Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8286

8286. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 15 mai.

Madame, il faut vous dire d’abord que j’ai eu l’honneur d’avoir dans mon ermitage Mme la princesse Daschkof[1]. Dès qu’elle est entrée dans le salon, elle a reconnu votre portrait en mezzo-tinto, fait à la navette sur un satin, entouré d’une guirlande de fleurs. Votre Majesté impériale l’a dû recevoir du sieur Lasale ; c’est un chef-d’œuvre des arts que l’on exerce dans la ville de Lyon, et qu’on cultivera bientôt à Pétersbourg, ou dans Andrinople, ou dans Stamboul, si les choses vont du même train.

Il faut qu’il y ait quelque vertu secrète dans votre image, car je vis les yeux de Mme la princesse Daschkof fort humides en regardant cette étoffe. Elle me parla quatre heures de suite de Votre Majesté impériale, et je crus qu’elle ne m’avait parlé que quatre minutes.

Je tiens d’elle le sermon de l’archevêque de Twer, Platon[2], prononcé devant le tombeau de Pierre le Grand le lendemain que Votre Majesté eut reçu la nouvelle de la destruction entière de la flotte turque par la vôtre. Ce discours, adressé au fondateur de Pétersbourg et de vos flottes, est, à mon gré, un des plus beaux monuments qui soient dans le monde. Je ne crois pas que jamais aucun orateur ait eu un sujet aussi heureux. Le Platon des Grecs n’en traita point de pareil. Je regarde cette cérémonie auguste comme le plus beau jour de votre vie : je dis de votre vie passée, car je compte bien que vous en aurez de plus beaux encore.

Puisque vous avez déjà un Platon à Pétersbourg, j’espère que MM. les comtes Orlof vont former des Miltiades et des Thémistocles en Grèce.

J’ai l’honneur, madame, d’envoyer à Votre Majesté impériale la traduction d’un sermon lithuanien[3], en échange de votre sermon platonicien : c’est une réponse modeste aux mensonges un peu grossiers et ridicules que les confédérés de Pologne ont fait imprimer à Paris.

C’est un grand bonheur d’avoir des ennemis qui ne savent pas mentir avec esprit. Ces pauvres gens ont dit dans leur manifeste que vos troupes n’osaient regarder les Turcs en face. Ils ont raison, elles n’ont presque jamais vu que leur dos. Je ne sais pas quel sermon les Autrichiens vont prêcher en Hongrie. C’est peut-être la paix, c’est peut-être une croisade. On nous conte que le sultan Ali-bey est demeuré court dans un de ses sermons en Syrie, et qu’il a presque perdu la parole. Je n’en crois rien vous le rendrez plus éloquent que jamais. Moustapha sera prêché à droite et à gauche ; il finira par se confesser à l’évêque Platon, et par avouer qu’il est un gros cochon qui a grommelé contre mon auguste héroïne fort mal à propos. J’ai toujours l’honneur de haïr son croissant autant que j’ai d’attachement, de respect, et de reconnaissance, pour la brillante étoile du Nord.

Le vieil Ermite de Ferney.

  1. Voltaire en reparle dans la lettre 8314.
  2. Voltaire en parle tome XVI, page 379 ; XVIII, 506.
  3. Voyez le Sermon du papa Nicolas Charisteski, tome XXVIII, page 409.