Correspondance de Voltaire/1773/Lettre 8863

Correspondance : année 1773GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 48 (p. 394-395).
8863. — À MADAME DE SAINT-JULIEN.
À Ferney. 4 juin.

La protectrice réussit à tout ce qu’elle entreprend, et ses entreprises sont toujours de faire du bien. Je me jette à ses pieds, et je les baise avec mes lèvres de quatre-vingts ans, en la priant seulement de détourner les yeux.

Mon doyen de l’Académie, qui est fort mon cadet, a eu la bonté de m’écrire une lettre très-consolante. Je lui écris aujourd’hui sur nos histrions qui sont à ses ordres, et je le supplie, comme je l’ai toujours supplié, et comme il me l’a toujours promis, de faire jouer, sur la fin de son année, les Lois de Minos, d’un jeune auteur, et la Sophonisbe de Mairet, qui est mort il y a environ cent trente ans ; le tout sans préjudice des autres faveurs qu’il peut me faire, et sur lesquelles vous avez insisté avec votre générosité ordinaire.

J’aurais bien voulu vous envoyer des Lois de Minos pour vos amis, et surtout pour monsieur votre frère[1] ; mais M. d’Ogny me mande qu’il ne peut plus se charger de paquets de livres. Il veut bien faire passer toutes les montres de ma colonie, dont il est le protecteur ; mais, pour la littérature, on dit qu’elle est aujourd’hui de contrebande, et que les commis à la douane des pensées n’en laissent entrer aucune. Je crois pourtant que si jamais vous rencontrez M. d’Ogny, vous pourriez lui demander grâce pour les Lois de Minos, et alors vous en auriez tant qu’il vous plairait.

À propos de lois, madame, je ne suis point surpris de la sentence portée contre M. de Morangiés ; j’ai toujours dit qu’ayant eu l’imprudence de faire des billets, il serait obligé de les payer, quoiqu’il soit évident qu’il n’en ait jamais touché l’argent.

J’ai toujours dit encore que les faux témoins qui ont déposé contre lui, ayant eu le temps de se concerter et de s’affermir dans leurs iniquités, triompheraient de l’innocence imprudente. Voilà une affaire bien singulière et bien malheureuse. Elle doit apprendre à toute la noblesse de France à n’avoir jamais affaire avec les usuriers, et à ne jamais connaître Mme de la Ressource : mais on ne corrigera point nos officiers du bel air. J’ai peur qu’il ne soit difficile de faire modérer la sentence par le parlement, et impossible d’en changer le fond, à moins que quelqu’un des fripons qui ont gagné leur procès ne meure incessamment, et ne demande pardon à Dieu et à la justice de ses manœuvres criminelles. Toute cette aventure sera longtemps un grand problème. Il ne faut compter dans ce monde que sur votre belle âme et sur votre amitié courageuse ; mais daignez compter aussi, madame, sur la très-tendre et très-respectueuse reconnaissance de ce pauvre malade du mont Jura.

  1. Commandant de la province de Bourgogne.