Correspondance de Voltaire/1769/Lettre 7561

7561. — À CATHERINE II,
impératrice de russie.
À Ferney, 27 mai.

La lettre dont Votre Majesté impériale m’honore, en date du 15 avril[1], m’a fait plus de bien que le mois de mai. Le beau temps ranime un peu les vieillards, mais vos succès me donnent des forces. Vous daignez me dire que vous sentez que je vous suis attaché ; oui, madame, je le suis et je dois l’être indépendamment de toutes vos bontés ; il faudrait être bien insensible pour n’être pas touché de tout ce que vous faites de grand et d’utile. Je ne crois pas qu’il y ait dans vos États un seul homme qui s’intéresse plus que moi à l’accomplissement de tous vos desseins.

Permettez-moi de vous dire, sans trop d’audace, qu’ayant pensé comme vous sur toutes les choses qui ont signalé votre règne, je les ai regardées comme des événements qui me devenaient en quelque façon personnels. Les colonies, les arts de toute espèce, les bonnes lois, la tolérance, sont mes passions ; et cela est si vrai qu’ayant, dans mon obscurité et dans mon hameau, quadruplé le petit nombre des habitants, bâti leurs maisons, civilisé des sauvages, et prêché la tolérance, j’ai été sur le point d’être très-violemment persécuté par des prêtres. Le supplice abominable du chevalier de La Carre, dont Votre Majesté impériale a sans doute entendu parler, et dont elle a frémi, me fit tant d’horreur que je fus alors sur le point de quitter la France et de retourner auprès du roi de Prusse. Mais aujourd’hui, c’est dans un plus grand empire que je voudrais finir mes jours.

Que Votre Majesté juge donc combien je suis affligé, quand je vois les Turcs vous forcer à suspendre vos grandes entreprises pacifiques pour une guerre qui, après tout, ne peut être que très-dispendieuse, et qui prendra une partie de votre génie et de votre temps.

Quelques jours avant de recevoir la lettre dont je remercie bien sensiblement Votre Majesté, j’écrivis à M. le comte de Schouvalow[2], votre chambellan, pour lui demander s’il était vrai qu’Azof fût entre vos mains. Je me flatte qu’à présent vous êtes aussi maîtresse de Taganrog[3].

Plût à Dieu que Votre Majesté eût une flotte formidable sur la mer Noire ! Vous ne vous bornerez pas sans doute à une guerre défensive ; j’espère bien que Moustapha sera battu par terre et par mer. Je sais bien que les janissaires passent pour de bons soldats ; mais je crois les vôtres supérieurs. Vous avez de bons généraux, de bons officiers, et les Turcs n’en ont point encore : il leur faut du temps pour en former. Ainsi toutes les apparences font croire que vous serez victorieuse. Vos premiers succès décident déjà de la réputation des armes, et cette réputation fait beaucoup. Votre présence ferait encore davantage. Je ne serais point surpris que Votre Majesté fît la revue de son armée sur le chemin d’Andrinople : cela est digne de vous. La législatrice du Nord n’est pas faite pour les choses ordinaires. Vous avez dans l’esprit un courage qui me fait tout espérer.

J’ai revu l’ancien officier[4] qui proposa des chariots de guerre dans la guerre de 1756. Le comte d’Argenson, ministre de la guerre, en fit faire un essai. Mais comme cette invention ne pouvait réussir que dans de vastes plaines, telles que celles de Lutzen, on ne s’en servit pas. Il prétend toujours qu’une demi-douzaine seulement de ces chars, précédant un corps de cavalerie ou d’infanterie, pourrait déconcerter les janissaires de Moustapha, à moins qu’ils n’eussent des chevaux de frise devant eux. C’est ce que j’ignore. Je ne suis point du métier des meurtriers ; je ne suis point homme à projets ; je prie seulement Votre Majesté de me pardonner mon zèle. D’ailleurs il est dit, dans un livre[5] qui ne ment jamais, que Salomon avait douze mille chars de guerre dans un pays où il n’y eut avant lui que des ânes.

Et il est dit encore, dans le beau livre des Juges[6], qu’Adonaï était victorieux dans les montagnes ; mais qu’il fut vaincu dans les vallées, parce que les habitants avaient des chars de guerre.

Je suis bien loin de désirer une ligue contre les Turcs ; les croisades ont été si ridicules qu’il n’y a pas moyen d’y revenir ; mais j’avoue que si j’étais Vénitien, j’opinerais pour envoyer une armée en Candie pendant que Votre Majesté battrait les Turcs vers Yassi ou ailleurs ; si j’étais un jeune empereur des Romains, la Bosnie et la Servie me verraient bientôt, et je viendrais ensuite vous demander à souper à Sophie ou à Philippopolis de Roumanie, après quoi nous partagerions à l’amiable.

Je vous supplierais de permettre que le nonce du pape en Pologne, qui a déchaîné si saintement les Turcs contre la tolérance, fût du souper : car je suppose qu’il serait votre prisonnier. Je crois, madame, que Votre Majesté lui en dirait tout doucement de bonnes sur l’horreur et l’infamie d’avoir excité une guerre civile pour ravir aux dissidents les droits de la patrie, et pour les priver d’une liberté que la nature leur donnait, et que vos bienfaits leur avaient rendue ; je ne sais rien de si honteux et de si lâche dans ce siècle. On dit que les jésuites polonais ont eu une grande part aux Saint-Barthélémy continuelles qui désolent ce malheureux pays. Ma seule consolation est d’espérer que ces turpitudes horribles tourneront à votre gloire : ou je me trompe fort, ou vos ennemis ne seront parvenus qu’a faire graver sur vos médailles : Triomphatrice de l’empire ottoman, et pacificatrice de la Pologne.

  1. On n’a point trouvé cette lettre. (K.)
  2. Cette lettre manque.
  3. C’est dans cette ville que l’empereur Alexandre, petit-fils de Catherine, est mort le 1er décembre 1825. (B.)
  4. Voyez une note de la lettre 7468.
  5. La Bible ; III, Rois, iv, 26 ; et II, Paralip., ix ; 25.
  6. I, 19.