Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8312

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 455-456).
8312. — À MADAME LA DUCHESSE DE CHOISEUL.
17 juin.

Madame, quoiqu’on ne m’écrive guère de Babylone, et que j’écrive encore moins, on m’a mandé que vous étiez malade : peut-être n’en est-il rien, mais, dans le doute, vous trouverez bon que je vous dise combien votre santé est précieuse à tous ceux qui ont des yeux, des oreilles, et une âme. Pour des yeux, je ne m’en pique pas ; il n’y a plus qu’un degré entre votre petite-fille et moi. Mes oreilles ne sont pas malheureusement à portée de vous entendre ; à l’égard de l’âme, c’est autre chose : je crois entendre de loin la vôtre, devant laquelle la mienne est à genoux. Il n’y a point d’âme au monde qui puisse trouver mauvais qu’il y ait des âmes sensibles, pleines de la plus respectueuse reconnaissance pour leurs bienfaiteurs.

Soit que votre santé ait été altérée, soit que, vous et le grand-père de votre petite-fille[1], vous conserviez une santé brillante, je compte ne rien faire de mal à propos, en vous disant que votre soulier[2] que je conserve me sera toujours le plus précieux de tous les bijoux ; que les capucins de mon pays, et les sœurs de la Charité, et tous les gens qui vont à présent pieds nus, vous bénissent ; que les horlogers, en émaillant leurs cadrans, et en les ornant de votre nom, vous souhaitent des heures agréables ; que les neiges des Alpes et du mont Jura se fondent quand on parle de vous ; que tous ceux qui ont été comblés de vos bontés ne s’entretiennent que de leur reconnaissance ; que sur les bords de l’Euphrate, comme sur ceux de l’Oronte, tous les bergers vous chantent sur leurs chalumeaux.

Cette églogue, madame, ne pourrait déplaire qu’à ceux qui n’aiment ni Théocrite ni Virgile.

Pour moi, madame, qui les aime passionnément, je vous dirai :


Ante leves ergo pascentur in æthere cervi,
Quam nostro illius labatur pectore vultus.

(Virg. ecl. i, v. 60 et 64.)

Vous entendez le latin, madame ; vous savez ce que cela veut dire : Les cerfs iront paître dans l’air avant que j’oublie son visage. Les savants assurent que cela est fort élégant. Vous me direz, madame, que je n’ai jamais vu votre visage. Je vous demande pardon, je le connais très-bien, car j’ai, comme vous savez, votre soulier et vos lettres ; et quand on connaît le pied et le style de quelqu’un, il faudrait être bien bouché pour ne pas connaître ses traits parfaitement. Je suis désespéré de ne les pas voir face à face, mais je présume que ce bonheur n’est pas fait pour moi.

Embellissez les bords de l’Oronte, tandis que je vais me faire enterrer vers le lac Léman, en vous présentant à vous, et à tout ce qui vous environne en Syrie, mon profond respect, mon inviolable reconnaissance, mon adoration de latrie, ou du moins d’hyperdulie.

Le vieux radoteur aveugle, entre un lac et une montagne couverte de neige.

  1. Mme du Deffant appelait Mme de Choiseul sa grand’maman.
  2. Voyez tome XLVI, page 395.