Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8313

8313. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 19 juin.

Madame, sur la nouvelle d’une paix prochaine entre Votre Majesté impériale et Sa Hautesse Moustapha, j’ai renoncé à tous mes projets de guerre et de destruction, et je me suis mis à relire votre Instruction pour le code de vos lois. Cette lecture m’a fait encore plus d’effet que les premières. Je regarde cet écrit comme le plus beau monument du siècle. Il vous donnera plus de gloire que dix batailles sur les bords du Danube, car enfin c’est votre ouvrage : votre génie l’a conçu, votre belle main l’a écrit ; et ce n’est pas votre main qui a tué des Turcs. Je supplie Votre Majesté, si elle fait la paix, de garder Taganrog, que vous dites être un si beau climat, afin que je puisse m’y aller établir pour y achever ma vie sans voir toujours des neiges comme au mont Jura. Pourvu qu’on soit à l’abri du vent du nord à Taganrog, je suis content.

J’apprends dans ce moment que ma colonie vient de faire partir encore une énorme caisse de montres. J’ai extrêmement grondé ces pauvres artistes ; ils ont trop abusé de vos bontés ; l’émulation les a fait aller trop loin. Au lieu d’envoyer des montres pour trois ou quatre milliers de roubles tout au plus, comme je le leur avais expressément recommandé, ils en ont envoyé pour environ huit mille cela est très-indiscret. Je ne crois pas que Votre Majesté ait intention de donner tant de montres aux Turcs, quoiqu’ils les aiment beaucoup ; mais voici, madame, ce que vous pouvez faire. Il y en a de très-belles avec votre portrait, et aucune n’est chère. Vous pouvez en prendre pour trois à quatre mille roubles, qui serviront à faire vos présents, composés de montres depuis environ quinze roubles jusqu’à quarante ou cinquante ; le reste pourrait être abandonné à vos marchands, qui pourraient y trouver un très-grand profit.

Je prends la liberté surtout de vous prier, madame, de ne point faire payer sur-le-champ la somme de trente-neuf mille deux cent trente-huit livres de France à quoi se monte le total des deux envois. Vous devez d’ailleurs faire des dépenses si énormes qu’il faut absolument mettre un frein à votre générosité. Quand on ferait attendre un an mes colons pour la moitié de ce qu’ils ont fourni, je les tiendrais trop heureux, et je me chargerais bien de leur faire prendre patience.

Au reste ils m’assurent, et plusieurs connaisseurs m’ont dit, que tous ces ouvrages sont à beaucoup meilleur marché qu’à Genève, et à plus d’un grand tiers au-dessous du prix de Londres et de Paris. On dit même qu’ils seraient vendus à Pétersbourg le double de la facture qu’on trouvera dans les caisses, ce qui est aisé à faire examiner par des hommes intelligents.

Si Votre Majesté était contente de ces envois et des prix, mes fabricants disent qu’ils exécuteraient tout ce que vous leur feriez commander. Ce serait un détachement de la colonie de Saratof, établi à Ferney en attendant que je le menasse à Taganrog[1]. J’aurais mieux aimé qu’ils vous eussent envoyé quelques carillons pour Sainte-Sophie ou pour la mosquée d’Achmet ; mais puisque vous n’avez pas voulu cette fois-ci vous emparer du Bosphore, le Grand Turc et son grand vizir seront trop honorés de recevoir de vous des montres avec votre portrait, et d’apprendre à vous respecter toutes les heures de la journée.

Pour moi, madame, je consacre à Votre Majesté impériale toutes les heures qui me restent à vivre. Je me mets à vos pieds avec le plus profond respect et l’attachement le plus inviolable.

Le vieux Malade du mont Jura[2].

  1. Voyez tome XLVI, page 341.
  2. À la date du 20 juin 1771, une lettre de Fanny de Beauharnais à Voltaire est signalée dans un catalogue d’autographes :

    « Elle lui témoigne sa plus vive admiration et lui mande qu’elle voit souvent Dorat, qui parle toujours de lui avec enthousiasme. Ce poëte aimable, « dont l’âme est aussi belle que ses talents sont précieux, désirerait entrer à l’Académie. Voici une place vacante. Si vous voulez, M. Dorat pourrait l’obtenir, et quand tous les suffrages ne se joindraient pas au vôtre, s’il a votre voix il aura plus que la place. »