Cours d’agriculture (Rozier)/BÉTAIL, BESTIAUX

Hôtel Serpente (Tome secondp. 223-244).


BÉTAIL, BESTIAUX. Toutes bêtes à quatre pieds, qui servent à la nourriture de l’homme, & à la culture des terres, sont comprises sous cette dénomination générale. De ce nombre sont les bœufs, les vaches, les boucs, les chèvres, les moutons, les brebis, les cochons, &c. On les spécifie ensuite, en les subdivisant en gros & en menu bétail.

Il est inutile d’entrer ici dans les détails concernant la manière d’élever les bestiaux de tous genres, de les traiter dans leurs maladies, des précautions qu’ils exigent pour les accoutumer au travail, &c. puisque ces objets seront pris en considération sous le nom propre de chaque animal, & chaque maladie sera traitée séparément. Il ne s’agit ici que de quelques observations concernant leur nourriture en général, & leur entretien.

CHAP. I. Des végétaux propres à la nourriture du Bétail.
Sect. I. Des arbres & arbustes utiles à la nourriture du Bétail.
Sect. II. Des herbes propres à leur nourriture.
Sect. III. Observations sur la manière de conserver les végétaux destinés à leur nourriture.
CHAP. II. Vues générales sur l’entretien domestique du Bétail.
Sect. I. Des avantages de l’entretien domestique.
Sect. II. Objections contre l’entretien domestique, & Réponse à ces Objections.
Sect. III. Du soin du Bétail dans les Étables.
Sect. IV. De la bonté & de la multiplicité des engrais produits par l’entretien domestique.
CHAP. III. De l’usage du sel pour le Bétail.
Sect. I. Est-il avantageux de lui en donner ?
Sect. II. De la manière de lui en donner.


CHAPITRE PREMIER.

Des Végétaux propres à la nourriture du Bétail.


Section première.

Des arbres & arbustes utiles pour la nourriture des bestiaux.

1o. Parmi les arbres fruitiers cultivés dans nos jardins, on compte les feuilles d’amandier, qui engraissent singuliérement les moutons ; celles de tous les poiriers, pommiers, cerisiers, griottiers, pruniers, groseilliers, framboisiers, coignassiers, fraîches ou sèches. Les émondures de ces arbres, au tems qu’on les taille, avant la séve du mois d’Août, doivent être rassemblées en fagots, & portées à sécher à l’ombre dans un endroit sec. C’est de ce lieu qu’on les tire pendant l’hiver, pour les donner à manger aux bestiaux ; ils trouvent par-tout de quoi se nourrir dans l’été : il vaut donc mieux les conserver pour la saison où le mauvais tems les empêche de sortir de l’écurie. Le grand point est d’empêcher que la moisissure ne les gagne.

2o. Des arbres fruitiers toujours verts. Les pins, les sapins, les genevriers ne peuvent être mis en fagots ; leurs feuilles se détachent des branches en se desséchant. Dans cet état, l’animal ne peut les manger. La pointe de ces feuilles leur pique la bouche & le gosier ; mais comme ces arbres conservent leurs feuilles vertes pendant toute l’année, c’est le cas de couper les branches au moment où le besoin l’exige, & de les porter tout de suite aux bestiaux. On ne doit recourir au genevrier, que dans un besoin pressant ; l’animal, il est vrai, mange avec plaisir les jeunes pousses du printems ; dans l’arrière-saison, les feuilles sont trop piquantes, & encore plus dans l’hiver. Il faut alors les faire tremper dans l’eau pendant vingt-quatre heures, pour les ramollir. L’olivier, que l’on taille tous les deux ans, fournit par ses feuilles, une nourriture succulente aux moutons, dans un tems où les pâturages sont encore peu abondans ; & dans l’automne, les bergers ont le plus grand soin de conduire furtivement leurs troupeaux sous les oliviers, pour leur faire dévorer les olives tombées par terre. Ce seroit un demi-mal, s’ils ne secouoient pas les branches de l’arbre.

3o. Des arbres fruitiers qui perdent leurs feuilles pendant l’hiver. Tous les peupliers quelconques sont utiles ; il faut les émonder au commencement du mois d’Août, & conserver les fagots, ainsi qu’il a été dit. Sous le nom générique de peuplier, je comprends l’ypreau ou peuplier blanc, le tremble, les peupliers d’Italie, de Virginie, de Caroline ; le peuplier commun, &c. &c. Parmi les saules, je ne connois que le marceau destiné aux chèvres. Les chênes du pays, autrement dits chênes noirs, le chêne-liège, le chêne vert, & même le chêne rampant, donnent d’excellentes bourrées ; l’érable ou sycomore, à grandes ou à petites feuilles ; l’ormeau, le tilleul, le charme ou charmille, &c. fournissent de bons fagots, ainsi que l’alisier, le néflier, le sorbier ou cormier. Les feuilles du hêtre ou fayard, sont bonnes pour les bestiaux ; son fruit engraisse singuliérement les cochons, mais sa trop grande abondance leur est nuisible. Il ne faut pas négliger toutes les espèces de bruyères, & surtout la bruyère en arbre. Dans les provinces où elle croît, les bœufs, les chevaux, les mulets la mangent avec avidité. Le mouton ne dédaigne pas les feuilles encore vertes de l’aulne, du sureau. Les feuilles de frêne ont leur mérite ; il est à craindre, cependant, qu’il ne reste attachées sur elles, des mouches cantharides, attirées par l’espèce de manne qui suinte sur cet arbre. Il en est ainsi de l’ormeau. Ces insectes nuiroient aux troupeaux auxquels on destine ces feuilles ; elles leur causeroient des inflammations dans les reins & dans la vessie. Les moutons aiment singuliérement les feuilles, les fruits du maronnier d’Inde ; leur amertume ou leur âpreté, est aussi agréable pour eux, que celle de l’olive.


Section II.

Des herbes propres à la nourriture des Bestiaux.

1o. Des plantes potagères. Il n’en est aucune, si on en excepte les oignons, dont les débris ne soient utiles aux bestiaux quelconques.

Pour avoir des betteraves, des scorsonnères, des panais, des chervis, des carottes plus forts en racine, il est à propos de couper leurs fanes au moins deux fois dans l’année, & cette coupe ne doit pas être perdue, En Dauphiné, en Beaujollois, &c. on sème de grosses raves ; dans plusieurs autres endroits des courges, des citrouilles, des melons, des pommes de terre, qui servent merveilleusement pour la nourriture d’hiver ; & on garantit ces fruits de la gelée, en les tenant sous de la paille. Il est alors plus avantageux de les donner à demi-cuits dans l’eau qui contient quelques parties de son ; les bestiaux s’en trouvent très-bien, & sur-tout les chèvres, qui préfèrent ces préparations encore tièdes, à tous les autres alimens. Les fanes des courges, des melons, à demi-cuites, sont de quelque utilité. La pomme de terre mérite la préférence sur tous les autres. C’est un farineux excellent & très-nourrissant. Celui qui possède un bétail nombreux, doit en semer des champs entiers, & je lui réponds que ses animaux passeront la mauvaise saison sans diminuer de valeur & sans souffrir.

Les débris de toutes les espèces de choux, ne doivent pas, suivant la coutume des mauvais ménagers, être jetés aux fumiers, ainsi que les côtes des melons, après en avoir mangé la pulpe. Dans le pays, comme au Mont-d’Or, près de Lyon, où l’on élève beaucoup de chèvres, on sème pour elles des champs entiers en choux frisés. On dégarnit successivement les tiges de leurs feuilles inférieures ; & les feuilles du sommet, nuancées de toutes les couleurs, & panachées, offrent un joli coup d’œil. Toutes les feuilles de choux, en général, sont plus profitables aux vaches, aux brebis & aux chèvres, à demi-cuites, avec du son, ou sans son, que si on les leur donnoit crûes ; l’abondance du lait dédommage amplement de la peine qu’on se donne & du bois qu’on consume. Il ne faut pas négliger la culture du choux-rave ; il fournit beaucoup de feuilles, & souvent une racine bonne à manger, grosse comme la cuisse.

2o. Des plantes graminées. C’est la famille par excellence, celle qui fournit le plus abondamment à la nourriture de l’homme & des animaux ; cependant je ne parlerai pas ici de celles qui sont la base de nos prairies, de celles qui produisent le froment, le seigle, l’orge, l’avoine, l’épeautre, &c. Leurs grains sont trop précieux, trop utiles à la nourriture de l’homme, pour les sacrifier aux bestiaux ; mais le blé de Turquie, dans les provinces où il n’est pas employé en aliment, fortifie les bœufs, donne du lait aux vaches, engraisse les moutons destinés à la boucherie, & fait acquérir à la volaille cette graisse & cette délicatesse, qui les fait rechercher. Les pommes de terre cuites, & le maïs, donnent aux dindes de Saint-Chaumont une grosseur monstrueuse, & une chair fine & savoureuse. Il en est ainsi pour les volailles qu’on élève en Bresse, & qui surpassent en qualité toutes celles du royaume. Le gros & le petit millet, le sorghum ; en un mot, toutes les plantes graminées offrent des grains utiles. Tout le monde sait que le maïs porte au sommet de ses tiges de longs panicules de fleurs mâles, & que la fleur femelle est portée sur épi dans la partie la plus inférieure de la tige. Dès que les fleurs femelles sont fécondées, on coupe toute la tige chargée de feuilles qui la surmontent, & elle fournit une bonne nourriture d’été & d’hiver, aux bœufs, aux moutons & aux mules. Les feuilles des tiges du sorghum ont le même avantage, & elles en offriroient un bien plus considérable encore, si l’expérience que j’ai sous les yeux réussit. Après avoir fait couper ces tiges lors de la maturité de la graine, à la fin du mois d’Août, il a repoussé de nouvelles tiges par le pied. Je ne sais si elles parviendront à donner une seconde récolte ; mais quand cela ne seroit pas, elles offriront au moins un fourrage assez abondant, capable d’être coupé à l’entrée de l’hiver. La plante supportera-t-elle impunément les rigueurs de l’hiver ? Je l’ignore. Je rendrai compte de ces expériences, en parlant du sorghum. (Voyez ce mot) On peut même tirer partie du chiendent, qu’il est essentiel de détruire partout où il se trouve. Il faut le cueillir, l’arracher lorsque ses pousses sont encore tendres, le mettre sécher pour l’arrière-saison. Alors on le fait macérer quelques jours dans l’eau, & on le donne aux bestiaux, La partie sucrée qu’il contient, excite leur appétit. Il n’existe point de petites économies pour le propriétaire vigilant, & il trouve dans les petits soins, mille ressources auxquelles les autres ne pensent pas ; cependant c’est de ces ressources combinées que résulte l’abondance & le bien-être des bestiaux.

3o. Des plantes légumineuses. En Flandre, en Artois, en Normandie, & dans un trop petit nombre d’autres provinces, on en sème beaucoup ; & on appelle dragée, le mélange des pois, vulgairement nommés vesce, des lentilles & des féves. L’année pendant laquelle ces terres ne sont pas destinées aux grains, produit la dragée. Dès que la fleur est nouée, & le grain formé, on fauche les plantes, & leurs racines deviennent un engrais pour la terre. (Voyez les mots Alterner, Amender.) Les fanes de toutes les espèces de pois cultivés dans nos jardins ou en plein champ, méritent d’être conservées pour la saison fâcheuse de l’hiver. On fera bien de laisser parfaitement dessécher sur pied celles qui sont destinées à produire la graine pour les semailles de l’année suivante ; les autres, au contraire, exigent d’être arrachées avant ce desséchement ; & quand même il y resteroit quelques gousses, elles vaudront mieux pour le bétail. Tous les lotiers, les melilots, les espèces de pois d’ers qui croissent spontanément dans les campagnes, sont aussi très-bons.

4o. Des différentes plantes champêtres, utiles en tout, ou par quelques-unes de leurs parties, pour la nourriture du bétail. M. le chevalier von Linné est peut-être le premier qui, dans son excellent ouvrage, intitulé : Amœnitates Academicœ, ait réuni dans un court abrégé, l’énumération des plantes utiles à l’homme, aux animaux & aux arts. M. Buc’hoz, dans son Manuel alimentaire des plantes, a suivi la même marche ; & l’on trouve dans les Mémoires de la Société économique de Berne, un recueil de MM. de Coppet & Ith, sur les plantes de Suisse qui peuvent servir à la nourriture du bétail. Nous allons faire connoître les plantes principales qu’ils indiquent.

Le sarrasin ou blé noir tient le premier rang. Dans quelques provinces de l’intérieur du royaume, on le sème après la récolte du blé & sur le même champ ; & à peu près vers le commencement d’Octobre, on l’arrache de terre. Les gelées blanches précoces l’abîment, sur-tout quand le grain n’est pas mûr. Il faut, pour le récolter, qu’il ait été semé dans le commencement du mois de Juillet. On voit par-là que cette culture dépend du climat qu’on habite, & des abris. (Voyez ce mot) Au contraire, dans les pays plus froids, on le sème après les gelées, surtout sur les hauteurs, dans les terrains maigres. Le bétail aime l’herbe verte & sèche. Le grain sert à engraisser les bœufs, les cochons, toutes sortes de volailles : broyé sous la meule, & mêlé avec l’avoine, il est très-agréable & très-sain pour les chevaux.

Les bœufs, les moutons aiment les feuilles d’ortie ; la graine est très-utile pour les jeunes dindonneaux.

La grande bistorte augmente sensiblement le lait de vache.

La racine de filipendule est recherchée par les cochons, ainsi que celle de la tormentille.

Le bétail recherche généralement la boucage, que quelques-uns appellent pimprenelle, grande saxifrage, & qui n’est pas la pimprenelle des jardins & des champs. Celle-ci a été conseillée avec raison par M. Roques, pour en faire des prairies artificielles. Les chevaux & toutes les bêtes à cornes aiment l’herbe, particulièrement quand elle est tendre, & la graine peut leur être donnée à la place de l’avoine, s’ils n’ont pas beaucoup à travailler.

Tous les plantains, en général, sont très-bons, & surtout le plantain des Alpes.

Le melampire, ou blé de vaches, leur est très-agréable, rend le beurre gras & jaune.

Toutes les espèces de chardons encore jeunes, & surtout le cirsium ou chardon des avoines, parce qu’il est très-commun sur les terrains qu’on lui destine, offrent un aliment agréable aux vaches & aux ânes.

Je finirai cet article par citer les feuilles de vignes, aussi utiles vertes que sèches. Dans les pays où la culture des vignes est bien entendue, on a grand soin de couper les bourgeons qui portent des sarmens inutiles, & qui nuisent au cep par la séve qu’ils absorbent en pure perte. Ces jeunes pousses sont cueillies lorsqu’elles sont encore vertes & tendres, & chaque jour on les donne au bétail. Dès que le raisin commence à changer de couleur, & sur-tout dans les vignes dont les ceps sont forts & vigoureux, on peut chaque jour ramasser la quantité de feuilles suffisante pour les bœufs, les vaches, les chèvres : la seule attention à avoir, c’est de cueillir ces feuilles dans les endroits fourrés, & on rend en outre service au raisin, en l’exposant davantage à l’ardeur du soleil : on continue ainsi jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de feuilles aux vignes. Un métayer vigilant en fait cueillir une grande provision avant que la feuille soit épuisée de sucs, les fait sécher, & les garde pour l’hiver. Il suffit d’exposer à l’humidité des brouillards, des bruines ou d’une pluie légère, la quantité qui doit être consommée dans la journée ou le lendemain ; alors la feuille ne se brise plus & reprend du nerf. Pour les chèvres, la maxime est un peu différente. De la vigne, les feuilles fraîches sont portées dans de grands cuviers, dans des tonneaux défoncés d’un seul côté & à moitié pleins d’eau. On les remplit de feuilles, & on a soin que l’eau les surnage. C’est ainsi qu’on conserve les feuilles pendant tout l’hiver. Les vaisseaux qui les renferment ne doivent servir qu’à cet usage, parce qu’ils contractent un goût si désagréable, qu’ils sont hors d’état de conserver du vin sans lui communiquer leurs défauts. Il seroit prudent de substituer à ces tonneaux des vaisseaux faits avec du bléton, (voyez ce mot) & ils serviroient pendant des siècles, sans exiger la plus légère réparation.


Section III.

Observations sur la manière de conserver les végétaux destinés à la nourriture du Bétail.

Quoique j’aie sommairement indiqué le tems de couper les fagots sur quelques arbres, je ne dois pas passer sous silence les observations qui m’ont été communiquées par un noble des états du Gévaudan, M. le baron de S.*** ; elles tiennent à une pratique établie sur ses expériences.

Depuis la fin du mois d’Août, époque des semences des blés d’hiver en Gévaudan, & jusqu’à ce qu’elles soient finies, le laboureur qui possède des frênes, des ormeaux, &c. ramasse tous les matins la feuille de ces arbres pour en faire une botte pesant soixante à quatre-vingts livres, qu’il donne à l’heure du goûter aux bœufs & aux vaches qui labourent. Pour avoir la feuille du frêne, il casse près de la branche la côte ou pétiole qui porte les folioles, & les met en petites bottes jusqu’à ce qu’il y en ait la quantité dont on vient de parler. Celle d’orme se cueille l’une après l’autre, comme celle du mûrier, & on la jette à mesure dans un sac suspendu à l’arbre. Pour l’avoir plus promptement, il faut prendre le bout extérieur de la branche dans la main, & la couler tout le long vers la tige ; au moyen de quoi la branche se trouve dépouillée de toutes ses feuilles par une seule opération.

La feuille de frêne est préférable à celle de l’ormeau, comme plus propre à soutenir la force des bœufs qui fatiguent beaucoup pendant la durée des semences. Lorsqu’ils cessent de labourer, on les mène aux pâturages, d’où ils rentrent sur le soir dans les écuries ; ils y trouvent des feuilles si le bouvier a eu le tems de s’en pourvoir ; autrement ils passent la nuit au moyen de ce qu’ils ont brouté. Le matin, avant de les remener au travail, on leur donne une botte de foin ou de feuilles. Si la feuille est couverte de gelée blanche, & qu’il ne fasse pas du soleil, on presse la botte dans l’eau, qui la dissipe. M. de Buffon fait cette remarque. « Dans l’été, si le foin manque, (ce qui arrive très-souvent dans nos provinces méridionales) on donnera aux jeunes bœufs des jeunes pousses & des feuilles de frêne, d’orme, de chêne, fraîchement coupées, mais en quantité modérée ; l’excès de cette nourriture, qu’ils aiment beaucoup, leur cause quelquefois un pissement de sang. » Je ne révoque point en doute le témoignage de M. de Buffon ; mais je ne l’ai jamais observé. La différence de climat en seroit-elle la cause ?

Quoique les arbres soient ainsi dépouillés de leurs feuilles en automne, ce procédé ne nuit point à la pousse du printems suivant, attendu que le mouvement de la séve est sur sa fin.

La première coupe des branches se décide sur la force des arbres ; ceux de rivière étant les plus hâtifs à la pousse, sont émondés les premiers, tels que l’aune ou verne, le peuplier, &c. Les fagots d’aune doivent être renfermés tout de suite ; si la pluie les mouille, elle fait noircir la feuille, & la rend inutile pour le bétail. Le bouleau, l’érable, le sycomore, le tilleul, le charme, l’orme, le frêne & le chêne, fournissent par gradation les suites de la coupe. La feuille de hêtre se cueille au moment qu’elle commence à jaunir.

Les saules, l’aune s’émondent au bas du tronc ; le peuplier, tout le long de sa tige, en conservant les jets placés au sommet de l’arbre. À l’égard des autres, ils sont traités comme à l’ordinaire, avec la différence qu’on laisse autour de leurs cimes quelques bouts de branches en forme de chicots, par où les arbres repoussent avec plus d’aisance, & prennent une tête arrondie ; le chêne se coupe tout du long, & sans qu’on y laisse aucune branche.

L’état de la pousse des jeunes arbres décide leur première taille ; mais dès qu’une fois on les a soumis à cette taille ou émondure, il faut quatre ans d’intervalle entre les coupes des bois de rivière, & cinq ans pour les autres. Les vieux arbres qui sont en retour, peuvent être élagués comme les autres. L’expérience en a été faite sur des ormeaux & des marronniers d’Inde très-gros, & ils ont tous poussé avec force, quoique leur tronc fût resté sans aucun jet extérieur. Le seul inconvénient à craindre, est celui des gerçures sur l’aire de la coupe. Il est facile de prévenir la pourriture intérieure, en recouvrant la plaie avec de la terre grasse, mêlée de paille longue, ou avec l’onguent de S. Fiacre. (Voyez ce mot)

Les bêtes à laine mangent le matin le foin pur ou mêlé avec la paille ; à midi, & les jours qu’elles ne sortent point, on leur donne la feuille, & le soir la nourriture du matin. Pour accoutumer les agneaux aux feuilles, on commence par leur donner celles des arbres de rivière ; après quoi toutes les autres espèces passent en revue, & on finit par celles de chêne, qui paroissent leur convenir mieux que toute autre.

Les propriétaires dont les métairies regorgent de fourrages, regarderont les détails dans lesquels je viens d’entrer, comme des objets minutieux & de peu de valeur ; mais comme leur nombre est malheureusement bien petit en comparaison des propriétaires moins aisés, j’espère que ces derniers ne les regarderont pas du même œil. Je les ai mis sur la voie ; c’est à eux de profiter de toutes les petites économies que je leur indique.


CHAPITRE II.

Vues générales sur l’entretien domestique du Bétail.

On doit sur ce sujet, à M. Tschiffeli de Berne, une suite d’observations aussi judicieuses qu’importantes, & qui ont commencé à produire une révolution en ce genre dans la Suisse, où l’on élève une quantité prodigieuse de bestiaux. Puisse l’exemple qu’il a donné être imité en France. Voici comment il s’explique.

La question se réduit à savoir si l’entretien domestique du bétail est plus avantageux que de l’envoyer paître, tant par rapport au profit direct qu’il doit donner que par rapport aux engrais qu’il procure.


Section première.

Des avantages de l’entretien domestique.

Supposé que l’avantage que procure la multiplication des engrais par cette méthode, fût contre-balancé par la diminution du profit réel, il s’ensuivroit que cette méthode seroit inutile ou ruineuse ; mais comme la multiplication qu’elle procure est de la dernière évidence, il faut commencer par traiter la première partie de la question dont la certitude est moins probable.

Il faut d’abord examiner les avantages & les désavantages, quant au profit direct de la méthode de nourrir le bétail à l’étable. Ce point une fois établi, le profit médiat ou secondaire qui suit de la multiplication des engrais, sera déterminé avec plus de précision.

Le profit immédiat & direct que donnent les bêtes à cornes, consiste, 1o. dans leur multiplication ; 2o. dans leur vente, quand elles sont grasses ; 3o. dans leur lait ; 4o. dans leur travail.

Tous ces avantages dépendent absolument de la santé parfaite du bétail ; & cette santé dépend à son tour principalement, 1o. d’une nourriture choisie, suffisante & réglée ; 2o. des soins qu’on prend de l’animal ; 3o., du repos qu’on lui accorde ; 4o. de la salubrité des eaux ; 5o. de la température de l’air auquel il est exposé.

Le plus grand nombre des pâturages appartient à des communautés, & sont vulgairement appelés communes, communaux. (Voyez ce mot) À peine la terre entr’ouvre-t-elle son sein aux premiers rayons du printems ; à peine apperçoit-on les premières pousses des plantes les plus hâtives, que voilà toute la communauté en mouvement. Presque tous les habitans, par une cupidité insensée, ont la mauvaise habitude de tenir à l’étable plus de bêtes qu’ils ne sont en état d’en hiberner ; & ils ne considèrent pas que quatre pièces de bétail, de quelqu’espèce qu’elles puissent être, nourries & entretenues convenablement, donnent plus de profit que six mal nourries. Ils se voient donc au bout de leurs fourrages. Ces pauvres bêtes affamées, trouvent des pâturages presque nus, ou, au lieu d’une pâture suffisante, elles sont réduites à dévorer ce qu’elles peuvent arracher des haies, des broussailles, & à charger leur estomac d’une nourriture indigeste ; des gelées, des pluies, des vents glacés qui les pénétrent, jettent dans leurs corps les semences des maladies que les ardeurs de l’été développent d’une manière funeste. L’été lui-même n’est pas à d’autres égards moins dangereux pour les bêtes qui pâturent ; elles sont assaillies par les mouches, les taons, & par une infinité d’autres insectes : souvent accablées de fatigues, dévorées de la soif, elles vont se désaltérer & s’empoisonner dans un bourbier d’eau croupie, verdâtre & puante. Enfin, le mielat (voyez ce mot) qui tombe inopinément sur des plantes succulentes, & dont le bétail est avide, est la cause immédiate des plus funestes maladies.

L’automne n’est pas sans inconvénient ; & pendant cette saison, ordinairement humide, le bœuf, la vache piétinent le terrain, foulent la plante & la racine, & endurcissent le sol au point que l’année suivante l’herbe y est rare. Si au contraire, on s’abstient de faire brouter les prairies en automne, les plantes à feuilles pourrissent & forment la couche de terre végétale, l’ame de la végétation. (Voyez le mot Terre végétale) Les fanes qui ne sont pas encore pourries, défendent la jeune herbe lorsqu’elle commence à pousser ; ses pointes, encore délicates & sensibles, sont pour ainsi dire recouvertes d’un manteau qui les met à l’abri des vents froids du printems. Il sera prouvé au mot Commune, que les bœufs & les vaches les plus maigres de tout le royaume, sont ceux qui s’y nourrissent ; & on fera voir quel parti on doit tirer de ce terrain.

On sent bien qu’il n’est pas question ici des bœufs que l’on élève pour vendre, ou qu’on nourrit pour les bouchers, lorsqu’on a la facilité de les envoyer paître sur les hautes montagnes, du royaume ; telles sont les Alpes de la Provence, du Dauphiné, les Monts-Jura, le Mont-Pilat, les montagnes d’Auvergne, du Vivarais, du Languedoc, les Pyrénées, &c. où elles paissent l’herbe fine délicate, & rendue odoriférante par le meum. Il est tout naturel de profiter de ces avantages, & il faudroit une trop grande quantité de fourrage pendant l’année, pour nourrir l’immensité des bêtes à cornes, qui couvrent ces monts sourcilleux : cependant il y a quelques inconvéniens ; en voici la preuve.

Si on veut multiplier le bétail, & sur-tout éviter la dégénération des espèces, il est impossible que dans le pâturage commun, il ne se trouve pas de jeunes & de vieilles bêtes de races différentes & peu assorties ; c’est l’ordinaire. Il arrive souvent que des genisses se trouvent pleines à quinze mois, & même plutôt ; & comme alors elles ont à peine la moitié de leur taille, leur état épuise bientôt les forces qu’elles ont à cet âge ; la mère reste petite & maigre, elle donne du lait à proportion ; le veau tiendra de sa mère, & ne fera jamais qu’une bête chétive & de mauvaise race. Voilà une des principales causes du dépérissement des belles races en France.

Si au contraire les genisses ne sont saillies qu’à deux ans & demi ; si on leur donne une nourriture convenable, & en proportion suffisante, on est assuré d’avoir une bête de belle race, & de remonter & perfectionner ainsi l’espèce. Combien de fois n’a-t-on pas vu les vaches perdre leurs veaux sur les pâturages, soit en se battant, en sautant, & de mille manières.

Veut-on avoir des bêtes grasses ? rien ne contribue plus efficacement & plus promptement à les mettre en cet état, qu’en leur donnant leur nourriture fréquemment par petites portions, & surtout avec exactitude, à des heures réglées. Soignées de cette façon, elles s’engraissent à vue d’œil ; ce qui n’arrive pas sur des pâturages, même en automne, saison qu’on choisit ordinairement pour faire prendre de la graisse au bétail. Dans l’été, la chose est impossible, C’est aussi la raison pour laquelle les vaches ne donnent pas autant de lait sur le pâturage, quand même elles auroient de l’herbe jusqu’aux genoux, qu’elles en donneroient dans une étable où elles seroient nourries avec attention.

Ce que l’on vient de dire ne tient point à un systême enfanté par une imagination plus brillante ; il porte sur des faits & sur des expériences multipliées de M. Tschiffeli. Sa méthode a été trouvée si avantageuse, qu’elle a été adoptée par les grands propriétaires de l’état de Berne. Je l’ai vu pratiquer avec le plus grand succès, par un particulier des environs de Lyon : il avoit fait venir de la Suisse un nombre assez considérable de vaches ; elles lui fournissoient le double de lait que les vaches ordinaires, & le prix des veaux étoit bien supérieur.


Section II.

Objections contre l’entretien domestique, & Réponse à ces Objections.


Lorsque M. Tschiffeli introduisit cette méthode, on lui proposa un grand nombre d’objections ; il devoit s’y attendre. Toutes les fois qu’on s’éloigne de la routine, même d’après les principes les plus clairs, l’ignorance & la mauvaise foi sont entendre leur voix ; & les succès même les plus décidés, ne sont pas toujours capables de l’étouffer. Afin qu’on ne les répète pas de nouveau, examinons-les, en faisant parler M. Tschiffeli. 1o. La santé du bétail demande qu’il puisse pâturer librement, attendu que la liberté est l’état naturel des bêtes.

On convient sans difficulté, que les bêtes à cornes entiérement libres, comme les moutons du maréchal de Saxe dans le parc de Chambor, ou comme les bœufs sauvages des plaines de la Camargue, à l’embouchure du Rhône, jouiroient de la santé la plus ferme dans des climats doux & tempérés ; mais ce n’est pas le cas ordinaire. On ne trouve pas par-tout le climat du Mexique & d’une grande partie de l’Amérique ; peut-être même, & cela paroît plus que probable, si le veau étoit né dans les champs, & ne les eût jamais quitté, il en vaudroit beaucoup mieux : mais soit à cause de leur éducation, soit à cause du climat, la rigueur des hivers oblige de tenir les bêtes à l’étable tant que dure la mauvaise saison ; elles s’y attendrissent, deviennent plus délicates, & par-là sont moins dans le cas de résister aux intempéries de l’air. Ici, comme dans tous les autres cas de l’économie rurale, l’expérience est le plus sûr & même le seul guide. Que l’on observe où les épidémies prennent naissance ; si c’est au pâturage ou à l’étable, & dans lequel des deux endroits elles font le plus de ravages. Tous les hommes instruits dans la médecine vétérinaire, diront, d’après l’expérience, que les maladies contagieuses doivent presque toujours leur origine & leur durée, aux mauvaises qualités des pâturages & des eaux, & que la manière d’être de l’atmosphère y entre pour peu. Ils ajouteront encore, que les épizooties se propagent par la communication des bêtes les unes avec les autres, ou par la communication des bergers, des maréchaux, &c. On en a la preuve la plus frappante dans la cruelle maladie de 1775, 1776 & 1777, qui enleva tous les bestiaux des provinces occidentales & méridionales de France, & qu’on arrêta en formant un cordon de troupes. N’a-t-on pas vu en 1771, un seul bœuf hongrois porter & répandre le germe du mal dans les campagnes de Venise, de Milan, de Ferrare, de Naples, de Florence, de Rome ? &c. &c. Il en est ainsi de toutes les épizooties ; & les propriétaires qui ont tenu leurs bestiaux renfermés dans les écuries, & qui ont empêché qu’ils ne fussent visités par les médecins ou maréchaux ambulans, les ont préservés de la contagion.

2o. L’entretien domestique du bétail absorbe tout le profit. Cette objection est simplement captieuse. Il faudra, j’en conviens, faucher les foins, les voiturer, &c. Mais si l’animal en consomme moins dans l’écurie ; s’il se porte mieux ; si les vaches fournissent plus de lait, qu’aura-t-on à répondre ? C’est ce qui sera prouvé plus bas. Le grand avantage de cette méthode vient de la multiplicité des engrais qu’on se procure. Un de nos rois demandoit à un de ses généraux, quels étoient les points principaux pour maintenir une armée en campagne & en bon état. Il répondit : Sire, de l’argent ; & quoi encore ? de l’argent, & de l’argent. Si on demande quel est le moyen le plus sûr d’avoir d’abondantes récoltes ? je répondrai : Des engrais ; & quoi encore ? des engrais, des engrais.

3o. Objection. Que faire des pâturages ? quel parti en tirera-t-on ? où prendre cette quantité de fourrages que consommeront des bêtes tenues toute l’année à l’étable ?

Les économes suisses estiment qu’en général une vache à lait d’une taille moyenne, consomme pendant la saison du pâturage, le fourrage de quatre arpens, chacun de trente-six mille pieds carrés, & il faut que le terrain en soit bon, s’il peut suffire à nourrir la vache depuis le 10 Mai jusqu’au 15 Octobre. En prenant cette estimation pour base du calcul, & supposant en conséquence, qu’un homme veuille entretenir sur sa terre vingt pièces de gros bétail, pendant l’hiver & pendant l’été ; ces vingt bêtes auront donc besoin, pour leur entretien, de quatre-vingts arpens de pâturages, qu’il faudra partager en différens enclos, afin qu’ils puissent être broutés alternativement, & que l’herbe ait le tems de repousser dans ceux que le bétail quitte. Si l’animal pâture indistinctement par-tout, il gâtera plus d’herbe qu’il n’en consommera. Voilà donc déjà une première dépense pour l’enclos. Si les enclos sont supprimés, il faut nourrir & payer les gages d’un berger.

Supposons que ce pâturage soit trop éloigné des étables, pour que le foin pût être fauché deux fois par jour, & y être transporté commodément pour la nourriture des vingt bêtes ; qui est-ce qui empêcheroit de construire au milieu de ce pâturage, une étable de quarante pieds de long sur vingt pieds de large, laquelle pût, au besoin, être construite de branches entrelacées, & simplement couverte de mousse, de paille ? le bétail y seroit suffisamment à l’abri pendant les trois saisons ; il y seroit nourri en vert aussi-bien que dans un bâtiment plus solide, & pourroit être conduit sur le soir & sur le matin, à l’abreuvoir le plus rapproché. Tous ceux qui savent quelle quantité d’herbe est foulée par les pieds des bêtes qui paissent, & gâtée par leur souffle, verront tout d’un coup que ces vingt bêtes n’auront pas besoin de l’herbe de ces quatre-vingts arpens pour être nourries dans leur cabane, & qu’on pourra faire venir du foin sur une partie considérable de ce terrain, même en supposant qu’on n’ait pas pensé à y faire la plus légère amélioration. Cet avantage seul dédommagera avec usure de ce que coûteront deux valets qu’il faudroit y entretenir pendant l’été pour y soigner le bétail.

Cet entretien en vert pendant l’été, est un objet si important pour le grand propriétaire, comme pour le simple paysan, qu’il mérite d’être discuté plus amplement. Cette méthode n’est bien connue & pratiquée avec les attentions nécessaires, qu’en peu d’endroits ; & tous ceux qui la suivent conviennent que l’on peut entretenir quatre bêtes de l’herbe d’un terrain maigre, tandis que la même étendue de sol dans un fonds fertile, suffiroit à peine à la pâture de trois. Pour qu’il ne reste aucun doute sur cet article, c’est à-dire, sur la préférence que mérite la méthode de nourrir en vert ses bêtes à l’étable sur toute autre, il faut voir quelle est la différence, quant au poids, entre le fourrage vert & le fourrage sec, & combien il en faut de l’un & de l’autre pour la nourriture d’une bête.

1o. Un quintal de trèfle vert fauché dans le tems qu’il commence à fleurir, se réduit à vingt livres quand il est parfaitement sec. Cette plante est une des plus succulentes, & qui par conséquent perd le plus de son poids en se séchant.

2o. Il est prouvé qu’une vache à lait ordinaire nourrie à l’étable, mange chaque jour du printems, de l’été & de l’automne, l’un dans l’autre, cent cinquante livres de trèfle vert.

3o. Qu’en hiver, vingt-cinq livres de trèfle sec suffiront à la même vache.

Il semble donc, suivant ce calcul, qu’il faut cinq fois plus de fourrage vert ; mais il faut faire attention qu’une bête a besoin au moins d’un cinquième de nourriture de plus dans les longs jours de l’été, qu’en hiver, sans doute à cause que la transpiration est plus forte. Par conséquent, cette perte apparente dans la consommation du fourrage vert, est non-seulement compensée, mais encore il y a le bénéfice d’un trentième.

On doit ajouter à tous ces avantages, qu’en faisant consommer à l’étable un fourrage vert, on ne court aucun risque d’avoir pour l’hiver un foin insipide ou gâté, puisqu’on a eu le tems & la commodité de le faucher & de le cueillir dans les jours les plus favorables ; que le fumier d’été a plus de force que celui d’hiver ; qu’il peut être employé en automne, & qu’il est exempt de cette multitude de graines de mauvaises herbes, qui pullulent dans les champs chargés des engrais ordinaires. Enfin, il est bien démontré que l’herbe fraîche a plus de propriétés que n’en a le foin sec ; & encore moins le regain. L’odeur forte qui s’exhale dans la fenaison, prouve combien de principes s’évaporent avec l’eau de végétation pendant la dessiccation du fourrage. Il résulte de cette méthode, que les bêtes destinées à la boucherie s’engraissent plutôt ; que les vaches donnent beaucoup plus de lait, & les jeunes bêtes ainsi élevées prospèrent sensiblement plus. Une seule chose qu’il faut observer, c’est de mêler dans le fourrage qu’on donne aux bêtes de labour, un tiers de foin ou de paille, à cause de la qualité laxative de l’herbe fraîche.

On doit conclure de ce qui vient d’être dit, que le propriétaire qui entendra bien ses intérêts, conservera seulement le fourrage sec & nécessaire pour nourrir abondamment son bétail pendant l’hiver & durant les pluies d’été, & que l’autre partie sera mangée en vert.


Section III.

Du soin du Bétail dans les étables.


Le mot bergerie renferme en général, ce qui convient aux étables relativement à la propreté, à la grandeur, à la salubrité de l’air, &c. Ainsi il est inutile d’entrer dans de nouveaux détails.

Je dirai seulement que l’on doit donner quatre pieds à chaque animal de la grosse espèce, & trois pieds & demi à chaque bœuf ou vache d’une espèce plus petite, afin qu’ils puissent s’étendre & se coucher à l’aise.

1o. L’on ne doit pas épargner la paille fraîche pour litière ; l’étable sera nettoyée au moins deux fois chaque semaine ; & dans les grandes chaleurs, tous les deux jours. Moins l’étable est humide, moins l’air est renfermé, & mieux s’en trouve le bétail. Cependant dans l’été, il convient de ménager un courant d’air, mais de diminuer la clarté du jour, afin que les mouches ne tourmentent pas les animaux. Le véritable moyen de les chasser, c’est de fermer exactement toutes les portes & toutes les fenêtres pendant quelques minutes, & d’ouvrir ensuite ou une porte, ou une fenêtre vers l’endroit où le jour sera le plus grand ; elles s’empresseront de sortir. C’est le cas, après cela, d’entr’ouvrir les portes & les fenêtres pour rétablir le courant d’air, & diminuer considérablement la clarté du jour. Tant que l’étable sera beaucoup moins éclairée que les parties voisines, les mouches n’y rentreront pas, & ces maudits insectes sont le fléau du bétail.

Le fréquent changement de litière rendra à la vérité le fumier moins gras ; mais il se réduira plus facilement en terreau par une plus prompte fermentation, & la quantité dédommagera bien du peu qu’il perdra en qualité ; cependant c’est un problême qui reste à résoudre.

2o. L’on mènera boire le bétail le matin de bonne heure, & tard le soir, mais toujours après l’avoir bien fait manger.

3o. L’on donnera à manger aux bêtes le matin, à midi & le soir ; & l’on se souviendra que le matin & le soir, leur ration doit être partagée en quatre ou cinq portions, & qu’on doit laisser passer un quart-d’heure après qu’une portion est mangée, avant de leur en donner une autre. Il n’est guère de tems mieux employé que celui-ci, par rapport à l’entretien du bétail. À midi, l’on ne donnera qu’une demi-ration, que l’on pourra, sans faire de tort à l’animal, ne partager qu’en deux portions.

4o. On ne fauchera jamais l’herbe quand elle est trop jeune, mais seulement quand les plantes les plus précoces commencent à perdre leurs fleurs. Quant aux prairies artificielles, on peut commencer à les faucher quand leurs boutons à fleur paroissent. Cette précaution, jointe aux deux attentions précédentes, préserve le bétail de ces gonflemens si ordinaires, lorsqu’on commence à le nourrir en vert, & de la diarrhée, à la vérité moins dangereuse. Par la même raison, il sera à propos de mêler du foin avec l’herbe quand on commence à nourrir le bétail en vert, afin de l’accoutumer peu à peu à l’herbe pure.

5o. Par la même raison, on doit bien se garder de donner l’herbe coupée quand il pleut & lorsqu’elle est trop humide. Le bétail doit, dans cette circonstance, se contenter du fourrage sec. Plus l’herbe est grasse & succulente, plus l’observation de cette règle est nécessaire ; cependant dans la nécessité, & surtout quand le foin ne se trouve pas bon pour les vaches à lait, M. Tschiffeli a fait donner plus d’une fois pendant la pluie, de la fenasse, c’est-à-dire des plantes graminées, de celles qui rapprochent de l’avoine par la disposition de leurs fleurs, de leurs grains, parce qu’elles s’imbibent moins d’eau que les autres. Il donnoit cette herbe toute humide aux bêtes, & il n’en est survenu aucun accident. On peut encore l’étendre sous des hangards bien aérés, & enlever l’humidité superflue avec des linges que l’on presse sur le fourrage.

6o. S’il est tombé une forte rosée, il faut attendre, pour couper l’herbe, que le vent & le soleil l’aient un peu séchée. Le soir, une ou deux heures avant le coucher du soleil, est le tems le plus propre pour cette opération, qui ne doit jamais être entreprise dans le fort de la chaleur. Les plantes alors sont flétries, & plaisent moins au bétail. L’on fauche le matin pour le midi & pour le soir ; & le soir pour le matin suivant.

7o. La faux doit être suivie immédiatement du râteau. L’on charge promptement l’herbe sur le char, & on la répand aussi éparpillée qu’il est possible dans la grange. Quand l’herbe est grasse & entassée, elle s’échauffe en peu d’heures, & commence à fermenter ; ensorte qu’elle devient autant désagréable au bétail, que dangereuse pour sa santé. L’opération qui vient d’être décrite, est regardée comme une opération tellement nécessaire, que les dimanches & fêtes n’y apportent aucun obstacle, même dans les cantons protestans, où les pasteurs sont plus rigoristes sur l’observation du dimanche même, que dans les pays catholiques.

Si, malgré l’observation de toutes les règles indiquées ci-dessus, il arrivoit qu’une bête vint à enfler ; accident souvent suivi d’une mort prompte ; si le secours n’est aussitôt donné, voici un moyen curatif & radical, autrefois publié par la société d’agriculture de Tours. « Faites avaler à la bête malade, trois ou quatre livres de lait fraîchement trait d’une vache saine ; après quoi, sortez-la de l’étable, & faites-lui faire quelques tours : ensuite, pour plus de sûreté, vous la laisserez huit ou neuf heures sans manger, & ne lui donnerez que du foin sec, une couple de fois : il n’y a plus rien à craindre. »

Voici encore deux autres moyens qui m’ont constamment réussi. Au moment qu’on s’apperçoit de l’enflure, de l’emphysème de l’animal, il faut, à grands coups de fouet, le faire courir pendant un quart-d’heure, le laisser un peu reposer ensuite, & commencer de nouveau, jusqu’à ce que l’enflure soit diminuée. Ce moyen est moins prompt que le suivant.

Faites dissoudre une once de sel de nitre raffiné, dans la petite quantité d’eau capable de le dissoudre. Dans cet état, unissez cette eau saline à un bon verre d’eau-de-vie, & faites avaler le tout à l’animal. Cette composition paroît bisarre, mais elle n’en est pas moins sûre. Je parle d’après un grand nombre d’expériences faites sur des bœufs, sur des vaches qui s’étoient gorgées de luzerne ou de trèfle dans la prairie artificielle.

Tant qu’il existera des communes, l’entretien domestique est impossible pour la multitude ; mais partagez ces communes, chaque paysan devient propriétaire, & chaque paysan est assuré d’avoir un bétail en bon état. (Voyez le mot Commune)


Section IV.

De la bonté & de la multiplicité des engrais produits par l’entretien domestique du Bétail.


Personne ne doute qu’on aura plus de fumier quand on prendra soin de le ramasser pendant une année entière, que s’il reste dispersé sur les pâturages. Il faut donc prendre la question dans un autre sens, & la réduire à savoir si, pour la fertilisation de la terre, le fumier que le bétail répand çà & là ne fait pas autant d’effet que si ce fumier étoit soigneusement ramassé & entassé.

La méthode établie en Angleterre, & introduite actuellement en plusieurs endroits, de faire parquer les brebis pour fertiliser les champs, pourroit occasionner du doute sur cette question ; mais la grande différence qui existe, c’est que le gros bétail ne peut pas être tenu serré comme l’est un troupeau de moutons, & par conséquent chaque portion de terrain n’est pas également fumée.

L’expérience journalière prouve que l’urine & les excrémens du bétail, tels qu’ils sortent du corps de l’animal, ne sont pas un bon engrais, qu’ils brûlent les plantes sur lesquelles ils tombent ; & tout le monde sait que l’excrément de l’oie, par exemple, est la peste des prés.

Tout excrément dans cet état, n’est pas un bon fumier ; ce qui sera plus amplement démontré au mot Engrais. Il faut qu’il subisse une nouvelle fermentation, & change, pour ainsi dire, de nature, ou du moins qu’il fasse de la masse de ses principes, une combinaison nouvelle, une recomposition. L’analyse chymique démontre la différence des produits des excrémens frais & des excrémens fermentés.

Les pâturages parcourus par le bétail, & par conséquent chargés de leur fiente, fournissent de cette espèce d’insecte, appelé escarbot commun, ou grand pilulaire, & plus connu encore sous le nom de fouille-merde. Il dévore les bouses souvent au point de n’en laisser aucun vestige. C’est donc un engrais consommé en pure perte ; & cette observation est essentielle. La plus importante, sans contredit, est celle de la déperdition assurée des principes de ces excrémens : dévorés, desséchés par le soleil, ils s’évaporent, & ne laissent presque plus qu’une parcelle de résidu, que le vent chasse au loin, que la pluie délave & entraîne ; enfin cet engrais, qui seroit devenu précieux, est réduit à rien, & devient presque nul.

Consultons encore l’expérience, toujours plus persuasive que le raisonnement. Où remarque-t-on l’effet sensible des excrémens qu’ont laissé tomber les bêtes, si ce n’est sur les places où l’année précédente l’on a rassemblé soir & matin les vaches pour les traire ? Je suppose qu’on nourrisse à l’étable vingt pièces de gros bétail : ces vingt bêtes, pendant cinq mois d’été que le bétail est ordinairement sur le pâturage, si elles sont nourries de bonne herbe verte, & qu’on ne leur ait pas épargné la litière, fourniront au moins cent vingt chars de bon fumier & bien conditionné ; le char est de quarante pieds cubes. De l’aveu de tous les économes les plus experts, deux chars de fumier que donne en été le bétail nourri en vert, équivalent au moins, quant à sa vertu & à sa durée, à trois chars de fumier faits en hiver. Voilà donc une augmentation & de la quantité, & de la qualité de l’engrais ; la nourriture domestique du bétail l’emporte donc sur le parcours.

M. Tschiffeli compte pour peu la paille mêlée avec l’excrément, & il ne la regarde que comme un véhicule. Je ne suis point de son sentiment ; elle fournit cette précieuse terre végétale, cette terre entièrement soluble dans l’eau ; & la paille, par sa décomposition, produit les mêmes effets que tous les végétaux ; mais cet excellent observateur aime mieux admettre moins, & prouver plus. Il dit : « Si on répand tous les ans la quantité de fumier dont on a parlé, sur quatre-vingts arpens de pâturages, & qu’ils soient successivement bonifiés dans l’espace de cinq ans, ne donneront-ils pas une herbe plus épaisse, plus vigoureuse, que pareil nombre d’arpens de la même qualité, sur lesquels on auroit fait pâturer les vingt bêtes dont il est question. Il suffit d’avoir des yeux pour décider un fait aussi simple ; & quand même le sol de ce second pâturage seroit couvert d’une couche de bouse fraîche, son produit seroit bien inférieur au premier.

Ce n’est pas le cas de détailler ici les soins nécessaires pour convertir les excrémens en un bon engrais. (Voyez ce mot, & ce qui a été dit au mot Bergerie, afin de profiter des eaux qui en découlent.)

Nous avouons avec un plaisir égal à notre reconnoissance, devoir presque tout ce qui a été dit dans ce second chapitre, à M. Tschiffeli ; nous y avons seulement ajouté quelques observations qui ont paru nécessaires.


CHAPITRE III.

De l’usage du sel pour le Bétail.


Section première.

Est-il avantageux de donner du sel au Bétail ?


La nature, qu’on devroit consulter en tout, a décidé la question, & les hommes l’ont embrouillée. Je ne connois aucun animal domestique, qui n’ait un goût décidé pour le sel marin & pour le nitre. On voit des pigeons gagner, après quatre ou six lieues de trajet, les bords de la mer, & chercher dans les falaises le sel qui s’y attache. On voit les moutons, les vaches, &c. lécher les pierres des murs, & sur-tout ceux faits en plâtre, parce qu’il s’y forme bientôt un vrai sel de nitre. Existe-t-il une source salée dans une province ; les chevaux, les bœufs s’échappent quand ils le peuvent pour y aller, & les animaux, même sauvages, s’y rendent de toute part. D’après une indication si forte, si soutenue, comment s’aveugler au point de dire, les uns que le sel est inutile, & les autres, qu’il est nuisible au bétail. Il est constant que le trop est dangereux en tout ; mais entre le trop & le nécessaire, il y a une ligne de démarcation ; & l’animal, plus sobre que l’homme, l’outre-passe très-rarement. Pour infirmer cette assertion, on citeroit en vain l’exemple du bœuf qui périt sur la prairie où il a brouté la luzerne. Ce n’est pas le trop de nourriture ; c’est la qualité qui lui donne la mort, s’il n’est secouru promptement ; c’est la fermentation de cette plante dans son estomac, qui dégage une masse d’air considérable ; & cet air se raréfiant, cause la raréfaction subite de l’air contenu dans tout le systême du tissu adipeux. Cet exemple, le plus fort de ceux qu’on pourroit citer, ne détruit point cette assertion importante : pour conserver la santé aux animaux que l’homme a réduits à l’esclavage, il faut étudier leur goût, le suivre, ne point établir de loix générales, mais se régler sur les lieux, sur les circonstances, &c.

Il est important de distinguer la nature des pâturages, & la manière d’être des saisons, avant de donner du sel au bétail quelconque. Par exemple, les moutons qui paissent depuis le mois de Mai jusqu’à la fin de Septembre, & même jusqu’au milieu d’Octobre, dans les plaines embrasées de la Basse-Provence, du Bas-Languedoc, &c. n’ont pas besoin de sel, puisqu’ils ne sortent jamais de l’étable ou du parc avant que la rosée du matin soit dissipée, L’herbe courte, mais très-substantielle, de ces provinces, est par elle-même assez sèche, sans encore chercher à augmenter la soif de l’animal par l’usage du sel. Si au contraire, le printems & l’été sont pluvieux, le sel donné de tems à autre sera utile, & sur-tout dans un hiver humide.

Ce que je dis des provinces méridionales s’appliquera, jusqu’à un certain point, à celles du centre du royaume, lorsque les circonstances seront égales ; & ce seroit mal entendre ses intérêts, que d’épargner le sel aux bœufs, aux vaches qui pâturent dans les communaux marécageux. Règle générale, plus l’herbe est intérieurement aqueuse, plus le sol du pacage est humide, & plus le sel devient nécessaire. Il est entiérement inutile dans les provinces voisines de la mer, sur l’étendue de deux à trois lieues, de ses bords, parce que les vents de mer entraînent avec eux assez de parties salines, & les déposent sur les plantes. Les prés salés rendent à la longue, les espèces de moutons plus petites ; mais la délicatesse de leur chair dédommage en partie de la petitesse de leur toison. Les moutons des prés salés de l’embouchure de Seine, ceux de Bretagne, &c. sont une preuve de ce que j’avance, & font voir l’effet produit par le trop grand usage du sel, qui devient alors dessiccatif à un trop haut degré.

Dans nos provinces septentrionales, où il pleut souvent, & où la chaleur est modérée, l’usage du sel est indispensable. Il faut une substance qui redonne du ton à l’estomac de l’animal, trop relâché par une nourriture délavée. Le sel dissipe cette humidité surabondante, excite l’appétit, & prévient les maladies dont le principe reconnoît pour cause le relâchement & la mauvaise digestion.

Tous les apprêts destinés à la nourriture de l’homme, sont salés, & même jusqu’au pain, dans la majeure partie de nos provinces. Pourquoi cet usage seroit-il général chez toutes les nations, si l’expérience confirmée de siècle en siècle n’en avoit démontré la nécessité ? L’estomac du bœuf, quoique différemment construit que celui de l’homme, celui du mouton, &c. triturent & digèrent les alimens d’après la même loi & la même cause, à quelques modifications près. Or, si le sel est si indispensable pour l’homme, pourquoi en refuser au bétail ? L’usage modéré, & suivant les circonstances, est nécessaire ; le trop seul est nuisible.

M. l’abbé Carlier, dans son excellent Traité des bêtes à laine, s’explique ainsi, lorsqu’il combat l’opinion de M. Hastfer, à qui l’on est redevable d’un excellent Traité en ce genre, & rédigé d’après les principes de M. Alstrœmer. « Il paroîtroit, à la manière de s’énoncer de M. Hastfer, qu’il voudroit faire dépendre la santé des bêtes à laine, de l’usage du sel. Il jugeoit ainsi, parce que vivant dans un pays où le sel est commun, il n’avoit pas porté ses vues plus loin. S’il eût été informé de ce qui se passe à cet égard dans l’intérieur de la France, il auroit reconnu que l’usage en est ignoré dans bien des provinces où les troupeaux se soutiennent, se multiplient & se portent très-bien ; d’où il s’ensuit que l’usage du sel est absolument indifférent. »

Je suis fâché de ne pas être de l’avis de cet estimable auteur ; mais comme je juge d’après mes observations, & non sur le témoignage des autres, j’ose dire que l’usage du sel n’est pas indifférent, & qu’il est même nécessaire jusqu’à un certain point. En parcourant presque toutes les provinces du royaume, j’ai observé que celles où cet usage est inconnu, sont précisément du ressort de ce qu’on appelle pays de grandes gabelles ; & que le sel coûte dix sols la livre dans les unes, & treize sols dans les autres ; que ces provinces sont les plus pauvres du royaume, souvent malgré la fertilité de leur sol, parce que l’impôt les écrase, & sur-tout sa perception. Or, dans ces provinces, il faut que le cultivateur songe à se procurer du sel pour lui, avant de penser à son bétail.

Les circonstances m’ont encore mis dans le cas de remarquer, que les épizooties étoient plus fréquentes dans les provinces où l’usage du sel étoit inconnu, que dans les autres. Si on me cite pour preuve du contraire, la dernière épizootie du Languedoc, quoiqu’un pays d’état, & où le sel n’est pas fort cher ; je répondrai qu’elle y est venue par communication, mais que le foyer, ou le principe, n’étoit pas dans cette province.

Je conviens avec M. l’abbé Carlier, que le sel dessèche, allume la soif du bétail, l’excite à boire immodérément ; mais c’est l’excès, & non l’usage modéré & soumis aux lieux & aux circonstances. Il vaudroit autant dire que l’usage du pain est dangereux, & le prouver par cet adage de l’école de Salerne : Omnis indigestio mala, panis autem pessima. La trop grande quantité de pain peut occasionner la plus forte de toutes les indigestions : donc il ne faut pas manger de pain. Il en est du raisonnement sur le sel, comme de celui sur le pain.

On lit dans les papiers anglois de l’année 1764, une observation qui vient parfaitement à notre sujet. Un particulier d’Amérique avoit une quantité de foin gâté par la pluie, & presque pourri dans les champs. Il eut la précaution, lorsqu’il le renferma dans son état de siccité convenable, de faire répandre du sel sur la première couche, dès qu’elle eut l’épaisseur de six pouces, & il fit ajouter alternativement des couches de fourrage & de sel en petite quantité, jusqu’à ce que le tout fût empilé. Lorsque ce particulier vint à le donner au bétail, il se jeta dessus avec une avidité extraordinaire, & il le préféra même à celui où il n’y avoit point de sel, quoiqu’il fût excellent. Cette expérience mérite d’être répétée, & il arrive souvent en France, que les pluies font perdre une grande quantité de fourrage, qu’il seroit possible de faire consommer par cette méthode.


Section II.

De la manière de donner le sel au Bétail.


Chacun a sa méthode. En voici quelques-unes décrites par M. Hastfer, & d’autres en usage dans nos provinces ; & il ne parle que des brebis ; ce qui peut s’appliquer aux bœufs, aux vaches, aux chèvres, &c. On donne le sel purement & simplement à lécher, ou dans des médicamens qui produisent le même effet ; & tout cela ensemble est compris sous le nom de saler les brebis. Quant au premier, c’est-à-dire, au sel purement & simplement, il y a plusieurs manières.

1o. Au milieu de l’étable on plante un poteau qui est creusé en-haut, & on y met un gros morceau de sel, afin que les brebis le puissent lécher. On couvre le creux avec un couvercle, lorsqu’on ne veut pas que les brebis en léchent ; car si elles le font trop souvent, elles deviennent trop séches, & gagnent trop de soif ; de sorte qu’elles boivent immodérément quand on les admet à l’eau. On leur laisse tous les jours pendant une heure, l’usage libre du sel, après quoi on le couvre ; mais cette méthode n’est pas la meilleure.

2o. Quelques-uns ont la coutume de donner à chaque bête, tous les quinze jours, une petite poignée de sel pilé ; c’est trop : il vaut mieux donner la même dose divisée en quinze prises, une pour chaque jour.

3o. D’autres placent tout au long des râteliers, des auges longues & étroites, remplies de goudron, de sel ou de nitre, & des bourgeons d’absynthe pétris ensemble. Les brebis y peuvent lécher tant qu’elles veulent, parce que le goudron tient ces ingrédiens en masse, & il n’y a pas à craindre que les brebis prennent du sel en trop grande abondance. L’absynthe, quoique amère, antiputride & stomachique, est inutile, ainsi que les autres ingrédiens qu’on peut y ajouter ; le sel suffit.

4o D’autres ont la coutume de placer dans l’allée, devant l’étable, une ou plusieurs vieilles nacelles, ou de faire exprès plusieurs petites caisses, avec des planches, qu’ils remplissent de colle, & la font durcir pendant l’été au soleil. Sur cette colle, les pâtres répandent leur urine, ramassent toutes les autres urines de la maison, les jettent par-dessus, & les laissent imbiber ; ils admettent tous les jours les brebis à cette espèce de sel, & le placent même sous un appentis de la maison, afin que le reste du bétail le puisse lécher à son tour. Cette méthode est vicieuse par rapport à la colle qui nuit aux bêtes à laine.

5o. Quelques-uns suspendent un sac de distance en distance, rempli de sel ; la salive de la brebis le mouille & le dissout lorsqu’elle le léche.

6o. Les gens les plus sensés le mêlent, lorsqu’il est réduit en poudre, avec le fourrage frais ou sec, & l’animal ne laisse rien perdre.

7o. Dans certains cantons, on fait cuire à moitié des feuilles de choux, de raves, de navet, de pommes de terre ; enfin, l’herbage qu’on a le plus communément sous la main & en plus grande abondance, & on fait dissoudre dans cette eau une quantité proportionnée de sel au nombre de bœufs, de vaches, &c. Lorsque le tout est presque refroidi, le partage se fait pour chaque animal. Quelques-uns ajoutent une quantité de son. Il est certain que cette méthode est excellente, quoiqu’un peu laborieuse. Une grande attention à avoir, est de tenir chaque animal séparé de son voisin ; les uns mangent plus vîte que les autres ; & il arriveroit souvent que le même mangeroit presque deux portions à lui seul. Le second motif de cet écartement, est pour éviter que l’eau salée ne rejaillisse, lorsque l’animal mâche, les feuilles encore un peu dures, sur la peau de l’animal voisin. Les bœufs ne cesseroient de se lécher ensuite, & avec la langue d’entraîner le poil. Ce poil avalé formeroit successivement des égragopiles dans l’estomac, qui occasionneroient les accidens les plus graves, attendu que l’animal ne peut plus les digérer. Ce qui a rapport aux maladies particulières de chaque animal, est traité au mot propre.