Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7771

7771. — À CATHERINE II.
impératrice de russie.
À Ferney, 2 février.

Madame, Votre Majesté daigne m’apprendre que les hospodars de Valachie et de Moldavie ne feront pas leur carnaval à Venise ; mais Votre Majesté ne pourrait-elle pas les faire souper avec quelque amiral de Tunis et d’Alger ? On dit que ces animaux d’Afrique se sont approchés un peu trop près de quelques-uns de vos vaisseaux, et que vos canons les ont mis fort en désordre : voilà un bon augure ; voilà Votre Majesté victorieuse sur les mers comme sur la terre, et sur des mers que vos flottes n’avaient jamais vues.

Non, je ne veux plus douter d’une entière révolution. Les sultanes turques[1] ne résisteront pas plus que les Algériens. Pour les sultanes du sérail de Moustapha, elles appartiennent de droit aux vainqueurs.

On m’assure que Votre Majesté très-impériale est à présent maîtresse de la mer Noire, que M. de Tottleben fait des merveilles avec les Mingreliennes et les Circassiennes, que vous triomphez partout. Je suis plus heureux que vous ne pensez madame : car, bien que je ne sois ni sorcier ni prophète, j’avais soutenu violemment qu’une partie de ces grands événements arriverait ; non pas tout : je ne prévoyais pas qu’une flotte partirait de la Neva pour aller vers la mer de Marmara.

Cette entreprise vaut mieux que les chars de Cyrus, et surtout que ceux de Salomon, qui ne lui servirent à rien ; mes chars[2], madame, baissent pavillon devant vos vaisseaux.

Mais, en faisant la guerre d’un pôle à l’autre, Votre Majesté n’aurait-elle pas besoin de quelques officiers ? Le roi de Sardaigne vient de réformer un régiment huguenot qui le sert, lui et son père, depuis 1689. La religion l’a emporté sur la reconnaissance ; peut-être quelques officiers, quelques sergents de ce régiment, ambitionneraient la gloire de servir sous vos drapeaux. Ils pourraient servir à discipliner des Monténégrins, si vos belliqueuses troupes ne voulaient pas d’étrangers. Je connais un de ces officiers, jeune, brave et sage, qui aimerait mieux se battre pour vous que pour le Grand Turc et ses amis, s’il en a. Mais, madame, je ne dois qu’admirer et me taire.

Daignez agréer la joie excessive, la reconnaissance sans bornes, le profond respect du vieil ermite des Alpes.

Votre Majesté impériale a trop de justice pour ne pas gronder M. le chambellan comte de Schouvalow, qui n’a point répondu à mes lettres d’enthousiaste[3].

  1. On entend ici par sultanes les vaisseaux commandants des flottes ottomanes. (K.)
  2. Voyez lettre 7561.
  3. On peut à la rigueur appeler ainsi la lettre 7695 ; mais les autres manquent.