Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 8037

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 210-211).
8037. — À MADAME LA COMTESSE DE ROCHEFORT.
Ferney.

Vous avez été attaquée dans votre foie, madame, et vous avez été saignée trois fois ; M. d’Alembert, qui a été votre garde-malade, vous dira qu’autrefois, selon l’ancienne philosophie et l’Ancien Testament, les passions étaient dans le foie, et l’âme dans le sang. Aujourd’hui on dit que les passions sont dans le cœur ; et pour l’âme, elle est je ne sais où. La mienne, quelque part qu’elle soit, a été sensible, comme elle le doit, à votre danger et à votre convalescence. N’ayez donc point, madame, de colique hépatique, si vous ne voulez pas que j’aie le transport au cerveau ; et allez en Bourgogne, puisque vous me donnez l’espérance que je verrai l’une des deux personnes à qui je suis également attaché.

Il est vrai que l’orateur[1] dont vous me parlez me vint voir le même jour que M. d’Alembert arriva. S’ils s’étaient rencontrés, la scène aurait été beaucoup plus plaisante ; mais quoiqu’il n’y eût que deux acteurs, elle n’a pas été sans agréments.

Le bout des ciseaux de M. l’abbé Terray a donc coupé aussi votre bourse ! c’est sans doute pour notre bien, puisque c’est pour celui de l’État : nous devons l’en remercier. Je lui ai le double, et au delà, de l’obligation que vous lui avez. Je ne sais pas s’il pourra contribuer à la colonie de Versoy, mais il a furieusement dérangé celle de Ferney. C’est grand dommage, cela prenait un beau train ; les étrangers venaient peupler ce désert, les maisons se bâtissaient de tous côtés, le commerce, l’abondance, commençaient à vivifier ce petit canton ; un mot a tout perdu, et ce mot est : Car tel est notre plaisir[2]. Cette catastrophe empoisonne un peu mes derniers jours ; mais il faut se soumettre.

Je vous enverrai dans quelques jours un petit amusement. Vivez gaiement, couple heureux et si digne de l’être. À propos, je remercie bien tendrement M. de Rochefort de m’avoir donné de vos nouvelles j’en ai quelquefois aussi de M. l’abbé Bigot de fort agréables ; mais elles ne me rendent pas la santé, que je crois avoir perdue sans retour. J’ai eu beau me faire capucin, je n’ai pas prospéré depuis ce temps-là, et je crois que je verrai bientôt saint François, mon bon maître. Je suis très-aise de laisser sur la terre des personnes qui l’embellissent comme vous.

Je vous prie d’agréer ma bénédiction.

Frère François, capucin indigne.
  1. L’avocat général Seguier ; voyez lettres 8031 et 8035.
  2. C’était la formule des ordonnances du roi.