Cours d’agriculture (Rozier)/POMME DE TERRE

Hôtel Serpente (Tome huitièmep. 179-215).


POMME DE TERRE.[1] Cette plante est le plus utile présent que le Nouveau Monde ait fait à l’ancien. On l’a confondue, & on la confond encore tous les jours avec la patate & le topinambours ; ces trois végétaux, il est vrai, sont originaires de l’Amérique ; leur utilité alimentaire, la facilité de leur propagation, & leur étonnante fécondité, sont également incontestables, mais ils appartiennent à des familles très-distinctes, n’ayant entre eux aucune ressemblance dans les parties de leur fructification. La pomme de terre est un solanum ; la patate un convolvulus, ou liseron, & le topinambours, ou poire de terre, un corona solis, ou tournesol.

C’est encore avec aussi peu de fondement qu’on désigne, dans beaucoup de cantons, la pomme de terre sous le nom de truffe blanche & de truffe rouge, mais il est pareillement très-aisé de distinguer les caractères qui établissent sa différence respective avec la substance fongueuse informe, que les botanistes ont placés dans la cryptogamie. Quels que soient donc la figure, le volume, la couleur, & la production de la pomme de terre, elle n’est ni la patate, ni le topinambours, ni la truffe, & peut être, pour éviter toute méprise, seroit-il utile de lui trouver une autre dénomination, car la pomme de terre n’est pas plus une pomme, que le topinambours n’est une poire.

Dans la multitude innombrable des plantes qui couvrent la surface sèche & la surface humide du globe, il n’en est point en effet, après le froment, le seigle, l’orge & le riz, de plus digne de nos soins & de nos hommages que celle qui fait l’objet de cet article, sous quelque point de vue qu’on l’envisage. Elle prospère dans les deux continens ; la récolte ne manque presque jamais, elle ne craint ni la grêle, ni la coulure, ni les autres accidens qui anéantissent en un clin d’œil le produit de nos moissons ; enfin, c’est bien de toutes les productions des deux Indes, celle dont l’Europe doive bénir le plus l’acquisition, puisqu’elle n’a coûté ni crimes, ni larmes à l’humanité.

Une circonstance à laquelle il ne paroît pas qu’on réfléchisse assez, & qui mérite néanmoins de fixer l’attention générale, c’est que la pomme de terre étant en état de mieux alimenter les cultivateurs & leurs bestiaux pendant la saison la plus morte de l’année, il s’ensuivra qu’ils auront les moyens d’en posséder un nombre plus considérable, & que la race humaine pourra elle-même s’augmenter, puisqu’il est démontré par un grand nombre d’observations que cette plante est favorable à la population, & que la quantité d’enfans qu’on voit en Irlande est due au très-grand usage que les habitans font de ces racines, soit parce qu’elles les préservent des maladies du premier âge, soit parce qu’elles donnent à leurs parens plus d’aisance ou moins de besoins, & une constitution plus robuste.

S’il étoit possible de pénétrer de ces vérités importantes les habitans de nos campagnes, & de leur persuader que les années les moins riches en grain, sont extrêmement abondantes en pommes de terre, & vice versa, que la même plante peut servir également à la boulangerie, dans la cuisine, & dans la basse cour, sans doute on les verroit bientôt bêcher le coin d’un jardin ou d’un verger qui rapportoit au plus un boisseau de pois ou de haricots, pour y planter ces racines dont le produit procureroit une subsistance toujours assurée dans les plus mauvaises années : on verroit les pauvres vignerons, au lieu de se nourrir d’un mauvais pain composé d’orge, d’avoine, de sarrasin & de criblâtes où l’y vraie domine, (trop heureux encore quand ils en ont leur suffisance,) mettre au pied de leurs vignes des pommes de terre, & se ménager une ressource alimentaire, si propre à leur donner cette vigueur qui caractérise les habitans du nord de la France, chez lesquels elles forment pendant l’hiver la base de la nourriture. Enfin, on verroit les cultivateurs laborieux & intelligens, tirer d’une petite étendue de terrain le plus médiocre, de quoi faire vivre toute leur famille, fût-elle très-nombreuse, jusqu’au retour de l’abondance.

Quand on réfléchit que la plus grande fertilité du sol, & l’industrie du cultivateur ne sauroient mettre le meilleur pays à l’abri de la famine, & que les pommes de terre qui se développent avec sureté dans l’intérieur du sol, peuvent devenir un remède contre la disette accidentelle des grains que la gelée, les orages, la grêle & les vents, ravagent à la surface, & donner sans aucun apprêt une nourriture aussi simple que commode, on a droit d’être étonné, formalisé même, de l’indifférence qui règne encore dans certains cantons pour cette espèce de dédommagement dont il ne tiendroit qu’à eux de profiter : les habitans des campagnes travaillant beaucoup, & gagnant peu, trouveroient dans ce supplément de production une ressource conforme à leurs moyens, & que nulle autre n’est en état de leur procurer aussi abondamment.

L’influence des préjugés & de la routine sur l’opinion des habitans de la campagne, ne doit pas faire abandonner le projet de les instruire quand on s’intéresse à leur bonheur. L’exemple de tous les préceptes le plus sûr, a déjà été employé avec fruit par plusieurs citoyens recommandables, grâces à leurs instructions & à leurs encouragemens ; la culture des pommes de terre a été adoptée dans des cantons d’où l’esprit de système & de contradiction sembloit l’avoir bannie pour toujours. Un jour viendra, & il n’est pas éloigné, qu’après avoir été avilie, calomniée, la plante acquerra l’estime générale, & occupera la place de productions incertaines, dont le résultat, estimé au plus haut degré, n’a jamais compensé les frais & les soins qu’elles ont coûté.

Qu’ils ne se refusent donc plus à l’adoption de cette plante en allégant la mauvaise qualité de leur sol ; le succès de la plaine des Sablons & de la plaine de Grenelle, malgré les circonstances les plus défavorables, prouve sans réplique, d’une part, qu’il n’y a point de terrains assez arides, assez ingrats qui, avec du travail, ne puissent convenir à cette culture ; & de l’autre, qu’il n’existe pas de végétal plus propre à commencer des défrichemens, à vivifier des terrains que la charrue ne sillonne jamais, ou qui ne rapportent pas en grains la semence qu’on y a jetée. Combien de landes où de bruyères, autour desquelles végètent tristement plusieurs familles, seroient en état de procurer la subsistance, le superflu même, à beaucoup de nos concitoyens, toujours aux prises avec la nécessité, & qui souvent n’ont d’autres ressources pour vivre que le lait d’une vache ou d’une chèvre, & un peu de mauvais pain. Pourquoi même dans les bons fonds n’accorderoient-ils pas également aux pommes de terre le même degré de considération qu’aux semences légumineuses & aux racines potagères ? elles seront, je le répète, un moyen assuré de parer toujours aux malheurs de la famine, & pourront, en cas de disette de grains, prendre la forme de pain, & nourrir aussi commodément que cet aliment.

Mais la pomme de terre n’a pas toujours besoin de l’appareil de la boulangerie pour devenir un commestible salutaire & efficace ; ces racines, telles que la nature nous les donne, sont une sorte de pain tout fait ; cuites dans l’eau ou sous les cendres, & assaisonnées avec quelques grains de sel, elles peuvent, sans autre apprêt, nourrir à peu de frais le pauvre pendant l’hiver : rien de plus vrai, rien de plus conforme à l’expérience & à l’observation. Pourquoi donc travestir artificiellement, au moyen de bien des manipulations, une racine farineuse que la plus simple opération rend sur le champ alimentaire ? Voici le langage que je n’ai cessé de tenir aux pauvres cultivateurs dont le sort me touche véritablement.

Consommez toujours les pommes de terre en nature ; quand il y a abondance de grains, associez-les à leur farine dans les années médiocres, & s’il ne vous reste absolument d’autres ressources pour subsister que ces racines en quantité, consacrez-en une partie à la panification pour avoir dans tous les temps l’aliment sous la forme habituelle. Leur culture, d’ailleurs, ne pourra, jamais avoir aucun inconvénient par rapport à celle des blés ; elle n’enfantera ni magasin, ni monopole, ni famine.

Ce conseil si facile à suivre, & que depuis quinze ans je donne sous tant de formes, & avec le zèle que doit inspirer le désir vif d’être utile, s’est déjà fait entendre dans beaucoup de cantons ; bientôt leurs habitans se réuniront à ceux de l’Alsace & de la Lorraine, & diront aux détracteurs qui cherchent encore à affoiblir les avantages de la culture des pommes de terre ; Regardez nos enfans, nos gens & nos bestiaux qui se nourrissent avec nous de ces racines, ne sont-ils pas aussi sains, aussi vigoureux & aussi multipliés que dans vos pays à grains.

Je ne crains pas de m’aveugler en assurant, d’après la connoissance que j’ai acquise des propriétés des pommes de terre, que c’est la plante la plus précieuse, qu’elle a déjà contribué pour sa part à rétablir en Europe, la population à laquelle la découverte du Nouveau Monde avoit porté de si fortes atteintes, & que la main bienfaisante du Créateur semble y avoir réuni tout ce qu’il est possible de désirer pour faire trouver l’abondance & l’économie au sein même de la cherté & de la stérilité.

De quels sentimens ne devons nous donc pas être pénétrés pour la mémoire de ce voyageur célèbre, qui le premier apporta dans sa patrie une plante aussi productive. Il faudroit lui ériger une statue, & la reconnoissance ne manqueroit pas de faire tomber à ses pieds les habitans des campagnes dérobés aux horreurs de la famine par le secours unique des pommes de terre.


PLAN du travail.


CHAPITRE PREMIER. Des pommes de terre considérées depuis le moment où U s agit de les planter jusqu’après la récolte.
Section Première. Description générique de la plante.
Sect. II. Description de ses variétés.
Sect. III. Observations générales sur les variétés.
Sect. IV. Des accidens qu’éprouvent les pommes de terre.
Sect. V. De leurs maladies.
Sect. VI. Des animaux qui les attaquent.
Sect. VII. Engrais propres aux pommes de terre.
Sect. VIII. Du terrain & de sa préparation.
Sect. IX. Choix des pommes de terre pour la plantation.
Sect. X. Du temps de faire la plantation.
Sect. XI. Des différentes méthodes de les cultiver.
Sect. XII. Des façons de culture.
Sect. XIII. De la manière d’en faire la récolte.
Sect. XIV. Différens moyens de multiplier les pommes de terre.
Sect. XV. Semis de pommes de terre.
Sect. XVI. Double récolte.
Sect. XVII. Rapport ordinaire des pommes de terre.


CHAP. II. Des pommes de terre considérées relativement à leur conservation & à la nourriture qu’elles fournissent à l’homme & aux animaux.
Section Première. Analyse des pommes terre.
Sect. II. De leur conservation.
Sect. III. De leur farine.
Sect. IV. Pommes de terre relativement à la nourriture des hommes.
Sect. V. De leur caisson.
Sect. VI. De leur emploi quand elles sont gelées ou germées.
Sect. VII. Pommes de terre relativement à la nourriture des animaux.
Sect. VIII. Emploi de leurs feuilles.
Sect. IX. Pommes de terre pour le bétail.
Sect. X. Pommes de terre pour les volailles,
Sect. XI. De leur propriétés médicinales.
Sect. XII. Objections & réponses.

CHAPITRE PREMIER.

Des Pommes de terres considérées depuis le moment où il s’agit de les planter jusqu’après la récolte.

La culture des pommés de terre n’est fondée que sur un seul principe, quelle que soit l’espèce & la nature du sol ; il consiste à rendre la terre aussi meublé qu’il est possible avant la plantation & pendant toute la durée de l’accroissement du végétal, en se servant des bras ou des animaux ; le produit sera toujours proportionné aux soins qu’on en prendra & à l’espèce de pommes de terre. Arrêtons-nous d’abord à la description de la plante, de ses variétés, de ses accidens, de ses maladies & des animaux qui l’attaquent.


Section Première.

Description générique des Pommes de terre.

Quoique la pomme de terre ne soit qu’une espèce de 'solanum', que Tournefort a désignée sous le nom de solanum tuberosum asculentum flore alto, & Linnæus, sous celui desolanum tuberosum, nous en donnerons cependant une description générique qui conviendra plus particulièrement aux différentes espèces ou variétés provenant de toutes les parties de l’Amérique septentrionale, où elles sont indigènes.

Fleurs. Il sort des aisselles des feuilles, des bouquets de fleurs ombelliformes portées sur un pétiole commun.

Calice, Il est persistant d’une seule pièce, en forme de cloche pentagone, découpe dans la moitié de sa longueur en cinq parties presqu’égales ; chaque découpure est large dans la moitié de sa longueur, & bordée d’un feuillet membraneux blanc ; le reste est une espèce de filet étroit, creusé en gouttière & pointu.

Corolle ; est d’une seule pièce ouverte en forme de rosette. Le tube est très-court. Le limbe est grand, renversé en dehors, plissé en cinq endroits & garni de cinq pointes & de cinq échancrures sur le bord. Quelquefois elle est double ; tantôt d’un beau rose, violette, bleue, gris de lin, blanche & même panachée.

Étamines ; elles sont au nombre de cinq, moitié plus courtes que la corolle, rassemblées autour du pistil qu’elles embrassent ; les filets sont courts, en forme d’aleine, attachés au haut du tube ; les anthères sont oblongues, rapprochées les unes des autres, empreintes de quatre sillons, composées de deux bourses soudées en dehors, séparées en dedans, partagées intérieurement par un filet membraneux, & ouvertes en haut, obliquement en dehors.

Pistil ; il est une fois plus long que les étamines, & placé dans leur centre ; l’ovaire a la forme d’un œuf ; il porte un style cylindrique terminé par un stigmate oblong & inégal.

Fruits. Ce sont des baies plus ou moins grosses, charnues, presque rondes, lisses, légèrement aplaties sillonnées des deux côtés ; elles sont vertes d’abord & jaunissent en mûrissant ; elles contiennent un grand nombre de petites semences lenticulaires, blanches & enveloppées d’une substance pulpeuse.

Feuilles ; elles sont ailées avec une impaire & souvent sans impaire ; leurs folioles sont très-peu pétiolées, ovales, terminées en pointes ridées, sinuées d’un vert plus ou moins foncé en dessus, plus pâle en dessous, & garnies d’un grand nombre.

Racines. On en distingue de deux sortes, la fibreuse & la tubéreuse ; la première est composée de petits filamens qui partent directement du collet de la tige, & tiennent les racines tubéreuses attachées ensemble ; la seconde est formée de bulbes charnues de différentes formes, grosseurs & couleurs ; leur surface est fort inégale, & garnie d’un grand nombre de tubérosités, souvent de tubercules, & toujours de fossettes ou enfoncemens, qui sont l’emplacement des bourgeons.

Port ; tige d’un à trois pieds de hauteur, herbacée, creuse, cannelée, tachée & rameuse.

Lieu. Elle se plaît dans tous les climats ; la plupart des terrains & des expositions lui conviennent : il ne s’agit que d’y approprier les différentes espèces, mais un sol léger doit toujours être préféré.

Origine ; apportée de l’Amérique septentrionale en Europe, par Walter-Raleig, qui découvrit & prit possession de la Virginie sous le règne d’Elisabeth. La pomme de terre s’est naturalisée si parfaitement parmi nous, qu’on la croiroit appartenir à l’univers entier : on la cultive en effet dans toutes les parties du globe avec le plus grand succès.


Section II.

Description des variétés.

Ceux des botanistes modernes qui ont admis dans leur nomenclature la pomme de terre, n’en ont indiqué qu’une seule variété ; mais leurs observations sur cette plante, toujours plus relatives à la science qu’à l’utilité publique, n’ont pas été poussées bien loin ; car il en existe maintenant onze espèces jardinières ou variétés bien caractérisées. Le moyen de les reconnoître ne seroit pas sans doute de continuer à les désigner, comme on l’a fait journellement, selon les cantons européens d’où elles ont été tirées à l’époque de leur maturité, puisque toutes viennent primitivement de l’Amérique septentrionale, & que le moment de la récolte varie beaucoup à raison des années, des climats, des engrais & du sol ; il paroît donc plus naturel, & en même temps plus utile, de les décrire d’après le port de la plante, la forme & la couleur de ses tubercules : l’étude particulière & suivie que j’ai eu l’occasion de faire pendant beaucoup d’années, de l’économie végétale de chacune, m’autorise à penser que les blanches, les rouges, les violettes & les grises, les longues, les rondes & les plates, constituent des variétés bien marquées qui se reproduisent ainsi, indépendamment du sol, de la culture & des aspects.

Grosse blanche tachée de rouge. Elle a les feuilles d’un vert foncé, plus lisses & plus rudes en dessous, larges, oblongues, aplaties & dilatées comme en palme ou main ouverte ; ses tiges sont fortes & rampantes ; ses fleurs commencent par être rouges, panachées, & finissent par le gris de lin ; elles sont abondantes ainsi que les baies. Cette variété est la plus vigoureuse, la plus féconde & la plus commune dans nos marchés. Elle est marquée intérieurement par des points rouges. Dans quelques cantons où on en nourrit le bétail, elle est appelée Pomme de terre à vaches : elle devroit porter le nom d’Howard, gentilhomme anglois, qui en a enrichi depuis quelques années sa patrie, dont la reconnoissance lui a fait décerner une médaille à cette occasion.

Rouge longue ; tige rougeâtre, velue sur sa longueur ; feuilles d’un vert peu foncé, drapées en dessous, chargées de poils le long de la nervure ; la surface des racines est un peu raboteuse & remplie de cavités : elle est marquée intérieurement par un cercle rouge, & c’est après la grosse blanche celle qui est la plus répandue : si elle ne produit pas autant, la qualité en est meilleure, aussi est-elle toujours plus chère, mais moins précoce ; il lui faut un sol gras. Sa forme est assez communément celle d’un rognon.

Blanche longue. Son port ressemble assez à celui de la grosse blanche ; mais la couleur du feuillage est plus foncée ; la fleur est petite, très-échancrée & parfaitement blanche ; la racine est exempte de points rouges intérieurement, mais très-productive & d’une excellente qualité : il paroît que les irlandois cultivent particulièrement cette variété ; car on reconnoît, dans quelques endroits, sous le nom de Blanche Irlandoise : elle pourra un jour remplacer la grosse blanche pour l’usage des hommes.

Violette. Le calice est taché en dehors de points violets, & la corolle est moitié plus longue, de couleur violette foncée en dedans & moins en dehors ; les tiges sont grêles & les folioles d’un vert foncé, très-rapprochées les unes des autres, courtes & presque rondes ; les racines sont rondes quand elles sont petites, & longue, lorsqu’elles ont plus de volume ; leur superficie est marquée de points violets & jaunes. Cette espèce est un peu hâtive.

Rouge Souris. Elle a la tige roide, presque triangulaire & les extrémités des côtes supérieures rougeâtres : elle est légèrement ailée ; ses feuilles sont verdâtres, & ressemblent assez à celles de la rouge longue : comme celle-ci, les fleurs ont diverses couleurs ; mais ses tubercules sont plus unis, pointus à une des extrémités, un peu aplatis, ayant fort peu d’œilletons, & une chair absolument blanche : on lui donne aussi le nom de Corne de vache : elle est un peu précoce & d’une très-bonne qualité.

Blanche ronde, aplatie ; la tige est verte & forte ; la feuille crépue, profondément découpée, d’un vert olivâtre ; la fleur est panachée ; les racines au lieu de se trouver rassemblées au pied, s’en écartent & filent au loin ; la peau des racines est fine, & la chair un peu panachée : elles viennent de Newyork, demandent un sol léger, & sont très-délicates à manger.

Rouge oblongue. Elle ressemble beaucoup pour le port à la longue blanche, la plante est aussi forte & ses tiges sont également vertes, mais les feuilles sont plus longues, plus droites, en faisant un angle plus aigu avec la tige ; les tubercules sont d’un rouge foncé & presque ronds. Cette variété se plaît dans une terre un peu forte : elle donne quelquefois des racines d’un volume énorme, dont l’intérieur est très-blanc : elles sont originaires de l’Isle longue, & généralement d’un goût excellent.

Pelures d’oignon ; les tiges sont grêles & rouges par intervalle ; les feuilles petites, crépues ; les fleurs panachées d’abord, ensuite gris de lin ; les racines longues, aplaties & quelquefois pointues à l’une de leurs extrémités : c’est de toutes les variétés celle qui est la plus hâtive, quoiqu’elle ne fleurisse pas plutôt que les autres ; mais une fois arrivée à cette époque, le feuillage se dessèche insensiblement : elle est d’une bonne qualité, & réussit assez constamment dans les terrains légers. Les autres qu’on cultive en Angleterre sous le nom de pommes de terre précoces, m’ont paru n’être que des variétés de celle-ci, vu leur analogie dans le port de la plante.

Longue rouge en dehors & en dedans. Cette espèce ne présente aucune différence remarquable avec la grosse blanche, ni du côté des tiges, ni du côté des feuilles, tant pour la grandeur, grosseur & couleur, en sorte qu’on pourroit la regarder comme une variété de la même plante. La couleur de la racine, qui d’abord a la chair d’un rouge éclatant lorsqu’elle est venue par semis, diminue insensiblement si elle est extrêmement féconde & fort vigoureuse ; cependant sa qualité ne vaut pas celle des rouges longues & rondes déjà décrites.

Rouge ronde. Sa ressemblance est si parfaite avec la rouge oblongue, tant pour la structure & la couleur des fleurs que pour le port des tiges & la forme des feuilles, qu’il paroît qu’elle en provient ; elle est seulement un peu plus précoce.

Petite Blanche. Sa tige & ses feuilles sont extrêmement grêles, mais plus multipliées, & plus verticales, d’un vert clair ; ses fleurs sont petites & d’un beau bleu céleste ; ses racines sont constamment petites, irrégulièrement rondes, & de très-peu de rapport : on les connoît sous le nom de petite Chinoise ; elles sont fort bonnes à manger.


Section III.

Observations générales sur tes variétés.

Si on a fait monter le nombre des pommes de terre jusques à 60, c’est qu’on a compté les nuances de leurs variétés pour autant d’espèces qui ne feront même qu’augmenter encore à mesure que la plante plus travaillée éprouvera sous la main de l’homme industrieux des modifications, & que sa culture deviendra plus générale. Il convient d’observer que dans les fonds riches, parfaitement bien fumés, les pommes de terre rondes s’allongent ou s’aplatissent quelquefois en grossissant, tandis que dans les terrains médiocres les longues sont petites & ont presque l’apparence ronde. La qualité de leur chair varie également de couleur, tantôt elle est blanche ou jaunâtre ; elle s’écrase plus ou moins en cuisant & offre l’aspect farineux. On a encore remarqué que les rouges l’emportent pour le goût sur les blanches, soit à cause que les premières exigent une terre plus forte, ou parce qu’elles emploient plus de temps pour parcourir le cercle de leur végétation.

Quoique les variétés de pommes, de terre qui viennent d’être décrites, puissent servir indifféremment à tous les usages, & que dans le terrain qui leur convient elles acquièrent en général un caractère farineux, excellent, il s’en trouve cependant dans le nombre qui réunifient certaines qualités qui doivent les faire rechercher de préférence pour différens emplois. Par exemple, la grosse blanche est celle à laquelle il faut s’attacher pour la nourriture des bestiaux & la préparation de la farine, parce qu’elle est la plus féconde & la plus vigoureuse de toutes ; la ronde jaunâtre de Newyorck, la blanche longue, la ronde & la longue rouge, ayant la chair plus délicate, doivent être destinées pour la table : quelques-unes réunissent encore d’autres propriétés dont nous devons apprécier ici les avantages.

Pommes de terre hâtives. Il paroît que les blanches sont plus hâtives que les rouges, sur-tout lorsqu’elles ont été récoltées dans un terrain graveleux & sec, qui pousse moins à la fane, & la dévoue par conséquent plus promptement à la mort ; mais un moyen d’accélérer l’accroissement des unes & des autres, c’est de les mettre en tas dans un endroit chaud & humide à l’approche du printemps, de ne les planter que germées & à peu de profondeur, sur des ados, & le long des murs au midi : quinze jours de plus pour la végétation de la plante, occasionnent une grande différence, relativement à la grosseur & à la production, sans compter que le terrain débarrassé de bonne heure, devient propre aux semailles d’hiver ; mais il est bon de remarquer que si on le pressoit de les arracher avant le temps, on courroit les risques de n’avoir pas huit pour un, tandis qu’en attendant un mois plus tard, le produit se trouve considérablement augmenté. La variété qui porte le nom de pomme de terre hâtive, & dont on pourroit jouir au mois de juillet, mériteroit bien d’être propagée dans les campagnes. Quand la provision de l’hiver est consommée, l’intervalle jusques à la récolte est bien long ; c’est sur-tout à la veille de la moisson que le paysan est le plus à plaindre ; manquant de tout, il soupire après la récolte, se jette sur les grains aussitôt qu’ils sont coupés. Si à cette époque, toujours critique pour le petit cultivateur, il pouvoit se procurer des pommes de terre, il seroit dispensé de faire usage des grains trop nouveaux auxquels il faut attribuer la plupart de ces maladies si fâcheuses dans un temps où l’homme des champs a besoin plus que jamais de sa santé & de toute son énergie.

Pommes de terre tardives. Les rouges, particulièrement les longues, pourroient être les plus tardives ; il n’est pas douteux qu’en les cultivant de préférence dans les provinces méridionales, & pouvant en faire usage jusques à la fin d’avril, la récolte de la plante hâtive ne remplaçât l’autre, ou du moins on ne fût privé de cette ressource que deux à trois mois au plus dans l’année ; c’est là sans doute à quoi on parviendra par la suite, en faisant précisément le contraire de ce qui a été dit pour avancer la pousse des racines, c’est à-dire, en les étendant dans un endroit sec & frais, pour prolonger la durée de leur conservation, & retarder la germination.


Section IV.

Accidens qu’éprouvent les hommes de terre.

La nature en signalant son excessive libéralité envers les pommes de terre, ne leur a pas donné une constitution capable de résister à toutes les intempéries, & quoiqu’elles puissent soutenir assez long-temps les effets de la pluie & du froid, de la sécheresse & de l’humidité, l’action de la grêle, des brouillards & des vents, ces accidens ont cependant une influence plus ou moins marquée sur le produit & la qualité de la récolte ; mais, toutes choses égales d’ailleurs, les racines avortent moins que les grains ; il y a peu d’exemples à citer qu’on ait été forcé de recommencer la plantation des racines, ou qu’elles aient entièrement manqué : car, lorsqu’une des époques de la végétation des grains n’a pas été heureuse, la saison ensuite a beau être favorable, tout est dit, ils sont chétifs ou peu abondans, au lieu que si la pomme de terre a langui dans fructification à cause du hâle, les pluies chaudes & abondantes qui surviennent, font bientôt tout réparer.

Quand ainsi la grêle tombe sur la pomme de terre avant la floraison, qu’elle hache le feuillage, & suspend la végétation par le froid qu’elle imprime au champ, la plante n’en reprend pas moins sa première vigueur lorsque la saison favorise ensuite les différentes époques de son accroissement jusqu’à la récolte. Le soc de la charrue, le pied des chevaux & du bœuf, peuvent bien endommager quelques pieds ; mais la plante croît avec tant de force qu’elle est bientôt rétablie de pareils accidens ; cependant une des causes qui lui fait le plus de tort, ce sont les mauvaises herbes que certaines circonstances locales multiplient au point de l’affamer & de lui faire porter une tige haute & effilée qui ne donne que de petits tubercules. Il est donc très-important de ne point négliger le sarclage, & de séparer à temps les mauvaises herbes qui partagent la subsistance de celle sur laquelle sont fondées les espérances d’un canton ; parce qu’une fois cette opération complètement exécutée, la pomme de terre à son tour par l’épaisseur, la virulence, & l’ombrage de ses feuilles, les étouffe & les détruit en partie pour plusieurs années.


Section V.

De leurs maladies.

Malgré les avantages réunis de la saison, du sol & de tous les soins qu’exige sa culture, la pomme de terre est assujettie à des maladies comme les autres végétaux ; elle diminue de production & de qualité à mesure que la même espèce vient à occuper un même terrain pendant plusieurs années consécutives ; tantôt la même espèce est plus fibreuse que farineuse, tantôt elle a un goût amer & piquant ; on éprouve en la mangeant un sentiment à la gorge qui se dissipe difficilement ; quelquefois enfin son organisation est tellement altérée, qu’elle ne fleurit ni ne fructifie, & qu’au lieu de produire des tubercules charnus & farineux, elle ne donne plus que des racines chevelues & fibreuses.

On remédie à ces différentes espèces de dégénération alarmante pour les cantons qui les éprouvent, en imitant ce qui se pratique à l’égard des grains, c’est-à-dire, en changeant de semence ; mais le moyen le plus efficace d’arrêter le mal à sa source, c’est de renouveler par l’emploi des semis les espèces fatiguées ou abâtardies.

Mais une maladie qui paroît affecter plus particulièrement la pomme de terre, connue dans le Lyonnois sous le nom de frisolé, & en Flandre, sous celui de pivre, a pour caractère d’avoir la tige d’un vert brunâtre, comme bigarrée, les feuilles plissées, maigres, frisées, & près de la tige, marquées de points jaunâtres, & d’une texture fort irrégulière. Quelques auteurs allemands ont décrit cette maladie, qu’ils attribuent à la semence plutôt qu’au terrain ou à la saison.

Le» expériences suivies qu’à faites M. de Chancey, prouvent qu’il y a des variétés plus exposées à cette maladie ; que celles qui proviennent des montagnes en sont moins susceptibles que celles des plaines ; que les rouges longues & rondes y sont plus sujettes que les blanches, & que, comme le tubercule qui a donné une plante frisée en produit de même l’année suivante, il est essentiel, après que les plantes sont levées, de les visiter soigneusement, afin d’arracher tous les pieds malades, & de les remplacer aussitôt ; car on ne sauroit trop prendre de précautions pour éviter une maladie capable de diminuer quelquefois la récolte d’un dixième ; mais une observation à faire, c’est que les semis, sont insuffisans pour la prévenir ; puisque des pommes de terre venues par cette voie ont présenté quelques pieds également frisés.

Les pommes de terre sont encore sujettes à la rouille comme les blés. Il se trouve quelquefois à la surface des feuilles des gouttes d’eau. Les rayons trop ardens du soleil en forment bientôt des taches qui font languir la plante. Les racines ont quelquefois dans leur intérieur des nodosités noires, semblables à des squirres, & sont plus dures, plus filamenteuses qu’à l’ordinaire. Pour juger si ces défauts se conservoient d’âge en âge, se communiquoient, & si on pouvoit les saisir dans les développemens de la fructification du végétal d’après quelques caractères particuliers, j’ai planté des pommes de terre squirreuses seules, & ensuite réunies à d’autres saines ; j’ai remarqué qu’elles végétoient plus lentement, & que si les tubercules étoient sans ces défauts, leur petit nombre devoit les faire rejeter pour la plantation ; enfin, que quand ils avoient ce défaut, il valoit mieux les donner aux bestiaux sans craindre que leur usage pût être suivi d’aucun inconvénient.

La pratique sage des bons cultivateurs qui ont grand soin de changer chaque année de semence, de se servir toujours de celle moissonnée dans des terrains, & à des aspects opposés, doit être rappelée ici pour la plantation des pommes de terre, si on veut éloigner sa dégénération. Il faut donc préférer celles venues à quelque distance du lieu où on veut les mettre, & ne planter sur les terres fortes & élevées que les pommes de terre des fonds bas & légers.


Section VI.

Des animaux qui les attaquent.

Les animaux ne respectent pas les pommes de terre qu’ils endommagent plus ou moins, seulement à raison des années, des terrains, des aspects, & des variétés. On voit quelquefois sur leurs feuilles des pucerons, & une chenille qui n’y fait pas à la vérité un tort bien considérable ; mais les taupes, les mulots, les limaçons, les vers blancs, surtout, les attaquent de toutes parts, se sourissent de la pulpe, & ne laissent souvent que l’enveloppe ou la peau dans laquelle ils se logent comme le rat dans le fromage.

Ce n’est qu’à la faveur du soc de la charrue ou de la bêche, qu’on parvient à faire sortir le ver blanc, de tous les animaux celui qui préjudicie le plus à la pomme de terre : on pourroit les livrer à la proie des corbeaux, si ces oiseaux étoient plus communs au printemps, ou aux cochons s’ils n’étoient pas aussi friands de la pomme de terre : le seul moyen de les détruire, sinon en totalité, du moins en partie, c’est d’intéresser les ouvriers qui font le premier binage, à les ramasser ; c’est précisément à cette époque qu’il est possible de les trouver plus aisément, n’étant pas encore profondément en terre, & cherchant à manger les racines des plantes qui végètent à la superficie.

Il n’est pas douteux que le défaut de choix dans les espèces les plus propres à chaque canton, à chaque climat, à chaque terroir ; la méthode défectueuse de les cultiver plusieurs années consécutives dans le même champ ; la négligence & l’épargne dans les façons, ne rendent ces accidens & ces maladies plus communs ; toutes ces circonstances n’ont pas encore été suffisamment étudiées ni observées. On doit présumer qu’elles seront développées un jour de manière à ne laisser rien à désirer sur ce point d’économie rurale très-important. M. Deladebat, en Guyenne, M. Chancey, dans le Lyonnois, M. Hell, en Alsace, & tant d’autres savans agronomes avec lesquels j’ai l’honneur de correspondre, deviendront, sans doute, par leurs essais en ce genre, les bienfaiteurs des Provinces qu’ils habitent, comme l’ont déjà été dans leurs cantons MM. Dumeny-Costè, le Chevalier Mustel, Engel, Vanberchen, S, Jean de Crevecœur, &c


Section VII.

Engrais propres aux Pommes de terre.

[[interligne}} Toutes les plantes fumées sont assez constamment plus belles, plus hâtives, & plus vigoureuses que celles qui ne le sont point ; mais c’est une erreur de croire qu’il faille plus d’engrais pour la culture des pommes de terre que pour celle des grains, puisqu’il y a des espèces, telles que la grosse blanche, qui peuvent venir dans le terrain le plus aride sans le concours d’aucun engrais ; le succès de la plaine des Sablons en est un exemple frappant ; toutes les autres espèces réuniront également dans un bon sol qui aura rapporté du blé les années précédentes ; on a même remarqué que dans certains cantons les pommes de terre cultivées par les gens de la campagne se débitent plus volontiers que celles des jardiniers, qui fumant ordinairement outre mesure, déterminent la croissance vers les tiges, & font perdre aux racines leur saveur délicate pour contracter de l’âcreté & un état visqueux : il est vrai que quand on cultive les pommes de terre pour en nourrir le bétail, on peut fumer le sol à volonté, parce que le produit, quoique d’un goût inférieur, est beaucoup plus considérable sans qu’il en résulte aucun inconvénient pour les animaux.

Il est donc prouvé que si on fait distribuer convenablement le fumier en le plaçant dans les trous creusés par la bêche, ou dans les sillons tracés par la charrue, immédiatement sur les pommes de terre, on en épargne une très-grande quantité ; cette méthode est économique dans les pays où l’amendement est rare ; mais alors il est nécessaire de n’employer que des fumiers consommés, & de ne pas les enfouir un ou plusieurs mois d’avance comme on a raison de le faire pour les autres productions. L’engrais placé ainsi près de la racine-mère, n’opère que pour elle ; elle s’en trouve presque enveloppée, & comme il s’en faut que son effet soit entièrement perdu lors de la récolte, il peut, étant disseminé dans la totalité du champ par la charrue, agir encore efficacement pour les grains qu’on y ensemence.

C’est donc une économie mal entendue que de ne pas fumer la pomme de terre lorsqu’on veut y faire succéder des récoltes en blé, à moins que ce ne soit sur des terres nouvellement défrichées, ou sur des prairies artificielles qu’on retourne.

Les engrais des trois règnes conviennent à la pomme de terre, mais pour cette plante, comme pour beaucoup d’autres, c’est aux cultivateurs intelligens à en régler l’espèce & la quantité sur les ressources locales & sur la nature du sol ; encore une fois, il ne faut employer de fumier qu’une quantité égale à celle que l’on met lorsqu’on fume du froment, & si l’on n’en emploie pas du tout, on doit toujours s’attendre que la récolte diminuera d’un sixième environ.


Section VIII.

Du terrain & de sa préparation.

Il n’y a pas de terrains dont la pomme de terre ne s’accommode, même du sable & du gravier, pourvu qu’ils soient assez divisés pour céder à l’écartement que ses tubercules exigent lorsqu’ils grossissent & se multiplient, avec cette différence cependant que le produit est toujours relatif à la qualité du sol ; mais la craie ni l’argile pures ne lui conviennent dans aucun état & dans aucune circonstance. À l’égard des expositions les plus favorables, ce sont ordinairement les endroits les plus élevés, leur qualité y est meilleure, de même que dans les terrains secs & légers. Ainsi le sol le plus propre à ce genre de culture, doit être composé de sable & de terre végétale, de manière que le mélange mouillé, ne forme jamais ni liant ni boue ; celui enfin qui convient au seigle plutôt qu’au froment, mérite la préférence, & l’on a remarqué que quand il avoit été quelque temps en friche, il rapportoit beaucoup plus que s’il avoit été fumé l’année d’auparavant, vu qu’un engrais trop récent communique toujours à ces racines un goût particulier, désagréable même dans certaines espèces.

Mais, on ne sauroit trop le répéter, la bonté des pommes de terre dépend autant de la nature du sol que des espèces particulières ; toutes seront tendres, farineuses dans un sable un peu gras ; au contraire elles seront visqueuses & de mauvais goût dans un fond glaiseux ou trop fumé ; malgré l’influence des saisons qui contribue aussi à leurs différentes qualités. On doit encore mettre les pommes de terre, de préférence à toute autre production, dans les prairies artificielles nouvellement défrichées ; leur culture, l’ombrage de leurs feuilles, détruisent les chiendens toujours très-abondans dans les vieilles luzernières ; mais, règle générale, il faut que le terrain destiné à recevoir le plant ait dix à douze pouces de fond pour toutes les espèces de pommes de terre, qu’il ne soit pas trop humide pour les blanches, ni trop aride pour les rouges, ni trop gras pour les unes & les autres.

Quel que soit le terrain, pourvu qu’il soit aussi meuble qu’il est possible autour de la plante avant qu’elle y soit déposée, & pendant le temps que dure son accroissement, cela suffit : car s’il y a une plante qui exige une terre parfaitement bien travaillée, & qui récompense amplement le cultivateur de ses frais, c’est, sans contredit, la pomme de terre ; il faut labourer le plus profondément que l’on peut, d’abord, aussitôt après la récolte & avant l’hiver, ensuite, pendant l’hiver, & la dernière fois, au moment où il s’agit de faire la plantation. Ces labours peuvent être diminués ou augmentés à raison de la nature du sol ; une terre forte & tenace demande à être plus souvent divisée qu’une terre légère ; il vaudroit même mieux ajouter à la première du sable que du fumier : car, dans ce cas il devient engrais. On conçoit qu’elles réussissent davantage dans un terrain défoncé, même sans engrais, que dans celui bêché, ou labouré & fumé, & que le premier est amélioré pour plusieurs années ; mais on peut établir que deux labours suffisent pour préparer toutes sortes de terrains à rapporter des pommes de terre ; le premier, très-profond, sera fait avant l’hiver, & le second au mois de février ou de mars, peu de temps avant la plantation.


Section IX.

Choix des Pommes de terre pour la plantation.

Il faut toujours faire en sorte que les pommes de terre destinées pour cet objet, soient recueillies parfaitement mûres, bien conservées, & sur-tout qu’elles n’aient pas été frappées par le froid ; celles qui sont en pleine germination, ou dont on auroit arraché les premières pousses, n’y sont pas moins propres ; mais est-il plus avantageux de les couper en plusieurs morceaux que de les planter entières ? Doit-on préférer les grosses aux moyennes, ou celles-ci aux petites ? c’est à l’expérience à répandre du jour sur ces questions : tout ce que nous pouvons avancer contre l’opinion de plusieurs auteurs qui ont écrit, les uns, qu’il falloit mettre jusqu’à trois pommes de terre dans chaque trou, les autres, qu’on pouvoit diviser chacune en sept ou huit parties, pourvu que chaque partie eût un œilleton, c’est que les uns & les autres ont donné dans les excès contraires : car il est bien constaté qu’une seule pomme de terre suffit toujours, & que quand elle a un certain volume, il est avantageux de la diviser en plusieurs quartiers, & de laisser à chaque quartier deux ou trois œilletons, sur-tout quand on a le ver du hanneton à redouter : malheur alors à ceux qui n’ont planté que des morceaux garnis d’un seul œilleton, ils courent les risques de n’avoir aucune récolte. Les expériences de M. de Chancey & les miennes paroissent même prouver que les espèces rondes ne veulent as être autant divisées que les longues ; mais peu importe, pour le succès de la plantation, que le morceau soit placé d’une manière ou d’une autre ; le germe futur prendra toujours une direction verticale.

On peut donc diviser une pomme de terre jusqu’en sept ou huit parties, suivant sa grosseur & sa forme, mais ce doit toujours être en bizeau, & non par tranches circulaires, afin de moins endommager le germe, de manière qu’elle présente plus de surface du côté de l’écorce ; un seul morceau rendra autant de pommes de sorte que si l’on plantoit la racine entière, ce qui est une économie considérable : l’ouvrier le moins intelligent peut en une heure découper trois boisseaux, c’est-à-dire, environ trois septiers par jour.


SECTION X.

Du temps de faire cette plantation.

C’est depuis le 15 mars jusqu’à la fin d’avril qu’il faut songer à la plantation des pommes de terre, & même plus tard dans les provinces méridionales. La grosse blanche tachée de rouge peut encore arriver à maturité lorsqu’elle n’est mise en terre qu’au commencement de juin, & c’est une ressource dont il est possible de tirer parti lorsque le printemps a été fort sec, & que le fourrage est rare.

L’année rurale 1785, si remarquable par l’extrême sécheresse du printemps qui a occasionné la perte d’une partie des bestiaux, a prouvé que parmi les supplémens indiqués pour leur nourriture, la pomme de terre, spécialement recommandée, a rempli le plus complètement les espérances, puisque ces racines, plantées bien après la saison, n’en ont pas moins prospéré dans des terrains où les menus grains avoient entièrement manqué. Cette plante peut donc être employée avec grand profit après l’ensemencement de mars, occuper encore les charrues & les bras dans un temps où les travaux de la campagne sont suspendus ou moins actifs.


SECTION XI.

Des différents méthodes de cultiver les Pommes de terre.

Il existe plusieurs méthodes de cultiver les pommes de terre, dont l’efficacité a été constatée par les expériences des savans qui les ont décrites, mais ces méthodes varient entr’elles selon la nature du sol & l’étendue de terrain qu’on veut en couvrir ; il convient de les indiquer toutes, le laboureur choisira à son gré celle qui lui paroîtra la plus avantageuse pour son terrain & pour l’emploi qu’il se propose de faire de ces racines. Nous observerons seulement que cette culture ne deviendra réellement utile à la plûpart de nos provinces, qu’autant qu’elle sera exécutée en grand & avec des animaux, comme on cultive les vignes en Gascogne.

Première méthode. Le terrain étant hersé & uni a l’instant de la plantation, le laboureur commence à ouvrir une raie la plus droite possible avec la charrue, deux personnes la suivent, l’une pour jeter une poignée de fumier, & l’autre la pomme de terre du côté où marche la charrue, c’est-à-dire, proche la raie qu’elle vient de faire, afin de ne pas déranger le fruit ; & l’oreille qui pousse la terre sur la raie voisine, pousse en même-temps le fumier qui enveloppe par ce moyen la pomme de terre ; l’on fait ensuite deux autres raies dans lesquelles on ne met rien, ce n’est qu’à la troisième qu’on recommence à fumer & à semer, & ainsi de suite jusques à la fin, en sorte qu’il y ait toujours deux raies vides, & que les plantes n’étant pas vis-à-vis les unes des autres soient espacées d’un pied & demi, puissent s’étendre, être cultivées & récoltées à la charrue.

Lorsque le champ est ainsi couvert, on le laisse en cet état jusqu’à ce que la plante ait acquis trois pouces environ de hauteur.

Seconde Méthode. Si au lieu d’ajouter le fumier aussitôt que l’on plante, on le répand uniformément dans la pièce quelque temps auparavant, comme pour y faire venir du froment, on peut récolter d’assez bonne heure pour faire succéder aux pommes de terre les semailles d’hiver, ce qui remplace par un grand profit la perte de l’année de jachère : cette méthode pratiquée par M. Vanberchen, père, se trouve insérée dans le tome premier des Mémoires de la Société Physique des Sciences de Lausane.

Troisième Méthode. Après avoir labouré le terrain destiné aux pommes de terre, on le herse afin de l’ameublir, ensuite on fait plusieurs rangs de trous d’un pied de profondeur sur deux de largeur, éloignés les uns des autres de trois pieds environ, on remplit ce trou de fumier qu’on foule exactement, & sur lequel on place une pomme de terre ou un quartier, qu’on recouvre ensuite avec une partie de la terre qu’on en a retirée ; mais cette méthode adoptée par les irlandois, consommant beaucoup d’engrais, ne sauroit être bien avantageuse qu’aux environs des grandes villes, où ils sont ordinairement plus communs.

Quatrième Méthode. Le champ qui doit servir à la plantation des pommes de terre, ayant été suffisamment préparé, on pratique avec la bêche des rigoles de cinq à six pouces de largeur & de profondeur. On met dans ces rigoles les pommes de terre de semence à la distance d’un pied & demi les unes des autres, & une jointée de fumier par dessus ; on recouvre le tout avec la terre qui provient de l’autre rigole ou tranchée, & ainsi successivement.

Cinquième Méthode. Elle est pratiquée depuis quelques années avec le plus grand succès, par M. Cretté de Palluel, l’un des cultivateurs les plus distingués. Cette méthode consiste à renverser, à l’aide de la charrue, trois raies l’une sur l’autre en forme de sillon ; ce qui élève le terrain & fait des ados d’environ trois pieds de large : le fond de chaque sillon est fumé & ensuite labouré à la bêche : c’est dans ce fond & sur ce labour qu’il met la pomme de terre avec la houe à un pied de distance ; de cette manière chaque rang est espacé à trois pieds, & chaque plante à un pied, ce qui, en poussant, forme des rangées, & non des touffes isolées.


Section XII.

Des différentes façons de culture.

Quelle que soit l’espèce de pomme de terre & la méthode de culture adoptée, on ne sauroit trop insister sur la nécessité de bien observer entre chaque pied une distance suffisante ; de placer toujours la semence à cinq à six pouces de profondeur, afin qu’elle soit garantie des impressions du froid ou de la chaleur, & de lui donner deux façons de culture : la terre étant plus travaillée, les plantations qui succèdent réussissent mieux. La plupart des cultivateurs, il est vrai, n’ont ni le temps ni les moyens de sarcler & de butter à la main une grande plantation ; mais ces deux opérations très-essentielles pourront toujours être exécutées à la charrue, lorsqu’on aura observé des rangées droites & une distance suffisante entr’elles. L’épargne du temps & de la main d’œuvre compensera alors beaucoup au-delà le produit moindre qu’on obtiendra par ce moyen. Il est vrai qu’il ne faut pas se presser de donner des façons, sur-tout si le terrain n’a pas été défoncé.

Première façon. Dès que la pomme de terre est assez haute pour pouvoir être distinguée de la foule des herbes qui croissent en même temps, il faut nettoyer le champ, en labourant les intervalles avec la houe ou la petite charrue, afin de bien ameublir la terre ; on ne doit pas même craindre d’en couvrir un peu la plante, ni de la coucher, car l’expérience a prouvé qu’elle se relève bientôt & pousse ses feuilles avec plus de vigueur : quelquefois le sol & la saison sont si favorables à la végétation des plantes parasites, qu’il est nécessaire de répéter ce sarclage : on n’y manque guères dans les potagers, mais en plein champ on y regarde à deux fois ; cependant elles nuisent infiniment à l’accroissement des racines.

Deuxième façon. Elle consiste à relever tout autour de la tige une suffisante quantité de terre pour en former une motte. Cette opération qu’on nomme butter, ne doit avoir lieu qu’au moment de la floraison, & il faut bien prendre garde de ne pas trop ébranler la plante ; elle aide la tige à se soutenir, favorise la multiplication des racines & détruit les mauvaises herbes qui ont poussés depuis le dernier binage : on l’exécute ou à l’aide de la houe ou de la charrue ; la terre renversée de droite & de gauche rechausse le pied, en sorte que le terrain qui étoit élevé devient creux.


Section XIII.

Récolte des Pommes de terre.

Après qu’on a ainsi sarclé & butté la pomme de terre, on est dispensé de tout autre soin jusques à la récolte. Elle peut commencer à se faire dès le mois de juillet, & se continuer jusques au mois de novembre : cela dépend des espèces, du climat, du terrain & de la saison. Il arrive souvent que le besoin ou l’amour des primeurs les font arracher avant qu’elles ne soient parfaitement mûres, & qu’on les mange avec une sorte d’avidité, sans que leur usage soit suivi d’aucuns inconvéniens. Les anglois en sont si friands, qu’on voit ces tubercules dans les marchés de Londres lorsqu’à peine ils sont formés, ainsi que beaucoup d’autres racines. On enlève les plus grosses, en fourrant la main sous le pied sans remuer la plante ; on couvre ensuite le trou avec le plus grand soin ; elle n’en continue pas moins sa végétation jusqu’au véritable moment de la récolte ; mais il faut éviter d’opérer durant les grandes chaleurs.

Coupe des tiges. On peut tirer quelque parti du feuillage de la pomme de terre ; mais il y a un moment à saisir pour faire ce retranchement sans nuire à l’accroissement des racines, & c’est au commencement de septembre, après que les baies ou fruit sont formés ; encore ne faut-il le faire qu’à huit pouces environ de la surface, & sur l’espèce grosse blanche, parce que c’est celle dont la feuille foisonne le plus, & qui paroît supporter ce retranchement sans aucun danger ; les autres variétés, & surtout les rouges, en souffriroient beaucoup.

Maturité. Les signes auxquels on peut reconnoître que les pommes de terres sont mûres, c’est lorsque les tiges, après avoir acquis toute leur étendue, jaunissent & se flétrissent d’elles-mêmes sans accident, ce qui arrive, pour la plûpart des espèces, à la fin de septembre ou dans le courant d’octobre ; alors l’accroissement des racines cesse, & elles ne végètent plus : si on les laissoit demeurer longtemps en terre, passé cette époque, & que la saison continuât d’être douce & humide, les racines chevelues qui unissent ensemble les tubercules, se dessécheroient bientôt, & ceux-ci, livrés à leur propension naturelle de végéter, recommenceroient à germer & contracteroient les mauvaises qualités qu’elles ont en cet état : on le répète, les pommes de terre dont le feuillage est flétri par les gelées blanches d’octobre, ou par la maturité, ne sauroient plus grossir ni végéter à leur profit, & si le temps le permet, il ne faut pas différer de les récolter.

Leur récolte. Elle s’exécute au moyen des animaux ou à bras d’hommes : la charrue déchausse assez promptement les racines, & met en rigoles ou raies ce qui étoit en sillons en jetant dehors les pommes de terre que des enfans ou des femmes détachent des filets fibreux qui les attachent ensemble, & les ramassent dans des paniers. L’outil le plus commode & le plus expéditif pour en faire la récolte à bras, est la houe à deux dents ; la houe américaine ou la bêche ne sont pas des instrumens aussi commodes, vu qu’ils ont l’inconvénient de couper la pomme. Il faut les faire arracher à la tâche ; un homme peut dans sa journée en recueillir facilement quarante-huit boisseaux, mesure de Paris, ce qui peut être apprécié selon la valeur des ouvriers ; mais quelle que soit la méthode adoptée, il faut, quand il gèle, ne pas les laisser passer la nuit sur terre ; il convient aussi de ne pas les rentrer lorsqu’il fait chaud, parce que ces racines exposées au soleil, perdent une certaine humidité dont l’évaporation les rend d’une conservation plus facile & plus durable.


Section XIV.

Des différens moyens de multiplier les Pommes de terre.

L’extrême multiplication des pommes de terre est un exemple bien frappant des grandes ressources de la nature pour la régénération des végétaux. On sait que cette plante est du nombre de celles dont on peut prolonger l’existence en la divisant à l’infini. Aussi l’a-t-on nommé Polype végétal : la sève y est si abondante, que souvent il se forme des tubercules le long des tiges aux aisselles des feuilles & aux pédoncules qui soutiennent les baies : j’ai vu plus d’une fois, mais sans surprise, d’autres tubercules abandonnés à eux-mêmes dans un endroit chaud & humide, pousser des germes, & ces germes donner des pommes plus ou moins grosses ; chacune de ces pommes avoir même encore des commencemens de germination. Un autre phénomène qui sert à prouver de plus, en plus combien les pommes de terre conservent long-temps leur force végétative, c’est que les nouvelles espèces qui nous ont été envoyées de Newyorck par M. S. Jean de Crevecœur, quoique soigneusement encaissées, ont végété pendant leur trajet, & n’ont plus offert à leur arrivée qu’une masse composée de germes entrelacés en partie desséchés ou pourris ; mises en terre dans cet état avarié elles se sont développées à merveille, frappées avant la floraison par une grêle énorme qui a haché la totalité du feuillage, leur végétation n’a été suspendue qu’un moment ; bientôt elles ont repris leur première vigueur, & ont donné une abondante récolte. Faut-il s’étonner après cela que le principe de la reproduction réside dans toutes ses parties, & que la plante se perpétue par boutures, par provins & par semis : mais quoique toutes les variétés de pommes de terre puissent se régénérer par ces différentes voies, c’est particulièrement sur la grosse blanche qu’elles ont un plus grand effet, parce que c’est l’espèce la plus vigoureuse de toutes, & qu’elle peut seule braver les inconvéniens du sol, de la saison, & fournir d’abondantes récoltes.


Par œilletons.

Au lieu de couper une pomme de terre en cinq ou six morceaux, on peut enlever les yeux seulement à quatre ou cinq lignes du corps charnu de la racine ; en les plantant ensuite séparément dans un bon terrain, mais très-rapprochés, ils produisent deux à trois tubercules, moins gros à la vérité que si l’œilleton étoit accompagné de beaucoup plus de pulpe : il restera de la racine excavée les trois quarts au moins, ce qui épargneroit sur la semence, & ménageroit une subsistance dans un temps où l’on ne pourroit pas s’en passer pour la nourriture des hommes & des bestiaux.


Par germes.

Lorsque les pommes de terre ont poussé avant le moment de la plantation, on peut détacher les germes de la racine, & les mettre plusieurs ensemble en terre sans pulpe, ils ne fourniront pas moins des tubercules, souvent aussi gros & aussi nombreux que s’ils tenoient à un morceau de la substance charnue, mais toujours plus considérables que ceux de simples œilletons, parce que les germes alimentés d’abord par la racine entière, ont déjà acquis, lorsqu’on les en détache, une vigueur capable de se passer de la nourriture qu’elles reçoivent : la pomme de terre qui a souffert ce retranchement, n’en est pas moins propre à la plantation, en la divisant à l’ordinaire.


Par marcottes,

Il est possible de coucher jusqu’à trois fois les branches latérales des pommes de terre, & d’obtenir de chaque branche couchée, deux à trois tubercules. Cette manière de provigner la plante, pourroit devenir essentielle, lorsqu’elle auroit beaucoup poussé en tiges, & qu’il seroit utile d’interrompre le cours de la sève trop abondante ; mais avant la plantation, il faudroit avoir prévu l’inconvénient & laissé assez d’espace entre chaque pied pour y remédier, car ce travail pourroit gêner la plante voisine.


Par boutures.

Lorsque la pomme de terre a acquis huit à dix pouces d’élévation, on peut couper les tiges & les planter chacune séparément dans des trous ou des rigoles, avec la précaution de laisser leur surface à l’air, & de la couvrir légèrement d’un peu de paille pour la préserver du hâle : chaque tige peut donner deux à trois tubercules, & la plante d’où ces jets ont été détachés, n’en a souffert aucun dommage, parce que cette opération a lieu dans un moment où le feuillage végète avec une grande célérité.

Ces différens moyens de reproduction ont toujours pour caractère une fécondité qu’on ne sauroit assez admirer ; mais on ne doit songer à les employer que dans une circonstance malheureuse où il ne resteroit de ressources que dans ces racines ; alors il ne faut être avare ni de temps ni de soins ; mais parmi ces moyens d’augmenter & d’étendre le produit des pommes de terre, il n’en est aucun qui puisse mériter une attention plus sérieuse que celui des semis, aussi nous croyons essentiel d’en développer tous les avantages dans une section particulière.


Section XV.

des Pommes de terre.

Cette voie a souvent été tentée, mais toujours sans but ; jamais on n’a songé à en suivre les effets, persuadé que la régénération des pommes de terre, obtenue ainsi, est douteuse, difficile & trop longue pour atteindre le produit ordinaire ; cet objet nous a paru néanmoins assez important pour en faire le sujet d’un mémoire qui se trouve inséré dans le Trimestre d’hiver 1786 de la Société Royale d’Agriculture. L’avantage qu’il a déjà procuré aux campagnes ne me permet pas de l’oublier ici. Je n’en donnerai qu’un extrait très-succinct, après avoir dit à ceux qui se plaignent de la dégénération des pommes de terre, qu’il n’y a pas d’autres moyens que les semis pour la prévenir, & que s’ils veulent obtenir du succès, il faut que le terrain soit parfaitement ameubli & fumé, sans quoi les semis manqueront, quand bien même la graine appartiendroit à l’espèce la plus vigoureuse. M. Chancey a remarqué que la partie abritée étoit constamment celle où la réussite paroissoit la plus complète.


Baies ou fruits.

Elles sont plus ou moins abondantes en semence, selon l’espèce, la vigueur de la plante ; pour en faire la récolte, il faut attendre qu’elles soient parfaitement mûres, & c’est ordinairement pour les hâtives au mois de juillet, & pour les tardives en septembre ; elles commencent alors à se ramollir & à blanchir au centre, il ne s’agit plus que de les cueillir & de les conserver pendant l’hiver, jusqu’au retour du printemps.


Conservation des baies.

On peut laisser aux baies le pédicule commun qui les attache immédiatement à la tige, & les suspendre ainsi aux murs, aux planchers, à des cordes, ou bien il suffiroit de les mettre aussitôt après leur récolte dans une caisse ou boîte avec du sable, lit sur lit ; mais comme il faut dans tous les cas les écraser & les mêler avec la terre pour les semer, j’ai pensé qu’on pouvoit s’épargner cet embarras & rendre les semis encore plus avantageux en employant le moyen suivant.


Extraction de la graine.

Dès que les baies sont récoltées, on les met en un tas dans un endroit tempéré, pour achever leur maturité & prendre un commencement de fermentation qui diminue leur viscosité ; elles contractent bientôt une odeur vineuse assez agréable ; on les écrase alors entre les mains & on les délaye à grande eau, pour séparer, à l’aide d’un tamis, la graine du gluten pulpeux qui la renferme, après quoi on la ait sécher à l’air libre ; cette semence est petite, oblongue, j’ai extrait d’une de ces baies de moyenne grosseur, jusqu’à 302 grains.


Culture.

On mêlera la graine avec du sable ou de la terre pour la semer au commencement ou à la fin d’avril, selon les climats, dans des rigoles de trois pouces de profondeur, pratiquées sur des couches ou des planches de bonne terre bien disposée à cet effet, en observant de laisser entre ces rigoles une distance d’un pied, & de les bien recouvrir. Quand la plante a quelques pouces d’élévation, on la transplante, si elle a été semée sur couche, à 8 ou 9 pouces de distance, ou bien on se dispense de cette opération ; si c’est en pleine terre, on se borne seulement à les éclaircir de manière que dans tous les cas il y ait neuf à dix pouces d’intervalle entre chaque pied ; on les butte ensuite à la manière ordinaire, & lorsque le feuillage commence à jaunir, on procède à la récolte avec les précautions indiquées.


Avantage des semis.

Ils donnent la faculté d’envoyer d’une extrémité à l’autre du royaume de quoi propager les bonnes espèces de pommes de terres, de rajeunir celles dont le germe est fatigué, d’augmenter le nombre de leurs variétés, de prévenir leur dégénération, de les acclimater, d’obtenir enfin davantage & de meilleures racines ; c’est sans doute ainsi que la nature s’y prend pour produire ces effets. Il reste toujours sur terre, après la récolte, des baies qui échappent aux rigueurs de l’hiver ; leurs semences germent au printemps & se confondent avec la plantation nouvelle. On a eu par ce moyen, en différens endroits, dès la première année, des pommes de terre de l’espèce blanche, qui pesoient jusqu’à vingt-quatre onces, & des rouges longues de quatre à cinq onces ; mais en général, elles sont petites la première année & ne sont en plein rapport que la troisième. M. de Chancey a remarqué que dans une planche de cent cinquante pieds quarrés, le produit s’est monté à cent soixante-quatre livres de racines, indépendamment des pieds semés trop dru qu’il a fallu arracher & transplanter.


Section XVI.

Double récolte.

La plupart des végétaux n’admettent pas ordinairement parmi eux d’autres plantes de genre différent, du moins cette admission n’est pas exempte de quelques reproches assez fondés : le succès que j’ai obtenu en semant du mais dans des planches de pommes de terre, a déterminé M. de Chancey à essayer de son côté la concurrence de ces deux productions, & l’arpent bêché, fumé & planté ainsi, a produit mille cinq boisseaux de pommes de terre, tandis que la même étendue de terrain qui lui servoit de pièce de comparaison n’en a donné que sept cent cinquante-trois, indépendamment de la récolte de mais dont les pieds sont devenus aussi forts & aussi vigoureux que s’ils avoient été plantés seuls. On peut après la récolte du colza, du lin & d’autres productions hâtives, planter encore des pommes de terre & obtenir des doubles récoltes. M. de Chancey a fait cette expérience pendant trois années consécutives, dans le même champ qu’on bêche & qu’on fume tous les ans ; mais il faut convenir que, pour jouir constamment des avantages des doubles récoltes dans la même pièce, il est nécessaire de supposer un excellent terrain, une saison très-favorable, & compter encore sur trois mois de végétation ; car, là où les gelées blanches commencent à se manifester dès les premiers jours de septembre, la récolte ne dédommagèrent pas des frais de culture.

Immédiatement après qu’on a donné aux pommes de terre la dernière façon, c’est-à-dire qu’on les a buttées, on peut semer des raves sur une ligne droite tracée entre les rangées vides ; cette plante en sortant de terre est fort délicate ; le hâle & la sécheresse la détruisent fort souvent ; sa première feuille est la plupart du temps la proie des insectes ; les rameaux de la pomme de terre couvrant la jeune plante, la préserveroient de cet accident, entretiendroient la fraîcheur & l’humidité de la terre ; les raves ainsi plantées n’entraînent aucun embarras. Mais de toutes les plantes qu’on peut faire venir ainsi dans les entre-deux des pommes de terre, après qu’elles sont buttées, celle qui semble réussir le mieux, est le chou tardif, principalement le chou cavalier ; il monte fort haut & est d’une bonne ressource pour les vaches & les brebis ; mais il faut que ces entre-deux devenus sillons, soient fumés & labourés à la bêche, la terre renversée par la récolte des pommes de terre rechausse la plante, & les racines une fois enlevées, il ne reste plus que le plant de choux ou de raves en pleine vigueur.

Au reste, je ne doute pas que dans les cantons où la pomme de terre se récolte de bonne heure, l’espèce hâtive ne puisse être plantée deux fois dans la même année, qu’on ne puisse encore, après la récolte ordinaire, faire succéder aussitôt du seigle pour le couper en vert au printemps, & s’en servir comme fourrage, planter ensuite des pommes de terre, obtenir encore par ce moyen deux récoltes du même champ. Les expériences que j’ai faites ne me permettent pas de douter de cette possibilité, comme aussi de penser que les pommes de terre réussissant à l’ombrage des arbres qui ne sont pas trop touffus, elles ne puissent être plantées dans les châtaigneraies, & servir de ressources aux habitans des cantons qui vivent une partie de l’année de châtaignes, lorsque ce fruit à manqué ; mais il faut des bras, des soins, de l’engrais, & un sol approprié, avantages qui ne se trouvent pas réunis dans tous les cantons.


Section XVII.

Rapport ordinaire des Pommes terre.

Tout ce qui vient d’être exposé en faveur de l’extrême multiplication des pommes de terre & de leur force végétative, démontre en même temps que cette plante peut parer à une foule d’événemens fâcheux, & & que quelques arpens qui en seroient plantés, suffiroient dans un temps de disette pour procurer à un canton entier de quoi subsister jusqu’au retour de l’abondance ; quelques exemples pris au hasard dans la multitude des faits attestés par les autorités les plus recommandables, & que l’expérience justifie tous les jours, en offriront de nouvelles preuves.

Les ouvrages périodiques ne sont remplis que d’observations qui annoncent qu’un seul morceau de pomme de terre, pourvu d’un ou de deux œilletons, a produit trois cents tubercules & plus, depuis la grosseur du poing jusqu’à celle d’un œuf de pigeon. M. le baron de Saint-Hilaire m’a écrit qu’une de ces racines isolées & cultivées avec soin, en avoit donné 986, dont la moitié à la vérité étoit fort petite ; M. Howard de Cardinsgton, gentilhomme anglois, en a obtenu du poids de neuf livres. Plusieurs sociétés d’agriculture, dans la vue d’encourager cette culture, ont accordé des prix aux uns pour avoir récolté huit milliers pesant de pommes de terre sur une étendue d’un acre qui rapportoit tout au plus 1000 livres d’orge, ou d’autres menus grains ; & aux autres, pour en avoir fait produire 50 setiers à un arpent d’une terre sablonneuse, médiocre, qui n’aurpit pas rendu le grain employé à l’ensemencer. Enfin une pomme de terre pesant une livre un quart, garnie de vingt-deux œilletons, & divisée en autant de morceaux, en a produit quatre cent soixante-quatre livres. Ces exemples de multiplication que je pourrois accumuler ici, ont fait avancer à un cultivateur distingué, qu’avec une seule pomme de terre il seroit possible de parvenir à en couvrir la huitième partie d’un arpent, en séparant d’abord tous les yeux, en les plantant chacun à la distance de quatre à cinq pieds, en coupant ensuite toutes les tiges & les plantant, &c. &c.

Je suis bien éloigné d’établir sur ces prodiges de fécondité, le rapport ordinaire des pommes de terre, parce qu’il n’y a guères de plantes dans toutes les familles composant le règne végétal, qui n’en offrent également des exemples plus ou moins frappans, & que souvent l’enthousiasme qu’ils excitent disparoît bientôt, dès qu’on fait la plus légère attention aux soins particuliers qu’on a pris, à l’étendue du terrain employé, & aux autres frais qu’il a dû en coûter pour les opérer ; cependant il faut convenir que, quoique les produits réels de pomme de terre soient exorbitans, rien n’est plus fautif que tous les calculs donnés pour les établir ; on ne sait jamais de quelle espèce de pomme de terre il s’agit, on ne connoît point la nature du sol dont on s’est servi, la distance observée entre chaque pied, la méthode de cultiver qu’on a suivie, & les façons qu’on a données, toutes circonstances qui font infiniment varier les résultats.

Au lieu donc de donner des tableaux de produits & de dépenses, arrangés assez ordinairement dans le silence du cabinet, nous nous bornerons à supposer qu’il s’agit d’un excellent fonds, & de la pomme de terre grosse blanche, alors nous dirons que sa fécondité ne sauroit être comparée à celle des autres racines potagères, que si la récolte n’en est point chaque année aussi abondante, rarement manque-t-elle tout-à-fait, que son produit, à terrain égal, est dix fois plus considérable que celui de tous les grains qu’on cultive en Europe, sans compter les autres végétaux que les rangées vides peuvent admettre, & tous les moyens que la plante a elle-même de se multiplier en la divisant à l’infini ; enfin nous dirons que la culture à bras est deux fois plus dispendieuse que celle des animaux, & que celle-ci doit toujours être préférée, quand on veut cultiver en grand cette plante, pour donner à propos & sans beaucoup de dépense les façons qu’elle exige, & en retirer une récolte abondante.


CHAPITRE II.

Des Pommes de terre considérées relativement à leur conservation & à la nourriture quelles fournissent à l’homme & aux animaux.

La durée & la facilité de la conservation des pommes de terre dépendent de la perfection de leur maturité : si on les tire de terre avant la saison ; si on les accumule aussitôt en tas, & que la saison soit chaude, elles ne tardent pas à germer & à se pourrir. Il existe des moyens de préserver ces tubercules contre une température douce ou un froid rigoureux. Il s’agit de les indiquer ; mais avant de les développer, comme aussi les ressources qu’elles peuvent offrir sous les différens points de vue où nous allons les considérer, il nous a paru indispensable d’en faire connoître les parties constituantes d’après les résultats de l’analyse.


Section Première.

Analyse des Pommes de terre.

Elles contiennent dans leur état naturel trois parties essentielles & très-distinctes, qui, examinées chacune séparément par tous les agens chymiques, sont 1°. une substance pulvérulente & blanche, semblable à l’amidon retiré des semences ; 2°. une matière fibreuse, légère, grise, de la même nature que celle des racines potagères, 3°. enfin ; un suc mucilagineux très-abondant, qui n’a rien de particulier, & que l’on peut comparer à celui des plantes succulentes & savonneuses, telles que la bourrache, la buglosse : or ces différens principes qu’on peut extraire des pommes de terre, sans employer de moyens destructeurs, sont toujours de la même nature ; ils varient seulement en proportion selon les espèces & la saison ; ce qui en fait varier aussi l’aspect farineux & le goût.

L’analyse nous apprend encore que les pommes de terre doivent être exemptes du soupçon de peser sur l’estomac de ceux qui s’en alimentent, puisqu’elles contiennent jusqu’à onze onces & demie d’eau par livre, & que les quatre onces & demie de parties solides restantes fournissent à peine un gros de produit terreux par la distillation à la cornue. D’un autre côté l’absence de la matière sucrée dans les pommes de terre doit faire renoncer à l’espoir de pouvoir jamais en retirer une boisson vineuse, comparable à la bière : indépendamment de la suite nombreuse d’expériences que j’ai tentées en petit & en grand, en réduisant ces racines sous toutes les formes & dans les différens états qu’elles peuvent prendre, pour m’assurer s’il ne seroit pas possible de substituer la pomme de terre à l’orge pour en faire de la bière dans les cantons privés de toute boisson, & où les grains sont habituellement fort chers. Que penser donc de tous ceux qui ont annoncé qu’il suffisoit de passer les pommes de terre au moulin, & de mettre tout ce qui en provient dans des futailles, en fermentation ? Ils n’ont jamais fait l’expérience ; s’ils l’ont tentée, j’ose contester le succès dont ils se vantent, & j’ajoute que la réussite obtenue en Angleterre, en Allemagne & en Suisse, est due ou à des matières sucrées, jointes à ces racines, ou plutôt aux baies de cette plante qui, comme la plupart des fruits renferment toujours un corps muqueux, doux, plus ou moins développé ; mais cette circonstance, loin d’être défavorable à la pomme de terre, ne peut lui être que très-avantageuse : il eût été à craindre que le peuple de certaines contrées déjà fort enclin à l’usage des liqueurs fortes, ne changeât en poison ce que la nature lui présente comme aliment salubre.


Section II.

De leur conservation.

Avant de déposer les pommes de terre dans l’endroit où elles doivent rester en réserve, il est nécessaire de les laisser un peu se ressuer au soleil ou sur l’aire d’une grange, après les avoir mondé de toutes les racines chevelues & fibreuses qui les réunissoient ensemble. Cette opération préliminaire achève de dissiper une humidité superficielle, détruit l’adhérence d’un peu de terre qui leur feroit contracter un mauvais goût, & assure davantage leur conservation. Il faut faire le triage des grosses d’avec les petites, mettre les premières en réserve pour la plantation, & les autres pour la nourriture, ce sera un embarras de moins pour la consommation : il convient encore de séparer celles qui sont gâtées ; une seule d’entr’elles réussiroit pour endommager toutes les autres.

Mais les différentes pratiques de conservation adoptées, dépendent de la provision ; il est utile de les exposer : il seroit douloureux de se voir privé tout d’un coup d’une ressource essentielle, faute de l’oubli de certaines précautions ignorées dans quelques endroits, mais faciles à être employées partout.

Première pratique. On peut conserver les pommes de terre comme les autres racines potagères en les mettant dans un lieu sec & frais avec de la paille lit sur lit ; mais la cave ou le grenier dont on se sert pour cet objet, laissant pénétrer le chaud & le froid, il arrive souvent que la provision gelée ou germée, ne peut plus servir à la nourriture, si on la perd de vue un moment.

Seconde pratique. Beaucoup de cultivateurs éclairés, ayant un emplacement convenable & les moyens de faire quelques avances, conservent les pommes de terre dans des tonneaux avec des feuilles séchées ; ils portent ensuite ces tonneaux bien remplis dans des endroits inaccessibles au chaud & au froid.

Troisième pratique. Elle est généralement adoptée par les anglois & les allemands qui la tiennent des américains. Dans le terrain le plus élevé, le plus sec, le plus voisin de la maison, on creuse une fosse d’une profondeur & largeur relatives à la quantité de pommes de terre qu’on voudra conserver : on garnit le fond & les parois de paille courte : les pommes de terre une fois déposées, sont recouvertes ensuite d’un autre lit de paille, & on fait au-dessus une meule en forme de cône ou de talus : on a soin que la fosse soit moins profonde du côté par où on tire la pomme de terre pour la consommation, en observant de bien fermer l’entrée chaque fois qu’on en ôte : moyennant cet arrangement & cette précaution, ni le chaud ni le froid, ni l’humidité ne peuvent pénétrer jusqu’aux pommes de terre qui se conservent ainsi en très-bon état pendant tout l’hiver.

Quatrième pratique. Lorsqu’on a cultivé des pommes de terre sur plusieurs arpens pour la nourriture des bestiaux, il seroit très-embarrassant de se servir des différentes pratiques exposées plus haut, parce qu’il faudroit les multiplier à l’infini, & que souvent l’emplacement s’y refuseroit.

M. Planazu a proposé de les mettre dans le ventilateur ou tuyau d’air ménagé dans l’intérieur des meules de fourrages pour achever leur dessiccation : ce ventilateur devenu inutile pour le moment où l’on récolte les racines, est rempli jusqu’au comble. M. le marquis de Guerchy m’a assuré, d’après l’expérience, qu’elles se conservoient très-bien par ce moyen, quoiqu’elles contractassent néanmoins une saveur herbacée qui ne répugnoit pas aux animaux.

Cinquième pratique. La très-grande quantité d’eau que renferment les pommes de terre, & leur extrême propension à germer, ne permettent gueres de les conserver assez longtemps, quel que soit le procédé employé pour faire remplacer une récolte par l’autre : en les exposant au feu, on les prive bien de leur humidité surabondante, on détruit même le principe de leur reproduction, mais les pommes de terre qui ont subi cette opération la plus simple, la plus naturelle, & la plus expéditive de toutes, ne peuvent plus reprendre ensuite par la cuisson leur première flexibilité, & dans les différentes préparations où on les fait entrer, soit dans la composition du pain ou de la bouillie, elles présentent toujours une substance désagréable à la vue & au goût ; ce moyen de faire la farine de pommes de terre, tout vanté qu’il soit, doit être rejeté ; mais en faisant précéder la cuisson à la dessiccation, on obtient deux résultats qui n’ont de commun que la même source.

Sixième pratique. Après quelques bouillons dans l’eau, les pommes de terre étant pelées, divisées par tranches, & exposées au-dessus d’un four de boulanger, elles perdent en moins de 24 heures, les trois quarts de leur poids, acquièrent la transparence & la dureté d’une corne, alors elles se cassent net, & offrent dans leur cassure un état vitreux : elles se conservent ainsi dans tous les climats des temps infinis, sans s’altérer.


Section III.

Préparation de la farine, fécule, ou amidon de Pommes de terre.

On doit distinguer la farine de pommes de terre de leur fécule ou amidon, parce que l’une est ordinairement la réunion des différentes parties constituantes, rapprochée par la soustraction du fluide aqueux, & que l’autre n’en est qu’un des principes que la végétation a formée & qu’on en sépare aisément. On a bien entrevu dès 1733, que ces racines contenoient une fécule comparable à l’amidon du blé, mais les particuliers qui ont fait ces premières observations, se sont arrêtés à l’emploi qu’on pouvoit faire de cet amidon à la place de celui des grains : j’ai pensé, au contraire, qu’il étoit possible d’en obtenir un effet plus heureux en le considérant sous le point de vue alimentaire, & le substituant au salep & au sagou dans tous les cas ; je me félicite tous les jours d’avoir fixé l’attention des médecins sur cet objet.

Toutes les espèces de pommes de terre, pourvu qu’elles ne soient ni pourries ni cuites, ni séchées, peuvent fournir constamment de l’amidon, qui n’en diffère que par les proportions ; mais le moment le plus favorable pour le retirer, c’est avant l’hiver, parce qu’à mesure que les racines s’éloignent de l’époque de leur récolte, cet amidon se combine insensiblement avec les autres parties constituantes, devient d’une extraction moins facile, & d’une qualité plus médiocre ; cette préparation se réduit à plusieurs points principaux pour lesquels il ne faut qu’une grande attention, & sur-tout beaucoup de célérité pour leur exécution, parce que si la saison étoit d’une température trop chaude, la matière s’aigriroit bientôt, & il ne seroit plus aisé ensuite d’y remédier complètement. Arrêtons-nous donc sur chacun de ces points, puisque l’objet dont il s’agit est devenu une branche de commerce, & qu’on peut dans son ménage, avec une simple rape, posée sur un châssis, en préparer suffisamment pour sa consommation : elle consiste :

1°. À laver les pommes de terre.

2°. À les raper,

3°. À extraire l’amidon.

4°. À le sécher à l’étuve,

Lavage des pommes de terre. Les mieux nettoyées en apparence ne doivent jamais passer au moulin, qu’au préalable elles n’aient été parfaitement bien lavées ; pour cet effet on les met tremper dans un tonneau défoncé, rempli d’eau claire, on les remue souvent avec un balai rude & usé, afin d’en séparer le sable & toute la terre qui s’y trouvent adhérens ; il est même nécessaire de répéter ce lavage jusqu’à ce que l’eau ne se trouble absolument plus.

Leur rapage. Quand les pommes de terre sont bien lavées, on les jette toutes mouillées dans la trémie d’un moulin dont la meule est armée d’une rape de fer, on le fait mouvoir à l’aide d’une manivelle & d’un volant ; pour en faciliter le jeu ; les racines une fois divisées, tombent dans un baquet placé sous le moulin, ayant la forme d’une pâte liquide qui se colore bientôt à l’air, & de blanche qu’elle étoit devient d’un brun fonce.

Extraction de la farine. À mesure que le baquet se remplit, on met la pâte qui s’y trouve dans un tamis de crin, d’une dimension égale à celle du baquet sur lequel il pose, & l’eau qu’on y verse entraîne avec elle l’amidon qui se dépose à la partie inférieure ; lorsqu’on s’aperçoit à la couleur rougeâtre de la pâte qu’il ne reste plus d’amidon, on la presse entre les mains. Dans le tamis est la matière fibreuse dont nous indiquerons bientôt l’usage. Le dépôt étant fini, on jette l’eau qui le surnage, & l’on en ajoute de nouvelle tant qu’elle est colorée : on agite le tout au moyen d’une manivelle jusques à ce qu’elle forme un lait ; on le transvase ensuite dans un autre baquet au-dessus duquel est un tamis de soie. Dès que la fécule est déposée, on jette l’eau ; on en ajoute deux ou trois pintes environ pour enlever la crasse qui salit la superficie, ce qu’on nomme dégraisser : on agite de nouveau, & on remplit deux à trois fois le baquet d’eau : c’est alors que l’amidon est blanc & pur.

Dessiccation à l’ètuve. L’opération une fois achevée, & la fécule au degré de blancheur & de pureté désirées, on imite précisément le travail de l’amidonnier & du vermicellier, on enlève le précipité bien lavé ; on le divise par morceaux que l’on distribue sur des claies garnies de papier, & que l’on expose à l’air ; lorsqu’il est un peu ressué, on le porte à l’étuve. À mesure qu’il se sèche, il perd le gris sale qu’il avoit au sortir de l’eau pour passer à l’état blanc & brillant : c’est un véritable amidon qui, passé à travers un tamis de foie, acquiert une ténuité comparable au plus bel amidon de froment.


Section IV.

Cuisson des Pommes de terre.

Pour disposer les pommes de terre à servir de nourriture en substance aux hommes, il faut nécessairement les cuire, c’est-à-dire, réunir leurs différens principes isolés dans l’état naturel pour n’en plus former qu’un tout ; mais cette opération exécutée ordinairement à grande eau dans un vase découvert, intervertit tout, elle enlève aux racines une partie de leur saveur, & leur donne pour l’aspect & pour le goût une qualité inférieure à celles cuites au four ou sous les cendres, à moins qu’au sortir de la marmite on ne les expose, comme font les anglois, sur un gril pour en dissiper l’humidité surabondante.

Mais ces moyens de cuisson, toujours embarrassant pour une petite quantité, & souvent impraticables en grand, ne sauroient être indiqués pour toutes les classes : il est préférable de les mettre dans un vase avec peu d’eau qui, réduite en vapeur, échauffe tous les points ; il vaudroit mieux que la vapeur elle-même opérât immédiatement. Pour cet effet on aura une marmite dans laquelle on mettra de l’eau, & au-dessus une passoire en fer blanc, garnie de deux mains recourbées intérieurement ; cette passoire contiendra les pommes de terre ; la marmite sera bien fermée par un couvercle & mise sur un fourneau. L’eau entrant bientôt en ébullition, les pommes de terre se trouvent plongées dans un nuage brûlant, sont échauffées de tous côtés, leurs parties constituantes se réunissent insensiblement, acquièrent de la mollesse & de la flexibilité, d’où résulte ce qu’on nomme la cuisson, pendant laquelle il ne s’est évaporé qu’un peu d’humidité qui tourne au profit de la saveur.

Cette marmite à vapeur s’applique naturellement aux autres racines potagères, & même aux substances qui renferment beaucoup d’humidité, en conservant toute leur saveur que la décoction épuise, à moins qu’elles ne contiennent quelques principes qu’il faille extraire : alors on ne sauroit trop employer de véhicule. Indépendamment de la faculté de mieux cuire avec les eaux les plus crues, qui ne ramollissent qu’imparfaitement les légumes, on pourra se servir de l’eau de la mer, puisque dans ce cas la vapeur seule agit, & que, condensée & examinée par tous les moyens chymiques, elle est pure comme l’eau distillée. Ainsi les carottes, les navets, les betteraves, les oignons, les salsifix, les asperges, les choux traités de cette manière, sont plus savoureux que s’ils étoient cuits dans l’eau. On a même l’avantage de les faire cuire à la fois, sans qu’ils se communiquent de leur saveur, ce qui peut procurer sur le champ plusieurs espèces de mets aussi bons que leur qualité première peut le comporter : enfin, il y a tout lieu de présumer que quand on connoîtra bien l’utilité de cette marmite, elle deviendra un instrument de plus dans nos cuisines, en même temps qu’elle diminuera sur mer l’emploi des salaisons dans les voyages de long cours, & favorisera l’usage des végétaux frais, sans qu’il soit nécessaire d’augmenter la consommation de l’eau douce.


Section V.

Des Pommes de terre relativement à la nourriture des hommes.

De tous les avantages qui rendent les pommes de terre recommandables dans les campagnes, le plus grand est d’offrir à leurs habitans une nourriture toute préparée & convenable à leur état : ceux d’entr’eux qui ont adopté cette culture, attendent avec impatience le moment de la récolte de ce végétal dont la privation seroit un véritable fléau pour eux. Il y a maintenant en Europe un million d’hommes qui en font pendant l’hiver leur principale nourriture. L’aliment substantiel, contenu dans ces racines, n’est pas plus grossier que celui des semences céréales & légumineuses ; enfin, il n’y a pas de farineux non-fermentés dont on ne puisse manger en aussi grande quantité & aussi souvent que du pain.

Usages des Pommes de terre en nature. Elles se déguisent de mille manières différentes sous la main habile du cuisinier, & perdent dans les raccommodages le petit goût sauvage qu’on leur reproche : on en prépare des pâtes de légume, des boulettes excellentes ; on les mange en salade, à l’étuvée, au roux, à la sauce blanche avec la morue, en haricots, en friture & sous les gigots ; on en farcit des dindons & des oies ; mais une excellente manière de les accommoder, c’est, quand elles sont cuites & un peu rissolées à leur surface, d’y mettre du beurre frais, du sel, & des petites herbes hachées, mais il faut alors qu’elles soient fraîches, & qu’elles n’aient été ni gelées, ni germées, ni desséchées, quoique dans ces différens états on puisse s’en nourrir également sans aucun inconvénient.

Usage des Pommes de terre séchées. Lorsqu’elles ont été conservées suivant le procédé indiqué plus haut, c’est-à-dire, préalablement cuites à moitié, elles conservent toute leur saveurs & on peut, en les mettant dans un vase avec un peu d’eau, ou tout autre véhicule, sur un feu doux, en faire en un instant un aliment sain, comparable à celui de la pomme de terre elle-même, qu’il seroit facile dans la saison la plus morte de l’année, de substituer en cas de besoin aux racines fraîches, jusques à la récolte prochaine, & de se procurer dans tous les temps.

Usage des Pommes de terre gelées. Lorsqu’elles ont été frappées par le froid, & qu’on diffère de les employer, elles sont gâtées pour toujours. Il faut les plonger dans de l’eau tiède, & ne les faire cuire qu’après cette attention préalable ; alors elles peuvent encore servir de nourriture ; mais si on en avoit beaucoup dans cet état, il seroit prudent, au sortir de la chaudière, de les peler, de les couper par tranches, & de les faire sécher. Comme le froid semble altérer plutôt leur matière extractive que leur amidon, cette dernière substance pourroit encore en être séparée, mais, nous le répétons, sans perdre de temps ; car si on laisse les pommes de terre se dégeler spontanément, elles ne reprennent jamais leur état naturel, perdent beaucoup de leur saveur, &c sont bientôt pourries. M. Hell, bailli de Landser, citoyen recommandable à plus d’un titre, a sauvé ainsi la récolte de plusieurs cantons qui, sans un avis, patriotique qu’il leur a adressé sur cet objet, alloient jeter au fumier leur provision, la ressource principale de l’hiver.

Usage des Pommes de terre germées. Dans cet état elles sont molles, flexibles, d’une saveur âcre ou amère ; enfin, elles ne valent plus rien pour la table ; & si elles ont poussé à un certain degré, elles répugnent aux animaux qui refusent d’en manger ; on peut cependant en tirer parti, par la raison que si la germination diminue la quantité d’amidon, & rend son extraction moins facile, celui-qu’on en obtient, peut encore être employé aux mêmes usages.

Usage de leur farine ou amidon. On le fait cuire dans l’eau, dans du lait ou dans du bouillon, comme de la bouillie, & il sert dans cet état aux malades, aux convalescens & aux estomacs foibles ; on en prépare aussi des gâteaux, des biscuits, & des crèmes excellentes, qui n’ont aucun des inconvéniens des mêmes préparations avec les autres farineux, & sont d’une ressource infinie pour les malades, & dans la santé un aliment aussi agréable & sain qu’il est peu dispendieux. Cet amidon peut être substitué au sagou & au salep dans tous les cas où l’on emploie ces deux substances, dont la cherté empêche souvent le malheureux de pouvoir en profiter ; il y a même lieu d’espérer qu’en étendant encore davantage la culture des pommes de terre, & multipliant d’autre part les moulins-rape, le prix de cet amidon diminuera assez pour permettre, dans une circonstance de cherté de grains, de l’introduire dans la masse alimentaire du pain, en suivant le procédé que nous avons indiqué à l’article Pain. (Voyez ce mot.)


Section VII.

Des Pommes de terre relativement à la nourriture des animaux.

L’avantage de nourrir les animaux domestiques, en ménageant les grains utiles à la consommation de l’homme, est incontestable ; & dans le nombre des substances propres à y suppléer, la pomme de terre doit sans doute être considérée comme la plus nourrissante : souvent le gland manque, le son est trop cher à cause du haut prix des blés, & une extrême sécheresse rend les fourrages rares, peu substanciels ou mal-sains : quel bénéfice de trouver alors dans cette racine la faculté de nourrir de grands troupeaux. Avec cette denrée ils pourront passer la mauvaise saison, sans diminuer de valeur & sans souffrir ; enfin, ils se conserveront l’hiver dans un embonpoint qui prouvera combien cette nourriture leur est propre.

Elle mérite la préférence sur une infinité de substances, qui préparent plutôt les animaux à tourner à la graisse, qu’à la leur procurer.

C’est à cause de leurs bons effets pour les animaux, qu’on cultive les pommes de terre en grand dans plusieurs provinces. Tous s’en accommodent très-bien, soit qu’on les leur donne crues ou cuites, pourvu cependant qu’on en modère toujours la quantité, qu’on les associe avec d’autre nourriture, qu’elles soient toujours divisées, parfaitement lavées, & quand on les fait cuire, de ne jamais les donner qu’après qu’elles sont entièrement refroidies : nous observerons d’ailleurs que la cuisson combinant la partie aqueuse avec les autres principes, offre un aliment plus substantiel & plus solide. Ce double avantage compensera amplement les soins & les frais de cette opération dans toutes les circonstances où elle sera praticable.

Nous avons vu qu’en préparant la farine de pommes de terre, il restoit sur le tamis une matière qui est le corps fibreux de la racine. Cette matière peut servir de nourriture aux bestiaux, à peu près comme le son. Le fabricant de farine de pommes de terre à Paris vend ce résidu aux nourrisseurs, qui le font manger aux vaches : j’en ai également donné aux cochons. Mais un autre parti utile qu’on peut ençore tirer des pommes de terre, & qui seroit également perdu sans cet emploi, c’est leur feuillage qui peut, dans l’arrière-saison augmenter le fourrage avec lequel il faut toujours le mêler, vu que donné seul, il n’a pas assez de saveur pour appéter les animaux : jamais on ne s’est apperçu que leur usage les incommodât : les vaches que j’ai soumises à ce régime pendant un mois, n’ont pas perdu leur lait, & des troupeaux de moutons que j’ai fait entrer sur des pièces d’une certaine étendue, couvertes de pommes de terre, ont enlevé aux tiges da cette plante tout ce qu’elles avoient encore de succulent & de flexible. Si c’est une erreur de croire qu’en retranchant les tiges encore vertes, on fasse grossir les pommes de terre, c’en est une autre de regarder ce retranchement, lorsqu’il est fait à propos, comme nuisible ; mais pour compléter nos connoissances en ce genre, il nous faudroit sans doute une suite d’expériences variées & comparées pour constater la différence qu’il y a de la graisse & de la chair des animaux nourris avec la pomme de terre ou avec d’autres substances alimentaires. En attendant ce travail qu’un seul homme ne sauroit entreprendre, nous allons passer à quelques effets généraux observés sur les bœufs, les vaches, les chevaux, les cochons, la volaille & les poissons.

Pour les bœufs. Il faut toujours en régler la quantité sur leur force & leur embonpoint. On a éprouvé que beaucoup de pommes de terre les font enfler ; & qu’un boisseau, pesant environ dix-huit livres, données matin & soir, mêlées avec du son, du foin & un peu de sel dans les provinces où cet assaisonnement est à bon compte, avance beaucoup l’engrais des bêtes à corne. M. Blanchet a même remarqué que dix à douze livres de pommes de terre nourrissoient autant qu’un quintal de navets ; mais il convient toujours de les faire cuire les quinze derniers jours de l’engrais.

Pour les vaches. C’est environ un tiers de moins de pommes de terre que pour les bœufs ; mais il faut également en régler la quantité, parce que, selon les observations des meilleurs agriculteurs, les bêtes à corne sont sujettes à enfler, comme avec les autres herbages, dès qu’on leur en donne trop à la fois. Un boisseau dans la journée suffit, en y associant toujours la paille hachée, du foin, le résidu de la bière, les sons & les eaux des amidonniers. On pourroit même former de la pomme de terre, la base de la nourriture liquide qui convient aux veaux, & en les sevrant de bonne heure procurer l’occasion de faire des élèves, sans nuire au commerce du lait qui porte les fermiers à s’en défaire si promptement.

Pour les chevaux. Les pommes de terre les soutiennent aux travaux du labourage & autres exercices, comme s’ils étoient à leur ration ordinaire ; il suffit de les mêler avec le fourrage, & de leur en donner une mesure semblable à celle de l’avoine. M. Saint-Jean de Crevecœur assure n’avoir jamais vu de chevaux plus sains & plus robustes que ceux qu’il a hivernés avec cette nourriture, & qu’elle les conservoit sains & frais comme s’ils alloient paître dans les prairies. Les anglois ont observé qu’elles pouvoient donner un bon remède contre les jambes gorgées ou enflées ; qu’en les donnant aux chevaux de chasse le lendemain de fortes courses, on les délassoit, Mais le premier en France qui se soit avisé de faire manger des pommes de terre aux chevaux, c’est M. de Lormoìs, il les y a accoutumés en faisant bouillir & pétrir ces racines avec de l’avoine. Ce grain leur a donné envie d’en manger : au bout de deux jours il fit diminuer l’avoine, & deux jours après, ils les mangèrent peu cuites, enfin toutes crues ; ils s’y sont tellement habitués, qu’ils grattent du pied, quand ils voient arriver le panier qui les contient, comme les autres chevaux à qui on porteroit l’avoine ; ils les mangent avec le même plaisir, engraissent sensiblement, & ont le poil aussi fin qu’il est possible de voir.

Pour les cochons. Il est difficile de trouver une nourriture plus substancielle, & qui paroisse plus propre à la constitution de ces animaux, aux vues qu’on a de les engraisser promptement & à peu de frais, comme les pommes de terre. D’abord on peut les leur donner seules & crues ; mais ensuite il faut les faire cuire & les mêler, sur la fin de l’engrais, avec la farine de quelques grains, tels que le sarrazin, le maïs, l’orge, moyennant quoi on évite l’inconvénient qu’on a reproché à ces racines de rendre le lard mol & la chair sans consistance.

Une autre manière de nourrir les cochons, à moins de frais encore, c’est lorsque les pommes de terre ont acquis leur maturité. On divise le champ où elles sont venues, au moyen de palissades ; on y lâche ensuite ces animaux, & on y met l’auge nécessaire pour les abreuver. En fouillant la terre ils trouvent aisément les racines qu’ils aiment. On les transporte ensuite dans une autre place. Quelque soin qu’on se soit donné pour n’en plus laisser dans le champ où elles ont été récoltées, ce champ deviendra également une ressource pour les cochons, si on les y conduit plusieurs jours de suite ; mais comme ce champ ne sera pas suffisant, il faut leur donner davantage de pommes de terre, en les faisant cuire, & les mêlant avec des grains, selon les ressources locales.

Pour les volailles. Toutes les espèces peuvent être nourries & engraissées avec une pâte dont la pomme de terre fait la base. Les dindons, & les oies particulièrement, s’en trouvent on ne peut mieux ; & c’est encore un moyen de ménager les grains utiles à la consommation de l’homme, & d’épargner sur les frais. Mais il faut se dispenser de donner ce mélange aux volailles qui pondent, dans la crainte qu’elles n’engraissent trop.

Pour le poisson. Il est possible de donner aux carpes, dans les étangs & dans les viviers, les pommes de terre cuites, en les mêlant avec de la farine & du son, sous forme de boulettes, & jetant ensuite ces boulettes dans les environs de la bonde de l’étang, & toujours au même endroit, afin de les accoutumer à venir y chercher leur nourriture.


Section VIII.

De leurs propriétés médicinales.

En considérant toutes les propriétés des pommes de terre, on ne peut se dispenser de convenir que s’il existe un aliment médicamenteux, ce ne soit dans ces racines qu’il se trouve placé. Lemery, dans son Traité des alimens, M. Tissot, dans son Essai sur les maladies des gens du monde, M. Engel dans son Instruction sur la culture des pommes de terre, accordent à cette plante les plus grands éloges. Ils regardent la nourriture qu’elle fournit, comme légère & d’une digestion facile. Jamais elle n’est suivie d’aigreurs ni de flatuosités, comme il arrive souvent de la part des farineux ordinaires. Ellis & Magellan, lui donnent les épithètes les plus pompeuses, en annonçant ces racines comme l’aliment le plus analogue à leurs compatriotes, par rapport à l’usage où ils sont de manger beaucoup de viande. Leur vertu apéritive & antiscorbutique est reconnue & démontrée par une multitude de faits que j’ai rassemblés dans mes Recherches sur les végétaux nourrissans. Que d’avantages, s’il étoit possible un jour de réunir aux vivres des marins le vrai remède d’une maladie qui fait périr tant d’hommes précieux à l’état, & désole les équipages ! Ne pourroit-on pas faire entrer dans leurs rations, des pommes de terre fraîches, séchées, sous forme de pain & de biscuit de mer.

À ces témoignages respectables, je me permettrai d’en ajouter un qu’il seroit également difficile de révoquer en doute ; c’est celui des commissaires nommés par la faculté de médecine, lorsque cette savante compagnie fut consultée sur l’usage des pommes de terre : voici comme ils terminent leur rapport. Une des principales propriétés des pommes de terre, & qui les rend particulièrement recommandables, c’est d’améliorer le lait des animaux, & d’en augmenter la quantité. Nous ayons remarqué qu’elles produisoient les mêmes effets chez les nourrices pauvres & mal alimentées, & que c’étoit à cette cause qu’il falloit attribuer le changement favorable survenu dans leurs enfans. Je suis donc pleinement convaincu que cette plante est digne de la plus sérieuse attention de la part des médecins auxquels elle pourra fournir des moyens préservatifs & même curatifs.


Section IX.

Observations concernant la culture & les usages des Pommes de terre.

Quoique leurs heureux effets soient constatés par l’usage journalier qu’en font, depuis des siècles, des nations entières bien instruites en matière rurale, ces racines n’ont pu se dérober aux traits de la calomnie. Que d’inconvéniens n’a-t-on pas attaché à leur culture ; que de maux imaginaires n’a-t-on pas prêté à leurs propriétés économiques. On a dit & on a répété que la pomme de terre exigeoit beaucoup du sol ; que bientôt elle épuisoit le meilleur terrain, & le rendoit incapable de produire des grains ; que d’un autre côté, elle n’avoit que le goût des assaisonnemens qu’on y ajoûtoit, & qu’il étoit impossible d’en préparer des mets savoureux ; mais toutes les allégations défavorables à cette plante ne prévaudront jamais contre l’expérience & l’observation. Nous ne répondrons qu’à quelques reproches.

Il est bien certain que si le champ sur lequel on cultive les pommes de terre est bien travaillé & bien fumé, le froment qu’on y sème ensuite, réussira constamment ; mais si au contraire ces tubercules sont plantés dans un sol très-léger, & qu’on leur fasse succéder ce grain, on doit peu compter sur le produit ; tandis que si c’est du seigle qu’on employe de préférence, il viendra de la plus grande beauté. Si donc les terrains où l’on a récolté des pommes de terre sont propres au froment, on peut les ensemencer en fumant de nouveau, quelquefois même ce secours est inutile ; mais en alternant, sans discontinuer, les productions ; c’est le moyen de ne pas effriter, épuiser le sol.

L’épuisement prétendu du sol, opéré par la pomme de terre, dépend sans doute de sa végétation vigoureuse plutôt que d’expériences & d’observations particulières : il n’est pas étonnant en effet que, voyant rassemblé au pied de la plante une quantité énorme de grosses racines charnues, remplies de sucs nourrissans, on en ait conclu que cette croissance vigoureuse ne pouvoit s’obtenir qu’aux dépens du terrain qu’elle devoit nécessairement appauvrir ; mais les recherches des modernes ont trop bien démontré la fausseté de cette hypothèse, pour qu’il soit nécessaire d’y insister de nouveau. Je me bornerai à cette simple question, si le reproche dont il s’agit avoit quelque fondement. Pourquoi, dans certains cantons la fécondité des pommes de terre est-elle aujourd’hui ce qu’elle étoit il y a un siècle ? & pourquoi fait-on succéder à cette culture celle des grains qui rapportent plus que les jachères ordinaires ?

Il est démontré par une expérience non interrompue de beaucoup d’années, que toutes les productions prospèrent dans un champ planté en pommes de terre l’année d’auparavant, que la fertilité de ce champ y est même assurée pour quelque temps. Ce n’est pas certainement que ces racines ajoutent au sol quelqu’engrais qui le fertilise ; mais les profonds labours que la terre reçoit en automne & au printemps, l’engrais qu’on y employé, l’obligation dans laquelle on est d’émietter, de briser les mottes, de sarcler, de butter, de ramener la terre à la surface ; enfin, tous les soins que demande cette culture jusqu’à la récolte, divisent la terre, la fertilisent sans que le laboureur soit nécessité à des avances trop longues, puisqu’elles sont payées immédiatement par l’emploi local du produit.

La pomme de terre a donc cet avantage qu’elle prépare le terrain à recevoir les végétaux qu’on voudra lui faire succéder, soit froment, soit orge, chanvre, lin, &c. Il est même encore prouvé qu’il faut moins de semences dans un fonds ainsi amélioré, qu’il n’y a point de meilleur moyen de nettoyer la terre des mauvaises herbes, & que les pièces d’avoine couvertes précédemment de pommes de terre, sont remarquables par le peu de ces plantes parasites qui les infestent. Loin donc de détériorer le sol, la pomme de terre concourt à sa fécondité, & par les travaux qu’il a reçus, & par le fumier qui étant enfoui & mieux consommé se trouve plus uniformément répandu.

Quant aux effets salutaires des pommes de terre, des écrivains du premier ordre, les ont justifiées des accusations qu’on avoit formées contr’elles. Si les premiers jours que les animaux s’en nourrissent, ils montrent de la répugnance, fientent un peu liquide, cet inconvénient cesse bientôt d’en être un ; d’ailleurs, ne se manifeste-t-il pas lorsqu’ils passent du fourrage sec au vert, & qu’on leur présente un genre de nourriture auquel ils ne sont pas accoutumés, fût-il même, plus analogue à leur constitution, tant est impérieux l’effet de l’habitude sur tous les êtres. Si les pommes de terre sont insipides & compactes, on sait que c’est à cet état fade & serré qu’elles doivent l’avantage de se prêter à tous nos goûts, toutes nos fantaisies, & de donner une sorte de pain qui n’a ni la pesanteur des châtaignes, ni la viscosité des semences légumineuses, ni le caractère filandreux des racines potagères.

Mais il y a des cantons dont le sol est assez ingrat pour ne pouvoir produire que peu de grains, & leurs habitans sont cependant à leur aise ; ils cultivent les pommes de terre, elles leur servent d’abord de nourriture ; ils engraissent ensuite, avec le reste, une quantité de cochons ; ils tuent une partie de ces animaux pour leur consommation, & vendent le surplus à leurs voisins ; le prix qu’ils en retirent sert à payer les impôts & à se procurer des vêtemens ; ils sont bien habillés, bien nourris, & ne doivent rien à leurs propriétaires ni aux collecteurs.

Les irlandois qui en font leur nourriture principale, sont, dit un bon observateur, extrêmement robustes, ils ignorent quantité de maladies dont sont affligés d’autres peuples. Rien n’est moins rare que de voir parmi eux des vieillards & des jumeaux autour de la cabane des paysans. Une grande partie de la Lorraine-allemande en fait aussi la nourriture ordinaire, & les villages de cette province sont peuplés de jeunes gens grands & de la plus forte constitution. J’ai vu, dit M. Hirtzel, très-peu de maladies parmi les soldats lorsqu’ils pouvoient mettre souvent des pommes de terre dans la marmite. Enfin, M. le Chevalier Mustel, ajoute que ce légume a puissamment contribué à la subsistance de nos armées en Allemagne ; que les officiers & soldats les mangeoient apprêtées de différentes manières, & que malgré les excès qu’ils en ont faits, il n’en est résulté aucune incommodité, preuve de leur salubrité & de leur facile digestion.

Tous ces faits bien connus, & qu’il seroit possible d’accumuler ici, prouvent donc que la pomme de terre est un aliment fort sain pour l’homme, & un excellent engrais pour le bétail ; qu’on ne sauroit trop à étendre la culture, ni assez en encourager l’usage. Aussi, M. de Chancey, dont il a été souvent question dans le cours de cet article, l’un des plus zélés apôtres de cette production, vient de déterminer quelques personnes charitables de son canton de faire cultiver des pommes de terre au profit des pauvres ; l’un a prêté son champ ; l’autre a donné l’engrais & la semence ; un troisième s’est chargé des frais de culture & de récolte ; le produit a suffi pour nourrir pendant l’hiver cinquante familles. Puisse ce moyen économique de soulager l’indigent, sans le rendre paresseux, avoir dans toutes les paroisses des imitateurs ! Trois à quatre arpens consacrés ainsi a cet acte de bienfaisance, feroient disparoître les besoins pressans de bien des malheureux. Puissent enfin ces racines, comme en Irlande, en Amérique, en Angleterre, ajouter à la force de l’agriculture, favoriser la multiplication des bestiaux, l’abondance des engrais, le produit des terres, devenir pour ceux dont la subsistance dépend de récoltes incertaines un heureux supplément dans les momens de cherté & de disette de grains.


  1. Cet article nous a été fourni par M. Parmentier, il suffit d’en nommer l’Auteur.