux, et ainsi du reste, dans les nombres idéaux, au contraire, le nombre deux, qui vient après l’unité, est d’une autre nature et indépendant de l’unité première, et la triade est indépendante de la dyade, et ainsi des autres nombres) ; ou bien, parmi les nombres, les uns sont dans le premier cas, d’autres sont des nombres au sens où l’entendent les mathématiciens, d’autres sont dans le dernier des trois cas en question. Enfin, ou les nombres sont séparés des objets, ou ils n’en sont pas séparés ; ils existent dans les choses sensibles, non. pas comme dans l’hypothèse que nous avons examinée plus haut[12], mais en tant que ce qui constituerait les choses sensibles ce seraient les nombres résidant en elles ; et alors, ou bien, entre les nombres, les uns existent, les autres n’existent pas dans les choses sensibles, ou bien tous les nombres y existent, également.

Tels sont les modes d’existence que peuvent affecter les nombres, et ce sont nécessairement les seuls. Ceux même qui posent l’unité comme principe, comme substance, et comme élément de tous les êtres, et le nombre comme le produit de l’unité et d’un autre principe, ont tous adopté quelqu’un de ces points de vue, excepté pourtant celui de l’incompatibilité absolue des monades entre elles. Et ce n’est pas sans raison. On ne saurait imaginer un autre cas en dehors de ceux que nous venons d’énumérer.

Il en est qui admettent deux sortes de nombres, les nombres dans lesquels il y a priorité et postériorité (ce sont les idées), et le nombre mathématique en dehors des idées et des objets sensibles[13] ; et ces deux sortes de nombres sont également séparés des objets sensibles. D’autres ne reconnaissent que le nombre mathématique, qu’ils considèrent comme le premier des êtres, et qu’ils séparent des objets sensibles[14]. Le seul nombre, pour les Pythagoriciens, c’est aussi le nombre mathématique, mais non plus séparé ; c’est lui qui constitue, suivant eux, les essences sensibles. Ils organisent le ciel avec des nombres ; seulement ces nombres ne sont point composés de monades véritables. Ils attribuent dans leur système la grandeur aux monades. Mais comment l’unité première peut avoir une grandeur, c’est une difficulté qu’ils ne résolvent pas, ce nous semble. Un autre philosophe n’admet qu’un seul nombre primitif idéal[15] ; quelques autres identifient le nombre idéal avec le nombre mathématique[16].

Mêmes systèmes relativement aux longueurs, aux plans, aux solides. Il en est qui admettent deux sortes de grandeurs, les grandeurs mathématiques et les grandeurs qui procèdent des idées. Parmi ceux qui sont d’une autre opinion, les uns admettent les grandeurs mathématiques, mais ne leur donnent qu’une existence mathématique : ce sont ceux qui ne reconnaissent ni les idées nombres, ni les idées ; les autres admettent les grandeurs mathématiques, mais leur donnent plus qu’une existence mathématique. Toute grandeur ne se partage pas en grandeurs, suivant eux, et la dyade ne se compose pas de toutes monades quelconques.

Ce qui constitue le nombre, ce sont les monades. Tous les philosophes sont d’accord sur ce point, excepté pourtant ceux des Pythagoriciens qui prétendent que l’unité est l’élément et le principe de tous les êtres ; ceux-là attribuent la grandeur aux monades, comme nous l’avons dit précédemment.

Nous avons montré de combien de manières on pouvait envisager les nombres ; on vient de voir l’énumération complète des diverses hypothèses. Toutes ces hypothèses sont inadmissibles ; mais les unes le sont probablement plus que d’autres.



VII.

Il nous faut examiner d’abord, comme nous nous le sommes proposé, si les unités sont combinables ou incombinables, et, si elles sont combinables, de combien de manières elle le sont. Il est possible qu’une unité quelconque soit incombinable avec une unité quelconque, ou bien que les unités de la dyade en soi soient incombinables avec celles de la triade en soi, et que les unités de chaque nombre premier soient ainsi incombinables entre elles. Si donc toutes les unités sont combinables et ne diffèrent pas, on a alors le nombre mathématique, et il n’y a pas d’autre nombre que celui-là, et il n’est pas possible que les idées soient des nombres. Car quel nombre seraient l’homme en soi, l’animal en soi, ou toute autre idée ? Il n’y a qu’une seule idée pour chaque être, une seule idée pour l’homme en soi, une seule aussi pour l’animal en soi, et, au contraire, il y a une infinité de nombres semblables et qui ne diffèrent point. Ce ne serait donc pas telle triade plutôt que toute autre qui serait l’homme en soi. D’un autre côté, si les idées ne sont pas des nombres, il est absolument impossible qu’elles existent ; car de quels principes viendraient les idées ? Le nombre vient de l’unité et de la dyade indéfinie : ce sont-là les principes et les éléments du nombre ; mais on ne peut pas établir un ordre de priorité ni de postériorité entre les éléments et les nombres.

Si les unités sont incombinables, si toute unité est incombinable avec toute unité, alors ni le nombre mathématique ne peut exister (car le nombre mathématique est composé d’unités qui ne. différent pas, et toutes les opérations qu’on fait sur le nombre impliquent cette condition), ni le nombre idéal (car la première dyade ne sera pas composée de l’unité et de la dyade indéfinie). Ensuite, dans les nombres, il y a un ordre de succession : ainsi deux, trois, quatre. Quant à la dyade première, les unités qui la composent sont contemporaines sous le rapport de la production, soit, comme l’a dit le premier qui ait traité cette question, qu’elles résultent de l’inégalité rendue égale, ou bien qu’il en soit autrement. D’ailleurs, si de ces deux unités l’une est antérieure à l’autre, elle sera antérieure aussi au nombre deux composé des deux unités ; car lorsque deux choses sont, l’une antérieure, l’autre postérieure à l’autre, le composé de ces deux choses est antérieur à l’une, postérieur à l’autre. Enfin, puisqu’il y a l’unité en soi qui est première, puis )a première unité réelle, il y en aura aussi une seconde après celle-là, puis une troisième : la seconde après la seconde, c’est la troisième après la première unité ; et alors les unités seront antérieures aux nombres qui les embrassent. Par exemple, il faut qu’une troisième unité s’ajoute à la dyade avant qu’on ait le nombre trois, qu’une quatrième s’ajoute à la triade, puis une cinquième, pour qu’on ait les nombres suivants.

Aucun des philosophes dont il s’agit, n’a donc pu dire que les unités étaient incombinables de cette manière. Cela cependant résulte de leurs principes. Or, cela est contraire à la réalité. Il est naturel de dire qu’il y a antériorité et postériorité pour les unités, s’il y a une unité première et un premier un ; de même pour les dyades, s’il y a une première dyade. Car, après le premier, il est naturel, il est nécessaire qu’il y ait le second ; et s’il y a second, il faut qu’il y ait troisième, et ainsi de suite. Mais, d’un autre côté, il est impossible d’affirmer qu’après l’unité première et en soi, il y en a en même temps et une première unité, une seconde unité, et une dyade première. Or, on admet une première monade, une première unité, et on ne parle jamais de seconde ni de troisième ; on dit qu’il y a une première dyade, et on n’en admet pas une seconde, une troisième. Il est évident enfin qu’il n’est pas possible, si toutes les unités sont incombinables, que le nombre deux lui-même, que le nombre trois, existe ; et de même pour les autres nombres.

Que les unités ne différent pas ou qu’elles diffèrent toutes entre elles, il faut nécessairement que les nombres se forment par addition : ainsi le nombre deux résultera de l’unité jointe à une autre unité ; le nombre trois, du nombre deux accru d’une autre unité ; et de même pour le nombre quatre. D’après cela il est impossible que les nombres soient produits, comme on le dit, par la dyade et l’unité. La dyade, en effet, est une partie du nombre trois, celui-ci du nombre quatre, et de même pour les nombres suivants. Le nombre quatre, dit-on, qui renferme deux dyades, est venu de la première dyade et de la dyade indéterminée, toutes deux différentes de la dyade en soi. Mais si la dyade en soi n’entre pas comme partie dans cette composition, il faudra dire alors qu’une seconde dyade s’est ajoutée à la première dyade ; et la dyade à son tour résultera de l’unité en soi et d’une autre unité. Or, s’il en est ainsi, il n’est pas possible que l’un des éléments du nombre deux soit la dyade indéterminée, car elle n’entendre qu’une unité et non pas la dyade déterminée. Ensuite, comment, en dehors de la dyade et de la triade en soi, y aura-t-il d’autres triades, d’autres dyades ? comment seront-elles composées des premières monades et des suivantes ? Tout cela n’est qu’une pure fiction, et il est impossible qu’il y ait d’abord une première dyade, et ensuite une triade en soi : conséquence nécessaire cependant, si l’on admet l’unité et la dyade indéterminée comme éléments des nombres. Si la conséquence ne peut point être acceptée, il est impossible aussi que ce soient là les principes des nombres. Telles sont les conséquences auxquelles on aboutit nécessairement, et d’autres analogues, si les unités sont toutes différentes entre elles.

Si les unités différent dans les nombres différents et sont identiques entre elles seulement dans un même nombre, ici encore se présentent des difficultés en quantité non moins grande. Ainsi, dans la décade en soi se trouvent dix unités : or, le nombre dix est composé de ces unités, et aussi de deux fois le nombre cinq. Et comme cette décade n’est pas un nombre quelconque, car elle n’est pas composée de deux nombres cinq quelconques, ni d’unités quelconques, il faut nécessairement que les unités qui la composent différent entre elles. Si elles ne diffèrent pas, les deux nombres cinq qui composent le nombre dix ne différeront pas non plus. Si ces nombres diffèrent, il y aura différence aussi dans les unités. Si les unités différent, n’y aura-t-il pas dans le nombre dix d’autres nombres cinq, n’y aura-t-il que les deux en question  ? Qu’il n’y en ait pas d’autres, cela est absurde ; et, s’il y en a d’autres, quel nombre dix composeront ces nouveaux nombres cinq ? Il n’y a pas dans le nombre dix un autre nombre dix en dehors de lui-même. Et d’ailleurs, il faut nécessairement que le nombre quatre soit composé de dyades qui ne sont pas prises au hasard ; car c’est la dyade indéterminée qui, par son adjonction avec la dyade déterminée, a, dit-on, formé deux dyades. C’est avec ce qu’elle a pris, qu’elle pouvait produire des dyades.

Ensuite, comment se fait-il que la dyade soit une nature particulière en dehors des deux unités, la triade en dehors des trois unités ? car, ou bien l’un et participe de l’autre, comme l’homme blanc participe du blanc et de l’homme, quoiqu’il soit distinct de l’un et de l’autre ; ou bien l’un sera une différence de l’autre : ainsi il y a l’homme indépendamment de l’animal et du bipède. Ensuite il y a unité par contact, unité par mélange, unité par position[17]) ; mais aucun de ces modes ne convient aux unités qui composent la dyade ou la triade. Mais de même que deux hommes ne sont pas un objet un, indépendamment des deux individus, de même nécessairement aussi pour les unités. Et l’on ne pourra pas dire que le cas n’est pas le même, les unités étant indivisibles : les points aussi sont indivisibles, et cependant les deux points, pris collectivement, ne sont pas quelque chose indépendamment de chacun des deux. D’ailleurs, on ne doit pas oublier que les dyades sont, les unes antérieures, les autres postérieures ; et les autres nombres comme les dyades. Car supposons que les deux dyades qui entrent dans le nombre quatre soient contemporaines ; elles sont du moins antérieures à celles qui entrent dans le nombre huit ; ce sont elles qui ont produit les deux nombres quatre qui se trouvent dans le nombre huit, comme elles avaient elles-mêmes été produites par la dyade. D’après cela, si la première dyade est une idée, ces dyades seront aussi des idées. Même raisonnement pour les unités. Les unités de la première dyade produisent les quatre unités qui forment le nombre quatre ; par conséquent toutes les unités sont des idées, et il y a dès-lors des idées composées d’idées. Par suite, il est évident que les objets eux-mêmes, dont ces unités sont les idées, seront composés de la même manière : il y aura, par exemple, des animaux composés d’animaux, s’il y a des idées des animaux.

Enfin, établir une différence quelconque entre les unités, c’est une absurdité, une pure fiction ; je dis fiction, parce que cela va contre la notion même de l’unité. Car l’unité ne diffère, ce semble, de l’unité, ni en quantité, ni en qualité ; il faut nécessairement que le nombre soit ou égal ou inégal ; tout nombre, mais surtout le nombre composé d’unités. De sorte que, s’il n’est ni plus grand ni moindre, il est égal. Or, lorsque deux nombres sont égaux, qu’ils ne diffèrent en rien, on dit qu’ils sont les mêmes. S’il n’en était pas ainsi, les dyades, qui entrent dans le nombre dix, pourraient différer malgré leur égalité ; car quelle raison aurait-on de dire qu’elles ne diffèrent pas ? Et puis si toute unité jointe à une autre unité forme le nombre deux, l’unité tirée de la dyade formera, avec limité tirée de la triade, une dyade, dyade composée d’unités différentes ; et alors cette dyade sera-t-elle antérieure à la triade, ou postérieure ? Il semble plutôt qu’elle doive être nécessairement antérieure ; car l’une de ces deux unités est contemporaine de la triade, et l’autre contemporaine de la dyade. Ensuite il est vrai, en général, que toute unité jointe à une unité, qu’elles soient égales ou inégales, font deux : ainsi, le bien et le mal, l’homme et le cheval. Or, les philosophes en question n’admettent pas même que cela ait lieu pour les monades. Il serait étrange d’ailleurs, que le nombre trois ne fût pas plus grand que le nombre deux ; admet-on qu’il est plus grand ? mais nous avons vu qu’il lui était égal. De sorte qu’il ne différera pas du nombre deux lui-même. Mais cela n’est pas possible, s’il y a un nombre qui soit premier, un autre qui soit second ; et alors les idées ne seront pas des nombres, et, sous ce rapport, ceux-là ont raison, qui disent que les unités diffèrent ; en effet, si elles étaient des idées, il n’y aurait, comme nous l’avons dit plus haut, qu’une seule idée, dans l’hypothèse contraire. Si, au contraire, les monades ne diffèrent pas, les dyades, les triades ne différeront pas non plus ; et alors il faudra dire que l’on compte ainsi : un, deux, sans que le nombre suivant résulte du précédent joint à une autre unité ; sans quoi le nombre ne serait plus produit par la dyade indéterminée, et il n’y aurait plus d’idées. Une idée se trouverait dans une autre idée, et toutes les idées seraient des parties d’une idée unique.

Ceux donc qui prétendent que les unités ne différent pas, raisonnent bien dans l’hypothèse des idées, mais non pas absolument. Il leur faut, en effet, supprimer bien des choses. Eux-mêmes ils avoueront que, sur cette question : Quand nous comptons et que nous disons, un, deux, trois, le deuxième nombre n’est-il que le premier joint à une unité, ou bien est-il considéré à part et en lui-même ? ils avoueront, dis-je, qu’il y a doute. Et, en réalité, nous pouvons envisager les nombres sous ce double point de vue. Il est donc ridicule d’admettre qu’il y a dans les nombres une si grande différence d’essence.



VIII.

Avant tout il est bon de déterminer quelle différence il y a entre le nombre et l’unité, s’il y en a une. Il ne pourrait y avoir différence que sous le rapport de la quantité, ou sous celui de la qualité ; mais on ne peut appliquer ici ni l’une ni l’autre supposition : les nombres seuls différent en quantité. Si les unités différaient elles-mêmes en quantité, un nombre différerait d’un autre, tout en renfermant la même somme d’unités. Ensuite seraient-ce les premières unitës qui seraient les plus grandes, ou bien seraient-elles plus petites ? Iraient-elles en croissant, ou bien serait-ce le contraire ? Toutes ces hypothèses sont déraisonnables. D’un autre côté, les unités ne peuvent pas non plus différer par la qualité ; car elles ne peuvent avoir en elles aucune modification propre ; dans les nombres, en effet, on dit que la qualité est postérieure à la quantité. D’ailleurs, cette différence de qualité ne pourrait leur venir que de l’un ou du deux : or, l’unité n’a pas de qualité ; le deux n’a qualité qu’en tant qu’il est une quantité, et c’est parce que telle est sa nature qu’il peut produire la pluralité des êtres. Si la monade peut avoir qualité de quelque autre manière, il faudrait commencer par le dire, il faudrait déterminer pourquoi les monades doivent nécessairement différer ; si cette nécessité n’existe pas, d’où peut venir cette qualité dont on parle ? Il est donc évident que si les idées sont des nombres, il n’est pas plus possible que toutes les monades soient absolument combinables, qu’il ne l’est qu’elles soient toutes incombinables entre elles.

Ce que d’autres philosophes disent des nombres n’est pas plus vrai ; je veux parler de ceux qui pensent que les idées n’existent, ni absolument, ni en tant que nombres, mais qui admettent l’existence des êtres mathématiques, qui prétendent que les nombres sont les premiers des êtres, et qu’ils ont pour principe l’unité en soi. Il serait absurde qu’il y eût, comme ils le veulent, une unité première, antérieure aux unités réalisées, et que la même chose n’eût pas lieu aussi pour la dyade, ni pour la triade ; car il y a les mêmes raisons de part et d’autre. Si donc ce qu’on dit du nombre est vrai, et si l’on admet que le nombre mathématique existe seul, il n’a pas pour principe l’unité. Cette unité, en effet, devrait nécessairement différer des autres monades, et par conséquent la dyade primitive différerait aussi des autres dyades ; et de même pour tous les nombres successivement. Si l’unité est principe, le point de vue de Platon, relativement aux nombres, est bien plus vrai, et il faut nécessairement dire avec lui qu’il y a aussi une dyade, une triade primitive, et que les nombres ne sont point combinables entre eux. Mais, d’un autre côté, si l’on admet cette opinion, nous avons montré toutes les impossibilités qui en résultent. Cependant il faut opter entre l’une et l’autre de ces deux opinions. Si donc ni l’une ni l’autre n’est vraie, il ne sera pas possible que le nombre soit séparé.

Il est évident d’après cela que le troisième système, qui admet que le même nombre est à la fois et nombre idéal et nombre mathématique, est le plus faux de tous ; car ce système réunit à lui seul tous les défauts des deux autres. Le nombre mathématique n’est plus véritablement le nombre mathématique ; mais, comme on transforme hypothétiquement sa nature, on est forcé délai attribuer d’autres propriétés, outre les propriétés mathématiques : tout ce qui résulte de la supposition d’un nombre idéal est vrai aussi pour ce nombre ainsi considéré.

Le système des Pythagoriciens présente, sous un point de vue, moins de difficultés que les précédents ; mais sous un autre, il y a quelques difficultés qui lui sont propres. Dire que le nombre n’est pas séparé, c’est supprimer, il est vrai, un grand nombre des impossibilités que nous avons indiquées : mais, d’un autre côté, admettre que les corps sont composés de nombres, et que le nombre composant est le nombre mathématique, voilà qui est impossible. En effet, il n’est pas vrai de dire que les grandeurs sont indivisibles ; c’est précisément parce qu’elles sont indivisibles que les monades n’ont pas de grandeur : comment donc est-il possible de composer les grandeurs d’éléments indivisibles ? Or, le nombre arithmétique est composé de monades indivisibles ; et pourtant on dit que les nombres sont les êtres sensibles, on applique aux corps les propriétés des nombres, comme s’ils venaient des nombres. Ensuite il est nécessaire, si le nombre est un être en soi, qu’il le soit de quelqu’une des manières que nous avons indiquées : or, il ne peut l’être d’aucune de ces manières. Il est donc évident que la nature du nombre n’est point celle que lui attribuent les philosophes qui en font un être indépendant.

Ce n’est pas tout : chaque monade est-elle le résultat de l’égalité du grand et du petit, ou bien les unes viennent-elles du grand, les autres du petit ? Dans ce dernier cas, chaque nombre ne vient pas de tous les éléments du nombre, et ensuite les monades sont différentes ; car dans les unes entre le grand, dans les autres le petit qui est, par sa nature, le contraire du grand. D’ailleurs, quelle est la nature de celles qui font la triade ? car il y a dans ce nombre une monade impaire. C’est pour cela, dira-t-on, que l’on admet que l’unité tient le milieu entre le pair et l’impair. Soit ; mais si chaque monade est le résultat de l’égalité du grand et du petit, comment la dyade sera-t-elle une seule et même nature, étant composée de grand et de petit ? En quoi différera-t-elle de la monade ? De plus la monade est antérieure à /a dyade, car sa suppression entraîne celle de la dyade. La monade sera donc nécessairement une idée d’idée, puisqu’elle est antérieure à une idée, et la monade première viendra elle-même d’autre chose : c’est la monade en soi qui produit la première monade, de même que la dyade indéterminée produit le nombre deux.

Ajoutons qu’il faut, de toute nécessité, que le nombre soit ou infini ou fini, car on en fait un être séparé : il est donc nécessairement un être dans l’une ou l’autre de ces deux conditions. Et d’abord il ne peut pas être infini, cela est évident, car le nombre infini ne serait ni pair ni impair, et tous les nombres produits sont toujours ou pairs ou impairs. Si une unité vient se joindre à un nombre pair, il devient impair ; si la dyade indéfinie s’ajoute à l’unité, on a le nombre deux ; on a un nombre pair, si deux nombres impairs s’unissent ensemble.

Ensuite, si toute idée répond à un objet, et si les nombres sont des idées, il y aura un objet, ou sens/blé ou tout autre, qui répondra au nombre infini. Mais cela n’est possible ni d’après la doctrine même, ni d’après la raison. Dans l’hypothèse, toute idée a un objet correspondant ; mais si le nombre est fini, quelle est la limite ? Il ne faut pas se contenter d’affirmer, il faut donner la démonstration. Si le nombre idéal ne va que jusqu’à dix, comme quelques-uns le prétendent, les idées manqueront bien vite : si, par exemple, le nombre trois est l’homme en soi, quel nombre sera le cheval en soi ? Il n’y a que les nombres jusqu’à dix qui puissent représenter des êtres en soi : tous les objets devront donc avoir pour idée quelqu’un de ces nombres, car seuls ils sont des substances et des idées. Mais les nombres manqueront pour les autres objets ; car ils ne suffiront même pas aux espèces du genre animal. Il est évident encore que si le nombre trois est l’homme en soi, tous étant semblables, puisqu’ils entrent dans les mêmes nombres, alors il y aura un nombre infini d’hommes. Si chaque nombre trois est une idée, chaque homme est l’homme en soi ; sinon il y aura seulement l’être en soi correspondant à l’homme en général. De plus, si le nombre plus petit est une partie du plus grand, les objets représentés par les monades composantes seront des parties de l’objet représenté par le nombre composé. Ainsi, si le nombre quatre est l’idée d’un être, du cheval ou du blanc, par exemple, l’homme sera une partie du cheval, si l’homme est le nombre deux. Ensuite, il est absurde de dire que le nombre dix est une idée, mais que le nombre onze et les suivants ne sont pas des idées. Ajoutons qu’il existe et qu’il se produit des êtres dont il n’y a pas d’idées. Pourquoi donc n’y a-t-il pas aussi des idées de ces êtres ? Les idées ne sont donc pas des causes. Il est absurde, d’ailleurs, que les nombres jusqu’à dix soient plutôt des êtres et des idées que le nombre dix lui-même. Il est vrai que ces nombres, dans l’hypothèse, ne sont pas engendrés par l’unité, tandis que c’est le contraire pour la décade : ce qu’on cherche à expliquer, en disant que tous les nombres jusqu’à dix sont des nombres parfaits. Quant à ce qui se rattache aux nombres, ainsi le vide, l’analogie, l’impair, ce sont, selon eux, des productions des dix premiers nombres. Ils attribuent certaines choses à l’action des principes, comme le mouvement, le repos, le bien, le mal ; toutes les autres choses résultent des nombres. L’unité est l’impair, car si c’était le nombre trois, comment le nombre cinq serait-il impair ? Enfin à quelle limite y a-t-il quantité pour les grandeurs et les autres choses de ce genre ? La ligne première est indivisible, puis la dyade, puis les autres nombres jusqu’à la décade.

Ensuite, si le nombre est séparé, on pourrait se demander qui a la priorité, ou de l’unité, ou de la triade et de la dyade. Entant que les nombres sont composés, c’est l’unité ; en tant que l’universel et la forme sont antérieurs, c’est le nombre. Chaque unité est une partie du nombre, comme matière ; le nombre est la forme. De même, sous un point de vue, l’angle aigu est postérieur à l’angle droit, parce qu’on le définit par le droit ; sous un autre point de vue il est antérieur, parce qu’il en est une partie, parce que l’angle droit peut se diviser en angles aigus. En tant que matière, l’angle droit, l’élément, l’unité, sont donc antérieurs ; mais sous le rapport de la forme et de la notion substantielle, ce qui est antérieur, c’est l’angle droit, c’est le composé de la matière et de la forme ; car le composé de la matière et de la forme se rapproche plus de la forme et de la notion substantielle ; mais sous le rapport de la production il est postérieur. Comment donc l’unité est-elle principe ? C’est, dit-on, parce qu’elle est indivisible. Mais l’universel, le particulier, l’élément, sont indivisibles aussi ; non pas toutefois de la même manière : l’universel est indivisible dans sa notion, l’élément l’est dans le temps. De quelle manière enfin l’unité est-elle donc principe ? L’angle droit, nous venons de le dire, est antérieur à l’aigu, et l’aigu semble antérieur au droit, et chacun d’eux est un. Dira-t-on que l’unité est principe sous ces deux points de vue. Mais cela est impossible : elle le serait d’un côté à titre de forme et d’essence ; de l’autre à titre de partie de matière. Il n’y a véritablement, dans la dyade, d’unités qu’en puissance. Si le nombre est, comme on le prétend, une unité et non un monceau, si chaque nombre est composé d’unités différentes, les deux unités n’y sont qu’en puissance et non en acte.

Voici la cause de l’erreur dans laquelle on tombe : on envisage tout à la fois la question, et sous le point de vue mathématique, et sous ce point de vue des notions universelles. Dans le premier cas on considère l’unité et le principe comme un point, car la monade est un point sans position : et alors les partisans de ce système composent, comme quelques autres, les êtres avec l’élément le plus petit. La monade est donc la matière des nombres, et ainsi elle est antérieure à la dyade ; mais sous un autre rapport elle est postérieure, la dyade étant considérée comme un tout, une unité, comme la forme même. Le point de vue de l’universel amena à regarder l’unité comme le principe général ; d’un autre côté on la considéra comme partie, comme élément : deux caractères qui ne sauraient se trouver à la fois dans l’unité. Si l’imité en soi doit seule être sans position, car ce qui la distingue uniquement, c’est qu’elle est principe, et la dyade est divisible tandis que la monade ne l’est pas, il s’ensuit que ce qui se rapproche le plus de l’unité en soi, c’est la monade ; et si c’est la monade, l’unité en soi a plus de rapport avec la monade qu’avec la dyade. Par conséquent, et la monade et l’unité en soi doivent être antérieures à la dyade. Mais on prétend le contraire : ce qu’on produit d’abord, c’est la dyade. D’ailleurs, si la dyade en soi et la triade en soi sont l’une et l’autre une unité, toutes deux sont la tirade. Qu’est-ce donc qui constitue cette dyade ?



IX.

On pourrait se poser cette difficulté : Il n’y a pas de contact dans les nombres, il n’y a que succession ; or, toutes les monades entre lesquelles il n’y a pas d’intermédiaires, par exemple celles de la dyade ou de triade, suivent-elles, oui ou non, l’unité en soi ? La dyade est-elle antérieure seulement aux unités qui se trouvent dans les nombres suivants, ou bien est-elle antérieure à toute unité ? Même difficulté pour les autres genres du nombre, pour la ligne, le plan, le corps. Quelques-uns les composent des diverses espèces du grand et du petit : ainsi ils composent les longueurs de long et de court ; les plans de large et d’étroit ; les solides de profond et de non-profond : toutes choses qui sont des espèces du grand et du petit. Quant à l’unité considérée comme principe de ces nombres, il y a diverses opinions ; et ces opinions sont pleines de mille contradictions, de mille fictions évidentes et qui répugnent au bon sens. En effet, les parties du nombre restent sans aucun lien, si les principes eux-mêmes n’en ont aucun avec elles : on a séparément le large et l’étroit, le long et le court ; et s’il en était ainsi, le plan serait une ligne, le solide un plan. Ensuite, comment rendre compte, dans ce système, des angles des figures, etc. ? Ces objets se trouvent dans le même cas que les composants du nombre ; car ce sont-là des modes de la grandeur. Mais la grandeur ne résulte pas des angles et des figures ; de même que la longueur ne résulte pas du courbe et du droit, ni les solides du rude et du poli.

Mais il est une difficulté commune à tous les genres considérés comme universaux : il s’agit des idées qui renferment un genre. Ainsi l’animal en soi est-il dans l’animal ou en est-il différent ! S’il n’en est pas séparé, il n’y a plus de difficulté ; mais s’il est indépendant de l’unité et des nombres, comme le prétendent les partisans de ce système, alors la solution est difficile, à moins que par facile il ne faille entendre l’impossible. En effet, lorsqu’on pense l’unité dans la dyade, ou en général dans un nombre, pense-t-on l’unité en soi ou une autre unité ?

Le grand et le petit, telle est pour quelques-uns la matière des grandeurs ; pour d’autres, c’est le point (le point leur paraît être, non pas l’unité, mais quelque chose d’analogue à l’unité), et une autre matière du genre de la quantité, mais non quantité. Les mêmes difficultés se reproduisent tout aussi bien dans ce système. Car s’il n’y a qu’une seule matière, il y a identité entre la ligne, le plan et le solide ; s’il y en a plusieurs, une pour la ligne, une autre pour le plan, une autre pour le solide, ces diverses matières s’accompagnent-elles, oui ou non, l’une l’autre ? On arrivera encore par là aux mêmes difficultés : ou bien le plan ne contiendra pas la ligne, ou bien il sera une ligne. Ensuite, comment le nombre peut-il être composé d’unité et de pluralité ? C’est ce qu’on ne songe point à faire voir. Quelle que soit la réponse, on arrive aux mêmes difficultés que ceux qui composent le nombre avec la dyade indéfinie. Les uns composent le nombre avec la pluralité prise dans son acception générale, et non avec la pluralité déterminée ; les autrès avec une pluralité déterminée, la première pluralité ; car la dyade est une sorte de pluralité première. Il n’y a aucune différence, pour ainsi dire : les mêmes embarras se rencontrent, dans les deux systèmes, relativement à la position, au mélange, à la production, et à tous les modes de ce genre.

Voici une des plus graves questions qu’on puisse se proposer à résoudre : Si chaque monade est une, d’où vient-elle ? Chacune d’elles n’est pas l’unité en soi ; il faut donc nécessairement qu’elles viennent de l’unité en soi et de la pluralité ou d’une partie de la pluralité. Mais il est impossible de dire que la monade est une pluralité, puisqu’elle est indivisible ; si l’on dit qu’elle vient d’une partie de la pluralité, il y a bien d’autres embarras. Car il faut de toute nécessité que chacune des parties soit indivisible ou qu’elle soit une pluralité ; et dans ce dernier cas la monade serait divisible, et les éléments du nombre ne seraient plus l’unité et la pluralité. Du reste, on ne peut pas supposer que chaque monade vient de la pluralité et de l’unité. D’ailleurs celui qui compose ainsi la monade ne fait rien autre chose que donner un nombre nouveau ; car le nombre est une pluralité d’éléments indivisibles. Et puis il faut demander aux partisans de ce système, si le nombre est fini ou infini. Ce doit être, à ce qu’il semble, une pluralité finie qui, jointe à l’unité, a produit les monades finies : autre chose est la pluralité en soi, autre chose la pluralité infinie. Quelle pluralité et eu quelle unité sont donc ici les éléments ?

On pourrait faire les mêmes objections relativement au point et à l’élément avec lequel on compose les grandeurs. Il n’y a pas un point unique, le point générateur : d’où vient donc chacun des autres points ? Ils ne viennent pas assurément d’une certaine dimension et du point en soi. Bien plus, il n’est pas même possible que les parties de cette dimension soient des parties indivisibles, comme le sont les parties de la pluralité avec lesquelles on produit les monades ; car le nombre est composé d’éléments indivisibles, mais non pas les grandeurs[18].

Toutes ces difficultés, et bien d’autres du même genre, prouvent jusqu’à l’évidence qu’il n’est pas possible, que ni le nombre, ni les grandeurs, soient séparés. Ensuite la divergence d’opinion entre les premiers philosophes au sujet du nombre, montre le trouble continuel où les jette la fausseté de leurs systèmes. Ceux qui n’ont reconnu que les êtres mathématiques comme indépendants des objets sensibles, ont rejeté le nombre idéal et admis le nombre mathématique, parce qu’il avaient vu les difficultés, les hypothèses absurdes qu’entraînait la doctrine des idées. Ceux qui ont voulu admettre tout à la fois l’existence des idées et celle des nombres, ne voyant pas bien comment, en reconnaissant deux principes, on pourrait rendre le nombre mathématique indépendant du nombre idéal, ont identifié verbalement le nombre idéal et le nombre mathématique. C’est en réalité supprimer le nombre mathématique, car le nombre est alors un être particulier, hypothétique, et non plus le nombre mathématique. Le premier qui admit qu’il y avait des nombres et des idées, sépara avec raison les nombres des idées. Il y a donc du vrai dans ce point de vue de chacun ; mais ils ne sont pas complètement dans le vrai. Eux-mêmes ils confirment ce que nous venons d’avancer, par leur désaccord et leurs contradictions. La cause, c’est que leurs principes sont faux ; et il est difficile, dit Epicharme, de dire la vérité, en parlant de ce qui est faux ; car aussitôt qu’on parle la fausseté devient évidente.

Ces objections et ces observations doivent suffire relativement au nombre : un plus grand amas de preuves ne ferait que convaincre davantage ceux qui déjà sont persuadés ; elles ne persuaderaient pas davantage ceux qui ne le sont pas. Quant aux premiers principes, aux premières causes ei aux éléments, qu’admettent ceux qui ne traitent que de la seule substance sensible, une partie de cette question a déjà été traitée dans la Physique ; l’étude des autres principes n’entre pas dans nos recherches actuelles[19]. Nous devons maintenant étudiera leur tour ces autres substances, que quelques autres philosophes font indépendantes des substances sensibles. Il en est qui ont prétendu que les idées et les nombres sont des substances de ce genre, et que leurs éléments sont les éléments et les principes des êtres : il faut examiner et apprécier leurs opinions à cet égard. Quant à ceux qui admettent seulement les nombres, et qui en font des nombres mathématiques, nous nous occuperons d’eux par la suite ; mais nous allons examiner le système de ceux qui admettent les idées, et voir les difficultés qui s’y rattachent.

Et d’abord ils considèrent à la fois les idées comme des essences universelles, puis comme des essences séparées, puis comme la substance même des choses sensibles : or, nous avons montré précédemment que cela était impossible. Ce qui fit que ceux qui posent les idées comme essences universelles les réunirent ainsi en un seul genre, c’est qu’ils ne donnaient pas la même substance aux objets sensibles. Ils pensaient que les objets sensibles sont dans un flux perpétuel et qu’aucun d’eux ne persiste ; mais qu’en dehors de ces êtres particuliers il y a l’universel, et que l’universel a une existence propre. Socrate, comme nous l’avons dit précédemment, s’est bien occupé de l’universel dans les définitions ; mais il ne l’a point séparé des êtres particuliers, et il a eu raison de ne l’en point séparer. Une chose est prouvée par les faits, c’est que sans l’universel il n’est pas possible d’arriver jusqu’à la science ; mais la séparation du général d’avec le particulier est la cause de toutes les difficultés qu’entraînent les idées.

Quelques philosophes, croyant qu’il fallait nécessairement, s’il y a d’autres substances que les substances sensibles et qui s’écoulent perpétuellement, que ces substances fussent séparées, et, d’un autre côté, ne voyant pas d’autres substances, admirent ces essences universelles ; de sorte que, dans leur système, il n’y a presque aucune différence de nature entre les essences universelles et les substances particulières. C’est là, en effet, une des difficultésqu’enlraîne avec elle la doctrine des idées.


X.

Nous avons dit au commencement, dans la position des questions à résoudre[20], quels embarras se présentent, et si l’on admet, et si l’on rejette la doctrine des idées. Revenons-y maintenant.

Si l’on veut que ce ne soient point des substances séparées à la manière des êtres individuels, alors on anéantit la substance, telle que nous la concevons. Si l’on suppose, au contraire, des substances séparées, comment se représenter leurs éléments et leurs principes ? Si ces éléments sont particuliers et non des universaux, il y aura autant d’éléments que d’êtres, et il n’y aura pas de science possible des éléments. Supposons, par exemple, que les syllabes qui composent le mot soient des substances, et que leurs éléments soient les éléments des substances, il faudra que la syllabe BA soit une ainsi que chacune des autres syllabes ; car elles ne sont pas des universaux, et ne sont point identiques par un rapport de l’espèce : chacune d’elles est une en nombre, elle est un être déterminé, seul de son espèce. Ensuite, dans cette hypothèse, chaque syllabe est à part et indépendante, et, si telles sont les syllabes, tels seront aussi les éléments des syllabes. De sorte qu’il n’y aura pas plus d’un seul A ; et de même pour chacun des autres éléments des syllabes, en vertu de ce principe que, parmi les syllabes, la même ne saurait jouer des rôles différents. Or, s’il en est ainsi, il n’y aura pas d’autres êtres en dehors des éléments ; il n’y aura que des éléments. Ajoutez qu’il n’y a pas de science des éléments ; car ils n’ont pas le caractère de la généralité, et la science embrasse le général. C’est ce qu’on voit clairement dans les définitions et les démonstrations : on ne conclurait pas que les trois angles de tel triangle particulier égalent deux angles droits, si les trois angles de tout triangle n’égalaient pas deux droits ; on ne dirait pas que cet homme est un animal, si tout homme n’était pas un animal.

Si, d’un autre côté, les principes sont universels, ou s’ils constituent les essences universelles, ce qui n’est pas substance sera antérieur à la substance, car l’universel n’est pas une substance, et les éléments et les principes sont des universaux. Toutes ces conséquences sont légitimes, si l’on compose les idées d’éléments, si l’on admet qu’indépendamment des idées et des substances de même espèce, il y a une autre substance séparée des premières. Mais rien n’empêche qu’il en soit pour les autres substances comme pour les éléments des sons, où l’on a plusieurs A, plusieurs B, servant à former une infinité de syllabes, sans que pour cela il y ait, indépendamment de ces lettres, l’A en soi et le B en soi.

La plus importante des difficultés que nous ayons énumérées est celle-ci : Toute science porte sur l’universel, il faut donc nécessairement que les principes des êtres soient des universaux et non des substances séparées. Cette assertion est vraie sous un point de vue ; sous un autre elle ne l’est pas. La science et le savoir sont doubles en quelque sorte : il y a la science en puissance et la science en acte. La puissance étant, pour ainsi dire, la matière de l’universel et l’indétermination même, appartient à l’universel et à l’indéterminé ; mais l’acte est déterminé : tel acte déterminé porte sur tel objet déterminé. Cependant l’œil voit accidentellement la couleur universelle, parce que telle couleur qu’il voit, est une couleur en général. Cet A particulier qu’étudie le grammairien est un A en général. Car, s’il est nécessaire que les principes soient universels, ce qui en dérive l’est nécessairement aussi, comme on le voit dans les démonstrations. Et s’il en est ainsi, rien n’est séparé, pas même la substance. Toutefois il est clair que sous un point de vue la science est universelle, et que sous un autre elle ne l’est pas.




FIN DU LIVRE TREIZIÈME.
  1. Nous avons eu sous les yeux, pour la rédaction des notes relatives à ce livre et au suivant, une publication de Brandis, que nous ne connaissions point encore quand nous écrivions notre Introduction à la Métaphysique. Il s’agit d’un extrait des Grandes Scolies, qui contient la meilleure partie des commentaires grecs sur la métaphysique, et où l’on trouve, de plus que dans la grande collection, de nombreux fragments du texte inédit du Syrianus. Le livre en question porte ce titre : Scholia grœca in Aristotelis Metaphysica collegit Christ.-Aug. Brandis. Berolini, 1837, in-8. Toutes les fois que nous le citerons, ce sera sous le nom de Petites Scolies, pour le distinguer de la grande collection que nous désignerons toujours sous le celui de Scholia in Aristolelem.
  2. Aristote traite de la substance matérielle dans le premier livre de la Physique, et, dans le deuxième, de la substance en acte, ou de l’essence. Voyez aussi dans la Métaphysique les livres septième et suivants.
  3. On sait que ces traités n’existent plus.
  4. Voyez livre III, 2,t.I ; p. 80, et particulièrement chapitre 4, p. 96 sqq.
  5. Voyez liv. III, 2, t. I, p. 79. 80, et psssim.
  6. Voyez, dans le De Anima, la théorie à laquelle se rattache cette opinion.
  7. Voyez au liv. V, 7, t.1, p. 166 sqq.
  8. Voyez. liv. VI, 2, t. 1. p. 214 sqq.
  9. Aristote réfute ici l’opinion d’Aristippe. Il a déjà remarqué ailleurs, mais sans examiner la valeur de cette idée, qu’Aristippe proscrivait les Mathématiques ; liv. III, 2, t. I, p. 73. On trouve quelques détails sur ce sujet dans les commentateurs. Voyez Philopon, fol. 556 ; Alexandre, Schol., p. 817 ; Syrianus, Pet. Scolies, p. 298 ; Bagolini, fol. 55, b ; Cod. reg., Schol., p. 817.
  10. Ce chapitre et le suivant ne sont guère que la reproduction mot à mot d’une partie du chapitre septième du livre premier. Voyez t.1, p. 42 sqq.
  11. Voyez plus haut, liv. VII, 9, t. II, p. 31.
  12. Dans le chapitre deuxième de ce livre.
  13. Cette hypothèse est celle de Platon.
  14. Les commentateurs anciens attribuent cette opinion à Xénocrate. Alex. Schol., p. 818 ; Syrianus, Petites scolies, p. 304, Bagol., fol. 71, a ; Philopon, fol. 56, b, etc. M. Ravaisson, Essai, t. I, p.178, en note, et dans son beau travail sur Speusippe, VII, p. 28 sqq., a essayé de démontrer que c’était à ce dernier philosophe et non à Xénocrate qu’il fallait la rapporter. Suivant M. Ravaisson, la vraie doctrine de Xénocrate est celle de l’identité du nombre idéal et du nombre mathématique. Il ne nous appartient pas de décider la question ; il nous semble toutefois que l’avis des commentateurs sur un fait qu’on pouvait vérifier de leur temps, et sur lequel, en dehors de leur témoignage, nous ne pouvons guère former que des conjectures, n’est pas si fort à dédaigner que l’insinue le savant critique, et nous hésitons encore à les condamner.
  15. On ne sait pas à quel philosophe il faut attribuer cette opinion.
  16. Xénocrate, suivant M. Ravaisson.
  17. Voyez liv. V, 6, t. I, p. 160 sqq.
  18. Cette idée est développée au chapitre premier du livre sixième de la Physiqne, Bekker, p. 231.
  19. Syrianus, à cet endroit : « Aristote expose au long ses opinions sur les principes physiques dans la Physique et dans le traité de la production et de la destruction, et y réfute la plupart des systèmes des anciens. Les principes moraux ou logiques ne rentrent pas dans son dessein actuel : il en a parle dans les livres sur les Éthiques et dans les livres sur la démonstration. » Petites Scolies, p. 322 ; Bagolini, fol. 98, a.
  20. Liv. III, 2, t. I, p. 93 sqq.