Correspondance de Voltaire/1770/Lettre 7772

Correspondance : année 1770GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 46 (p. 550-551).
7772. — À M. DE CHABANON.
6 février.

Mon cher ami, nous vous sommes trop attachés, Mme Denis et moi, pour souffrir que vous épuisiez votre génie à faire Alceste après Quinault. Vous êtes obligé d’en retrancher tout le pittoresque et tout le merveilleux, afin d’éviter la ressemblance. Vous vous mettez vous-même à la gêne ; vous vous privez du pathétique, et vous affaiblissez l’intérêt. Le comique, qui était encore à la mode dans nos premiers opéras, est réprouvé aujourd’hui. Vous ne tombez pas dans ce défaut, et c’est probablement ce qui vous a séduit. Mais à ce comique il faut substituer la tendresse, un nœud qui attache, du brillant, du théâtral. Et quand même vous jetteriez ces beautés avec profusion dans les premiers actes, jamais on ne vous pardonnera d’avoir supprimé les enfers et le retour d’Alceste.

Tout le monde sait par cœur ces beaux vers d’Alcide à Pluton :


D’entSi c’est te faire outrage
D’entrer par force dans ta cour,
D’entPardonne à mon courage,
D’entEt fais grâce à l’amour.

(Alceste, acte IV, scène v)

J’ai toujours été étonné que Quinault n’ait pas osé imiter Euripide, et fait présenter Alceste voilée à son mari. Ce serait cette hardiesse d’Euripide qu’il faudrait imiter. Nous présumons qu’elle aurait un grand succès, si on avait à l’Opéra des acteurs comme on a des chanteurs. Voilà ce que nous avons pensé. Mme Denis et moi.

Si vous voulez absolument traiter ce sujet après Quinault, vous êtes tenu étroitement de donner un ouvrage admirable dans toutes ses parties, et d’amener des fêtes charmantes prises dans le fond du sujet.

Nous ne parlerions pas si hardiment à tout autre qu’à vous. Nous vous disons ce que nous croyons la vérité, parce que vous méritez qu’on vous la dise. Nous pouvons nous tromper, mais nous ne voulons pas certainement vous tromper. Reconnaissez la tendre amitié que nous avons pour vous à la liberté que nous prenons ; nous croyons vous en donner une preuve en vous parlant à cœur ouvert. Pardonnez-nous, et aimez-nous.

J’ai lu une partie de la traduction des Géorgiques[1] ; j’y ai vu l’extrême mérite de la difficulté surmontée. Je ne m’attendais pas à voir tant de poésie dans la gêne d’une traduction. Je crois que cet ouvrage aura une très-grande réputation parmi les amateurs des anciens et des modernes.

Je vous supplie, mon cher ami, de vouloir bien assurer M. Delille de ma reconnaissance et de ma très-sincère estime.

  1. Par Delille.