Cours d’agriculture (Rozier)/CENDRE

Hôtel Serpente (Tome secondp. 621-627).
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CENDRE. Substance qui reste des matières combustibles après que le feu les a consumées à l’air libre.

I. Des principes des cendres. Il est essentiel de les connoître, sans quoi on feroit des raisonnemens faux, qui conduiroient à une pratique vicieuse. Tous les corps qui renferment des substances inflammables, donnent, réduits en cendres, un sel alcali ; (voyez ce mot) & c’est de ce sel que résulte leur activité sur la végétation des plantes.

Chaque espèce de substance inflammable fournit un sel alcali ; mais ce sel diffère par sa base, par son mélange avec d’autres sels, par sa cristallisation, enfin par sa plus ou moins grande pureté. Il y a plus : la même plante cultivée sur les bords de la mer, ou dans l’intérieur du royaume, produit deux sels alcalis très-distincts par leur base, & en plus grande quantité. La soude, ou kali, en est une preuve : la soude donne l’alcali le plus déterminé, d’où l’on a tiré le mot d’alcali. M. Duhamel a reconnu 1o. que la soude cultivée dans le Gatinois, & loin de la mer, tient une espèce de milieu entre les plantes maritimes & celles qui naissent naturellement dans nos provinces, puisque le kali du Gatinois a donné, outre l’alcali qui lui est propre, un autre alcali tout semblable à celui du tartre, tel que le donnent les plantes naturelles de ce canton : d’où il suit que le terrain d’une part, & de l’autre, la nature des plantes concourent à la formation des différens sels qu’on retire des végétaux par la combustion. La même différence est sensible, si on examine les cendres, par exemple, d’un chêne qui a végété dans un terrain humide & au nord, & d’un chêne semblable placé dans un terrain sec & situé au midi.

La manière de brûler les végétaux concourt encore à augmenter ou à diminuer la quantité de sel alcali qui doit se trouver dans la cendre. Si la substance inflammable a brûlé dans un grand courant d’air, si la flamme a été vive & soutenue, le sel sera moins abondant ; si au contraire le feu a été étouffé, si l’ignition a été sans flamme bien apparente, le produit du sel sera presque du double. On voit que ces observations ne sont pas indifférentes à ceux qui s’occupent à faire du salin, & sur-tout à ceux qui l’achètent, soit pour l’employer dans les champs, sur les prés, soit pour l’usage des arts, comme les verreries, les nitrières artificielles, &c.

Il résulte des expériences de M. de Morveau, que les cendres de bois sont presque toutes de la pierre calcaire réduite à l’état de chaux, & que c’est à cet état de chaux qu’est dû le principe salin ou alcalin.

Voici comment il s’explique : « que l’on prenne la quantité que l’on voudra de cendres neuves, par exemple, une livre ; que l’on fasse passer dessus assez d’eau chaude pour en épuiser les sels, ce sera alors de la cendre lessivée, il est bien évident que celle qui a servi aux lessives domestiques, ne peut rien contenir de plus, puisque tout ce qui étoit soluble par l’eau a été de même entraîné. »

» Si on jette cette cendre lessivée dans l’eau forte, il se fera à l’instant une violente effervescence, la cendre sera dissoute presqu’entièrement. Il ne restera sur le filtre que quatre gros, soixante-six grains, partie de silex, partie d’argile colorée par une portion infiniment petite de fer. »

» Veut-on s’assurer que ce qui a été dissous par l’eau-forte, soit véritablement de la chaux & de la terre calcaire ? on n’a qu’à jeter dans la dissolution de l’acide vitriolique, il se formera aussi-tôt de la sélénite, c’est-à-dire, un sel vitriolique calcaire de la nature du gypse ou pierre à plâtre qui, ne pouvant se dissoudre que dans cinq cens fois son poids d’eau, se précipitera en forme de poudre blanche. Cette poudre pesant dix-huit onces deux gros & soixante grains, il est démontré, suivant les analyses du célèbre Bergman, qu’elle tient cinq onces, six gros, soixante-onze grains, un vingt-cinquième de chaux pure, & cette quantité de chaux pure donne dix onces, cinq gros, trente grains 34/55 de chaux aërée, ou de terre calcaire révivifiée. »

» Ces résultats varient, suivant les espèces de cendres sur lesquelles on opère, mais ils ne prouveront pas moins que la chaux est la base de la cendre, & que cette chaux ne diffère pas essentiellement de celle dont on se sert dans la maçonnerie. »

Il est étonnant que ceux qui ont écrit sur l’agriculture, & plus particulièrement encore sur l’efficacité des cendres pour les prairies, n’aient pas tiré de cette démonstration des conséquences plus étendues, & n’aient pas établi une théorie générale fondée sur l’expérience.

II. Des cendres lessivées. Si la lessive a été bien faite, il ne doit plus rester dans ces cendres de principes salins, ou du moins une très-petite quantité, retenue par la viscosité ou espèce de savon qui s’est formé, par le mélange de l’alcali, avec la matière de transpiration & autres substances semblables dont les linges étoient pénétrés avant de les passer à la lessive.

De telles cendres n’ont presque plus aucune propriété puisqu’elles sont dépouillées de leur alcali ; mais si elles sont mises en monceau, & exposées à l’air sous des hangars, à l’abri de la pluie, elles attireront le sel répandu dans l’air atmosphérique, (Voyez Amendement, Chapitre premier) sur-tout si on a eu soin de vider par-dessus l’eau qui a servi à la lessive, & sur-tout si on les arrose de tems à autre avec du jus du fumier. Le sel de l’atmosphère combiné avec ces cendres est un vrai nitre qu’on peut retirer par la lixiviation. Plus ces cendres présenteront de surface à l’air, plus elles seront remuées souvent, & plus alors elles attireront le principe salin. Dans cet état, elles redeviennent très-propres pour les engrais.

III. De la manière d’agir des cendres comme engrais. Tous les corps de la nature servent mutuellement d’engrais les uns aux autres ; ils agissent, ou mécaniquement comme le sable pour la division de l’argile, & l’argile pour donner du corps, de la solidité au sable ; ou relativement aux substances contenues dans leurs différens principes, & qui se mêlent & se combinent avec celles renfermées dans le sol sur lequel on les répand.

Les cendres agissent de deux manières ; 1o. mécaniquement, à cause de l’atténuité de leurs parties, en s’insinuant dans la substance compacte de l’argile, & la rendant plus perméable à l’eau ; 2o. comme principe salin & comme alcali, qui s’unissant intimément à l’aide de l’eau & de l’humidité, avec les substances animales graisseuses, & les substances végétales huileuses enfouies dans la terre, forme avec elles un véritable corps savonneux, dès-lors très-soluble dans l’eau. Dans cette combinaison, l’eau tient en dissolution, dans la division la plus extrême, le principe huileux ou graisseux, le principe salin & le principe terreux. La bulle de savon faite au moyen d’un chalumeau dans lequel souffle un enfant, est la preuve la plus complette de cette division extrême, & du mélange intime de ces principes.

Dans cet état de la plus grande ténuité, l’eau, le sel, l’huile & la terre végétale ou l’humus, c’est-à-dire la terre parfaitement soluble dans l’eau, sont en état de pénétrer dans les plus petits orifices des dernières extrémités des racines capillaires & dans les pores de ces racines ; (voyez ce mot) enfin de monter dans ses vaisseaux de la plante, d’y circuler avec la sève, & d’y porter la nourriture & la vie. Si, malgré l’expérience, on n’admet pas ce principe savonneux, je ne vois & ne connois aucune manière satisfaisante d’expliquer comment l’eau, l’huile, le sel & la terre, qui composent toutes les plantes, & que l’on retire par l’analyse chimique, ont pu y pénétrer.

Il est aisé actuellement de concevoir pourquoi les cendres produisent un excellent engrais pour les prairies. Un pré chargé de plantes qui se touchent près à près, voit chaque année sa couche végétale être augmentée. Plusieurs plantes annuelles périssent, d’autres bisannuelles périssent aussi après avoir donné leurs graines ; la fane des plantes vivaces se dessèche chaque année, en tout ou en partie. Les détrimens de ces végétaux rendent plus à la terre qu’ils n’ont reçu d’elle, tel que l’humus, terre calcaire soluble, atténuée à l’infini, & qui, par une succession non interrompue, sert à les nourrir pendant les années suivantes. Supposez une terre rougeâtre, semez-y une prairie ; quelques années après, détruisez cette prairie, & vous trouverez la couche superficielle du sol convertie en terre brune, fine & douce au toucher ; & voilà le résultat des débris des végétaux.

Ce n’est pas tout : plus le sol sera couvert de plantes, & plus le nombre des insectes y sera multiplié. Chaque plante a son insecte particulier : quelques-unes en ont plusieurs, & on compte plus de cent insectes divers qui vivent sur le chêne. Comme chacun de ces insectes a un ou plusieurs ennemis particuliers qui les dévorent, leur nombre devient prodigieux, sans parler de celui des insectes qui vivent dans la terre. Or, tous ces animaux payent le tribut à la nature, les uns plutôt, les autres plus tard, & fournissent à la terre les substances graisseuses & huileuses ; enfin la portion de terre calcaire qui composoit la charpente solide de leur corps, & cette terre est le véritable humus, la véritable terre soluble. Voilà la seconde ressource de la nature pour la végétation. La terre soluble ou l’humus, est due à la décomposition des végétaux, des animaux, de l’homme même, & il faut un principe salin pour rendre miscibles à l’eau, ces différentes substances graisseuses, huileuses, calcaires ; & c’est ce que les cendres opèrent lorsqu’on les considère comme contenant un sel alcali.

Un second avantage de ce sel alcali est de tomber facilement en déliquescence, c’est-à-dire, d’attirer puissamment l’humidité de l’air, & par conséquent le sel aërien ou acide qu’il contient ; de s’unir avec ce nouveau sel, de faire avec lui un sel neutre, & d’agir puissamment tous deux ensemble sur les substances animales, pour les rendre miscibles à l’eau, & propres à la végétation.

On dit que les cendres raniment une prairie, lui donnent une nouvelle vie. Cela est vrai. Comme la substance animale est plus abondante dans ce cas, que le principe salin, la plante languit, végète mal, jaunit, & sa nourriture est indigeste ; elle n’est pas assez élaborée ; elle ne sauroit parvenir à l’état savonneux ; mais dès que le principe salin ou alcali est en quantité proportionnée, la combinaison devient plus exacte, plus intime, & la plante reçoit enfin une nourriture proportionnée à ses besoins, qui ranime sa végétation, & la fait prospérer.

Si, au contraire, vous surchargez ce terrain de cendres, c’est-à-dire, d’alcali, la prairie ne tarde pas à jaunir, l’herbe à se dessécher & à périr comme si elle avoit été réellement brûlée par un coup de soleil. La raison en est simple : ce sel ne trouve plus la quantité proportionnée de substances animales pour les combiner en état de savon, le sel est excédent, il est soluble dans l’eau, monte en surabondance dans la plante, corrode ses vaisseaux délicats, & elle périt : c’est donc de la juste proportion des principes unis ensemble que dépend la bonne végétation. Aussi rien n’est plus ridicule, à mon avis, que les conseils donnés par les faiseurs de livres sur l’agriculture. Toujours la mesure à la main, pour avoir un air magistral, ils disent gravement à leurs lecteurs : Mettez tant de tombereaux de fumier par arpent, tant de mesures de cendres, comme si la même terre que je suppose de trente arpens étoit égale, quant à la qualité, dans toute son étendue. Quant à moi, je dirois au cultivateur : Étudiez votre terrain, que je ne puis connoître, faites des expériences, & d’après elles, réglez-vous sur la quantité des engrais que vous avez à donner à vos champs, à vos prairies, &c.

IV. Peut-on suppléer les cendres par d’autres substances ? Les cendres neuves ou non lessivées sont ordinairement très-coûteuses, à cause de l’emploi domestique auquel on les destine, à moins qu’on n’habite près des lieux où l’on fait le salin, c’est-à-dire où la difficulté & l’éloignement pour le transport des bois oblige de brûler sur place les bois des forêts, & de les réduire en cendres. Ces cendres mêmes reviendroient fort cher, si la distance étoit un peu considérable. Quant au prix des soudes ou salicors, & des varecs, (voyez ces mots) que l’on brûle sur les bords de la mer, il n’est pas assez bas, si on veut se servir de ces substances en qualité d’engrais. D’ailleurs, les soudes & les varecs sont en masses solides, & il en coûteroit encore beaucoup pour les réduire en poussière. Quant aux cendres lessivées, elles contiennent trop peu de principes alcalis après la lixiviation ; il faut donc les laisser pendant long-tems, ainsi qu’il a été dit, exposées à l’action de l’air, &c. Somme totale, l’engrais par les cendres devient fort dispendieux.

Il a été prouvé que le principe actif des cendres est en tout semblable à celui qui constitue la chaux. Pourquoi donc ne pas employer la chaux, le plâtre ? (Voy. ces mots) L’expérience la plus soutenue a démontré leur efficacité : ce seroit vouloir se refuser à l’évidence. Une mesure de chaux équivaut au moins à trois mesures de cendres neuves, & à plus de trente de cendres lessivées. Pour se servir de la chaux, il faut la laisser fuser à l’air libre, sous un hangar qui la garantisse de la pluie ; quant au plâtre, on l’emploie réduit en poudre, après qu’il a été calciné, & tel qu’on l’apporte communément dans les villes. Le moment le plus favorable pour répandre sur les prairies ces engrais, est à l’entrée de l’hiver. Les pluies, les neiges ont le tems de dissoudre les sels qu’ils contiennent, & les gelées en soulevant & écartant les molécules de la terre, leur donnent la facilité d’y pénétrer plus profondément.

Dans la province de Picardie, on trouve à une certaine profondeur en terre un amas immense de tourbe pyriteuse. (Voyez ces mots) Peu de jours après qu’elles ont été portées à la superficie du sol, elles s’effleurissent, s’échauffent, s’y enflamment d’elles-mêmes, & se réduisent en cendres. Ces cendres sont devenues un objet de commerce assez considérable pour tous les environs. On les jette sur les prairies, sur les terres labourables, où elles produisent un très-bon effet. Il se trouve par-tout des personnes difficiles, ennemies des nouveautés, qui firent, dans le commencement de cette découverte, des efforts inouis pour empêcher l’usage de ces cendres. La vérité a prévalu, & les prairies attestent aujourd’hui leur utilité.

Concluons. L’usage des cendres neuves est fort avantageux, mais trop dispendieux, à moins qu’on ne soit près de la fabrique du salin.

Celui des cendres lessivées n’est guère supérieur au mélange du sable calcaire avec les terres quelconques, à moins que ces cendres n’aient été exposées sous des hangars à l’air libre, & de tems à autre, imbibées de jus de fumier, ou de la lessive tirée de ces cendres après qu’elle aura servi aux usages domestiques.

Que dans les pays où la chaux & le plâtre sont abondans & peu coûteux, il convient de les préférer aux cendres neuves, parce qu’ils contiennent beaucoup plus de sel alcali qu’elles, & sont par conséquent infiniment supérieurs aux cendres lessivées.

Quant à ces dernières, il convient de les conserver pour la fabrication du salpêtre. (Voyez ce mot) Chaque particulier peut en faire chez soi, & il répondra aux vues du gouvernement.


Cendre gravelée ou clavelée. Il n’y a point de petite économie pour celui qui habite la campagne ; ne rien perdre est son bénéfice ; & il doit avoir toujours les yeux ouverts pour se le procurer. Les grands possesseurs de vignes ont nécessairement beaucoup de vin. Le vin dépose beaucoup de lie, dont la valeur est ordinairement nulle entre leurs mains. On peut leur dire : Après avoir soutiré vos vins, faites écouler la lie dans des vaisseaux ou réservoirs destinés à cet usage. Lorsque vous ferez relier vos tonneaux, observez qu’ils soient ratissés exactement, & entièrement dépouillés de leur lie & de leur tartre ; rassemblez encore l’un & l’autre, & portez-les dans vos réservoirs. Lorsque toutes ces lies seront sèches, vendez-les aux fabricans de chapeaux ou aux teinturiers. Vous en tirerez cependant un parti plus lucratif en les convertissant en cendres gravelées. En voici le procédé.

Faites un lit avec du bois quelconque, & un lit de ces lies parfaitement desséchées, & ainsi de lit en lit ; donnez le feu & calcinez-les. Le feu doit être assez vif pour faire fondre le sel, mais non pas pour vitrifier les cendres qui se trouvent mêlées avec lui. Lorsque la masse totale sera refroidie, passez au crible serré, afin que la cendre se sépare, & il sera aisé ensuite d’enlever avec la main la partie charbonneuse qui se trouvera mêlée avec le sel. Portez le sel aussi-tôt dans un lieu sec, & enfermez-le dans des barriques dont un fond aura été enlevé. À chaque lit que vous y mettrez, faites piler, afin qu’il ne reste point de vide ; plus le sel alcali sera pressé, mieux il se conservera. Lorsque la barrique sera pleine, remettez son fond, & cerclez à la manière ordinaire. Ces précautions sont essentielles, parce que ce sel attire puissamment l’humidité de l’air. S’il a été bien fondu, il l’attirera beaucoup moins. Telle est la cendre gravelée qu’on vend dans le commerce.

Je dirois encore aux distillateurs en grand des eaux-de-vie : Pourquoi laissez-vous perdre les vinasses qui sortent des chaudières après que vous en avez retiré l’esprit ? pourquoi ne pas avoir de grandes fosses placées les unes à côté des autres pour les recevoir ? Comme on distille beaucoup de vins nouveaux, souvent troubles & épais, ils contiennent le tartre & la lie dont ils n’ont pas eu le tems de se dépouiller, & l’un & l’autre seroient déposés dans ces fosses. Lorsque le tems de la distillation sera passé, ou bien lorsque la chaleur & le courant d’air auront fait évaporer la partie fluide contenue dans ces fosses, c’est alors le cas d’en retirer le dépôt, de le faire sécher, & de le calciner ensuite. Si en commençant vous avez rempli ces fosses avec des sarmens ou autres bois qui laissent des vides entr’eux, vous trouverez ces sarmens recouverts de cristaux de tartre, & intérieurement imprégnés de cette substance. Il ne s’agira plus que de brûler le tout pour en retirer la cendre gravelée, ou le tartre. (Voyez ce mot) Ce n’est point une petite économie que je propose ; elle est d’autant plus considérable, qu’elle ne coûte ni peines, ni soins, ni dépenses : tout est bénéfice.