Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8864
Je n’ai jamais, mon cher ange, rien entendu aux affaires de ce monde. Le maître des jeux[1] m’écrit de son côté, et dit que le grand acteur en a menti, et qu’il y est fort sujet. D’un autre côté, je recevais plusieurs lettres qui m’affligeaient infiniment ; elles me peignaient, comme mon ennemi déclaré, un homme à qui je suis attaché depuis cinquante ans, et à qui je venais de donner des marques publiques[2] d’une estime et d’une vénération qu’on me reprochait. À toutes ces tracasseries se joignait la détestable édition de mon ami Valade, et la petite humiliation qui résulte toujours d’avoir affaire à mon ami Fréron.
Je ne sais pas trop quel est le goût de la cour, je ne sais pas même s’il y a un goût en France. J’ignore ce qui convient, et ce qui ne convient pas ; mais je sais très-certainement que j’avais écrit au maître des jeux plusieurs fois, pour le prier de donner une place dans sa liste à mes pauvres Crétois pour le mois de novembre, et il a oublié sans doute qu’il me l’avait promis formellement. Il voulait même ressusciter Mairet. Il m’avait demandé quelques changements à l’habit de Sophonisbe ; j’y travaillai sur-le-champ, il en fut content ; apparemment qu’il ne l’est plus. Je vous enverrai incessamment cette vieille Sophonisbe, la mère du théâtre français, dont j’ai replâtré les rides. Elle aurait été bien reçue à la cour du temps du cardinal de Richelieu ; mais les choses pourraient bien avoir changé du temps du maréchal. Je lui écrirai encore pour le faire souvenir qu’en qualité de premier gentilhomme de la chambre il m’a promis de présenter Astérie et Sophonisbe comme de nouvelles mariées. Je ne demande point qu’elles soient baisées, mais seulement qu’elles fassent la révérence.
C’est assez parler du tripot ; voici maintenant bien des grâces que je vous demande.
Premièrement, c’est de vouloir bien assurer Mme de Saint-Julien, M. le duc de Duras et M. le comte de Bissy, de ma reconnaissance, que vous exprimerez bien mieux que moi, et que vous ferez bien mieux valoir quand vous les verrez.
Je pense qu’il faut attendre le mois de novembre et la présentation de ces deux dames, avant de faire la moindre démarche sur ce que vous savez[3].
Je vous supplie ensuite de me dire si vous avez entendu parler d’un neveu du comte de Lally[4], qui a obtenu du roi je ne sais quelle grâce, concernant la petite fortune que son malheureux oncle pouvait avoir laissée. Il est aux Mousquetaires sous le nom de M. de Tolendal ; le connaissez-vous ? en avez-vous entendu parler ? Je vois quelquefois dans mes rêves, à droite et à gauche, le comte de Lally et le chevalier de La Barre, et je me dis : Quiconque a du pain et une retraite assurée doit se croire heureux. Ma retraite cependant est bien troublée : ma vieillesse languissante ne peut supporter les peines que ma colonie me donne ; elle a été jusqu’ici très-utile à l’État. Si monsieur le contrôleur général avait pu la protéger, et me faire payer de ce qu’il me devait, je ne serais pas dans le cruel embarras où je me trouve. J’ai fondé une espèce de petite ville fort jolie ; mais j’ai peur que bientôt elle ne soit déserte. Il faut s’attendre à tout, et mourir.
Que Mme d’Argental vive heureuse et pleine de santé avec vous : voilà, encore une fois, ma consolation.