Correspondance de Voltaire/1771/Lettre 8310

Correspondance : année 1771GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 452-454).
8310. — À M. ALLAMAND[1],
ministre à corzier, pays de vaud, en suisse,
présentement professeur à lauzanne.
À Ferney, le 17 juin.

Une partie de ce que je désirais, monsieur, est arrivée ; je ne voulais que la tolérance ; et, pour y parvenir, il fallait mettre dans tout leur ridicule les choses pour lesquelles on ne se tolérait pas.

Je vous assure que, le 30 de mai dernier, Calvin et le jésuite Garasse auraient été bien étonnés s’il avaient vu une centaine de vos huguenots dans mon village, devenu un lieu de plaisance, faire les honneurs de ce que nous appelons la fête de Dieu, élever deux beaux reposoirs, et leurs femmes assister à notre grand’messe pour leur plaisir. Le curé les remercia à son prône, et fit leur éloge.

Voilà ce que n’auraient fait ni le cardinal de Lorraine, ni le cardinal de Guise.

Il est vrai que je ne suis pas encore parvenu à faire distribuer aux pauvres les trésors de Notre-Dame de Lorette, pour avoir du pain ; mais ce temps viendra. On s’apercevra que tant de pierreries sont fort inutiles à une vieille statue de bois pourri : Dic lapidibus istis ut panes fiant[2].

Il ne faut plus compter sur la prétendue ville de la Tolérance qu’on voulait bâtir à Versoy. Elle n’existera qu’avec la ville de la Diète européanne, dont l’abbé de Saint Pierre a donné le plan ; mais du moins il y a un village de libre en France, et c’est le mien. Quand je ne serais parvenu qu’à voir rassemblés chez moi, comme des frères, des gens qui se détestaient au nom de Dieu il y a quelques années, je me croirais trop heureux.

Vous m’écrivîtes, il y a longtemps, monsieur, que certaines brochures, dont l’Europe est inondée, ne feraient pas plus d’effet que les écrits de Tindal et de Toland ; mais ces messieurs ne sont guère connus qu’en Angleterre. Les autres sont lus de toute l’Europe ; et je vous réponds que, de la mer Glaciale jusqu’à Venise, il n’y a pas un homme d’État aujourd’hui qui ne pense en philosophe. Il s’est fait dans les esprits une plus grande révolution qu’au xvie siècle. Celle de ce xvie siècle a été turbulente, la nôtre est tranquille. Tout le monde commence à manger paisiblement son pain à l’ombre de son figuier, sans s’informer s’il y a dans le pain autre chose que du pain. Il est triste pour l’espèce humaine que, pour arriver à un but si honnête et si simple, il ait fallu percer dix-sept siècles de sottises et d’horreurs.

Adieu, monsieur ; je suis bien fâché que mon domicile, qui s’embellit tous les jours, soit si loin du vôtre ; je voudrais que votre Jérusalem fût à deux pas de ma Samarie. Je vous embrasse sans cérémonie du meilleur de mon cœur, avec bien de l’estime et de l’amitié.

Je suis aveugle et mourant ; mais les vingt-quatre lettres de l’alphabet sont à peu près remplies.

  1. Allamand est auteur de l’Anti-Bernier (voyez la note, tome XXVIII, page 73) et des Pensées antiphilosophiques, 1751, in-12.
  2. On lit dans Matthieu, IV, 3 : « Dic ut lapides isti panes fiant. »