Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8311

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 454-455).
8311. — À M. LE COMTE DE SAINT-PRIEST[1].
À Ferney, 17 juin.

Monseigneur, le triste état de ma santé ne m’a pas permis de remercier plus tôt Votre Excellence au nom de ma petite colonie et au mien : elle a perdu un grand appui dans M. le duc de Choiseul ; mais la protection dont vous voulez bien l’honorer lui tiendra lieu de tout.

Je crois que le sieur Pinel partira bientôt, chargé de quelques montres qu’il a commandées à ces artistes ; je crois que voilà la première fois qu’un petit village de France a commercé avec la Turquie, la Russie, la Hollande et l’Espagne.

Cette entreprise singulière commence à être de quelque utilité, et mérite certainement l’attention du gouvernement, auquel d’ailleurs nous n’avons demandé aucun secours : notre colonie ne veut que la liberté de travailler, et de faire venir de l’argent en France ; elle a eu jusqu’à présent toutes les facilités possibles, malgré les obstacles qu’elle a trouvés.

Si la première tentative du sieur Pinel réussit en Turquie, il y a lieu d’espérer que mon village des horloges réussira. On a bâti déjà plusieurs maisons assez grandes, de pierres de taille, qui ne sont pas communes dans nos hameaux, et qui ne sont pas même, dit-on, en trop grande quantité dans Stamboul.

Je regarde ce petit établissement comme un prodige, supposé qu’il dure : je l’ai encouragé par des dépenses immenses pour un particulier, sans y avoir d’autre intérêt que celui de faire le bien de l’État, autant qu’il est en moi. Mon âge ne me permet pas l’espérance de voir de grands progrès ; mais les premiers essais sont déjà très-heureux : mes colons ont un avantage singulier, celui de travailler à bien meilleur marché qu’à Paris et à Londres, et surtout d’être d’excellents artistes ; ils fournissent même en France beaucoup d’horlogers, qui mettent hardiment leurs noms aux ouvrages qui se font chez moi.

La Turquie pourra être un meilleur débouché encore que Paris, lorsque la paix sera faite : car enfin il faudra bien qu’elle se fasse.

Les princes chrétiens ne se sont jamais accordés pour renvoyer les Turcs au delà du Bosphore ; et probablement ils resteront encore longtemps, malgré les armes victorieuses des Russes.

Dans ma solitude, entre les Alpes et le mont Jura, je ne puis amuser Votre Excellence par des nouvelles que vous avez sans doute de Paris. S’il y avait quelques livres nouveaux imprimés à Genève qui pussent occuper vos moments de loisir, je m’offrirais à être votre commissionnaire, et vous verriez, par mon zèle et par mon exactitude, combien vos ordres me seraient chers.

J’ai l’honneur d’être, etc.

  1. François-Emmanuel Guignard, comte de Saint-Priest, né à Grenoble en 1735, mort le 26 février 1821, était, en 1771, ambassadeur à Constantinople.