Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8827

8827. — À M. LE CHEVALIER DE LALLY-TOLENDAL[1].
À Ferney, 28 avril.

J’avais eu l’honneur, monsieur, de connaître particulièrement M. de Lally[2], et de travailler avec lui, sous les yeux de M. le maréchal de Richelieu, à une entreprise dans laquelle il déployait tout son zèle pour le roi et pour la France. Je lus avec attention tous les mémoires qui parurent au temps de sa malheureuse catastrophe. Son innocence me parut démontrée : on ne pouvait lui reprocher que son humeur aigrie par tous les contre-temps qu’on lui fit essuyer. Il fut persécuté par plusieurs membres de la compagnie des Indes, et sacrifié par le parlement.

Ces deux compagnies ne subsistent plus, ainsi le temps paraît favorable ; mais il me paraît absolument nécessaire de ne faire aucune démarche sans l’aveu et sans la protection de monsieur le chancelier.

Peut-être ne vous sera-t-il pas difficile, monsieur, de produire des pièces qui exigeront la révision du procès ; peut-être obtiendrez-vous d’ailleurs la communication de la procédure. Une permission secrète au greffier criminel pourrait suffire. Il me semble que M. de Saint-Priest, conseiller d’État, peut vous aider beaucoup dans cette affaire. Ce fut lui qui, ayant examiné les papiers de M. de Lally, et étant convaincu non-seulement de son innocence, mais de la réalité de ses services, lui conseilla de se remettre entre les mains de l’ancien parlement. Ainsi la cause de M. de Lally est la sienne aussi bien que la vôtre il doit se joindre à vous dans cette affaire si juste et si délicate.

Pour moi, je m’offre à être votre secrétaire, malgré mon âge de quatre-vingts ans, et malgré les suites très-douloureuses d’une maladie qui m’a mis au bord du tombeau. Ce sera une consolation pour moi que mon dernier travail soit pour la défense de la vérité.

Je ne sais s’il est convenable de faire imprimer le manuscrit que vous m’avez envoyé ; je doute qu’il puisse servir, et je crains qu’il ne puisse nuire. Il ne faut, dans une pareille affaire, que des démonstrations fondées sur les procédures mêmes. Une réponse à un petit libelle inconnu ne ferait aucune sensation dans Paris. De plus, on serait en droit de vous demander des preuves des discours que vous faites tenir à un président du parlement, à un avocat général, au rapporteur, à des officiers ; et, si ces discours n’étaient pas avoués par ceux à qui vous les attribuez, on vous ferait les mêmes reproches que vous faites à l’auteur du libelle. Cette observation me paraît très-essentielle.

D’ailleurs ce libelle m’est absolument inconnu, et aucun de mes amis ne m’en a jamais parlé. Il serait bon, monsieur, que vous eussiez la bonté de me l’envoyer par M. Marin, qui voudrait bien s’en charger.

Souffrez que ma lettre soit pour Mme la comtesse de La Heuze comme pour vous. Ma faiblesse et mes souffrances présentes ne me permettent pas d’entrer dans de grands détails. Je lui écris simplement pour l’assurer de l’intérêt que je prends à la mémoire de M. de Lally. Je vous prie l’un et l’autre d’en être persuadés. J’ai l’honneur d’être avec tous les sentiments que je vous dois, monsieur, votre, etc.

  1. Trophime-Gérard Lally-Tolendal, né à Paris le 5 mars 1751, mort pair de France le 11 mars 1830, dont il est parlé tome XXIX, page 83. Voltaire le croyait alors neveu, et non fils, de celui dont il cherchait à faire réhabiliter la mémoire.
  2. Voyez tome XV, pages 359 et suivantes ; et XXIX, 130 et suiv.