Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7830

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 47 (p. 21-22).
7830. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
18 mars.

Je reçois la lettre du 13 de mars, mon cher ange. Il n’y a point eu de retardement à celle-ci. Il faut que la première, du 27 de février, ait traîné dans quelque bureau ; ce qui arrive quelquefois.

Je ne suis pas assurément en état de travailler au Dépositaire pour le moment présent ; mais j’espère que Dieu m’exaucera quand j’aurai fait mes Pâques. Jamais temps ne fut plus favorable pour des restitutions de dépôt. J’espère que la grâce se fera entendre au cœur de M. l’abbé Terray. Voudrait-il m’enlever mon seul bien de patrimoine, que j’avais en dépôt dans la caisse de M. de La Borde, le seul bien qui puisse répondre à mes nièces des clauses de leurs contrats de mariage, le seul avec lequel je puisse récompenser mes domestiques ? Dans quel tribunal une telle action serait-elle admise ? en a-t-on un seul exemple, excepté dans les proscriptions de Sylla et du Triumvirat ? M. l’abbé Terray, qui sort de la grand’chambre, ne devrait-il pas distinguer entre ceux qui achètent du papier sur la place, et ceux qui déposent chez le banquier du roi leur bien paternel ? Je vois bien qu’il faudra que je meure en capucin, tel que j’aurai vécu.

Dès que j’aurai chassé ces tristes idées de ma cervelle encapuchonnée, et que ma chèvre aura mis un peu de douceur dans mon sang, je vous parlerai de Ninon ; je vous dirai qu’elle ne serait pas Ninon si elle ne formait pas les jeunes gens, et qu’alors il faudrait lui donner tout un autre nom. Le plaisant et l’utile, à mon gré, est qu’une coquette soit cent fois plus vertueuse qu’un marguillier, sans quoi il n’y a plus de pièce.

Je ne connais ni Sylvain[1], ni les Trois Capucins. Je suis entièrement de votre avis sur la Religieuse[2]. C’est la seule pièce de théâtre qui nous tire de la barbarie welche ; elle est écrite comme il faut écrire.

Je tremble sur la démarche de Mlle Daudet[3]. Comment l’envoyer dans un pays si orageux, pendant une guerre ruineuse, et qui peut finir d’une manière terrible, quoiqu’elle ait heureusement commencé ? En vérité je ne sais quel parti prendre. Mon avis est qu’on attende les événements de cette campagne ; est-ce le vôtre ?

On dit qu’on ne pendra ni Billard[4] le dévot, ni Grizel[5] l’apôtre ; c’est bien dommage que ce confesseur ne soit pas martyr. J’ai quelque envie de donner à M. Garant[6] le nom de Grizant au moins.

Mais si vous avez quelqu’un à pendre, je vous donne Fréron. Lisez, je vous prie, le mémoire ci-joint que m’a envoyé son beau-frère[7]. Tâchez d’approfondir cette affaire, quand ce ne serait que pour vous amuser. On m’assure que Fréron est espion de la police, et que c’est ce qui le soutient dans le beau monde. Je me flatte que vous distribuerez des copies du petit mémoire du beau-frère. Il faut rendre justice aux gens de bien.

Nous faisons mille vœux ici pour la santé de Mme d’Argental ; vous savez si nos cœurs sont aux deux anges.

  1. Voyez lettre 7808.
  2. Mélanie.
  3. Fille de Mlle Lecouvreur ; voyez tome XXXVIII, page 113.
  4. Voyez tome VIII, page 536.
  5. Voyez ibid.
  6. L’un des personnages du Dépositaire ; voyez tome VI, page 396.
  7. Un passage de ce mémoire est tome XVII, page 215. Voyez aussi le Mémoire à la suite de la lettre 7833.