Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8314

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 458-459).
8314. — À M. MARMONTEL.
21 juin.

Il y a si longtemps, mon très-cher confrère, que je vous ai envoyé trois tomes des Questions sur l’Encyclopédie, qu’il faut que vous ne les ayez pas reçus. J’en ai encore deux autres à mettre dans votre petite bibliothèque ; et comme il est souvent question de vous dans ces volumes[1], j’ai fort à cœur que vous les ayez ; mais je ne sais comment m’y prendre.

Je dois vous dire que vous avez dans le Nord une héroïne qui combat pour vous : c’est Mme la princesse Daschkof, assez connue par des actions qui passeront à la postérité. Voici comme elle parle de votre chère Sorbonne, dans son Examen du Voyage de l’abbé Chappe en Sibérie[2] : « La Sorbonne nous est connue par deux anecdotes. La première, lorsqu’en l’année 1717 elle s’illustra en présentant à Pierre le Grand les moyens de soumettre la Russie au pape ; la seconde, par sa prudente et spirituelle condamnation du Bélisaire de M. de Marmontel, en 1767. Vous pouvez juger, par ces deux traits, de la profonde vénération que tout homme qui a le sens commun doit avoir pour un corps aussi respectable, qui plus d’une fois a condamné le pour et le contre. »

J’ai eu deux jours cette très-étonnante princesse à Ferney ; cela ne ressemble point à vos dames de Paris : j’ai cru voir Tomyris qui parle français.

Je vous prie, quand vous verrez quelque premier commis des bureaux, de lui demander pourquoi on parle notre langue à Moscou et à Yassi. Pour moi, je crois qu’on en a plus d’obligation à votre Bélisaire et autres ouvrages semblables, qu’à nos lettres de cachet.

Est-il vrai que nous aurons bientôt vos Incas ? est-ce dans leur patrie qu’il faut chercher le bien-être ? Je suis bien sûr que j’y trouverai le plaisir ; c’est ce que je trouve rarement dans les livres qui me viennent de France : j’ai grand besoin des vôtres.

Avez-vous vu la Dunciade et l’Homme dangereux, etc., en trois volumes ? Il y a bien de la différence entre chercher la plaisanterie et être plaisant.

Bonsoir, mon très-cher confrère ; souvenez-vous de moi avec ceux qui s’en souviennent, et aimez toujours un peu votre plus ancien ami. Mme Denis vous fait mille tendres compliments.

  1. Dans les quatrième et cinquième volumes des Questions sur l’Encyclopédie, Marmontel n’est cité que deux fois, aux articles Critique (voyez tome XVIII, page 284) et Églogue (voyez tome XVIII, page 506).
  2. Voyez la note 2, page 335.