Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6275

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 226-227).

6275. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 25 février.

J’aurais été fâché de vous savoir sitôt en la compagnie de Bayle. Hâtez-vous lentement à faire ce voyage, et souvenez-vous que vous faites l’ornement de la littérature française, dans ce siècle où les lettres humaines commencent à dépérir. Mais vous vivrez longtemps ; votre vieillesse est comme l’enfance d’Hercule. Ce dieu écrasait des serpents dans son berceau ; et vous, chargé d’années, vous écrasez l’inf…[1].

Vos vers sur la mort du dauphin[2] sont beaux. Je crois qu’ils ont attaqué sainte Geneviève mal à propos, parce que la reine et la moitié de la cour ont fait des vœux ridicules, au cas que le dauphin en réchappât[3]. Vous n’ignorez pas, sans doute, la sainte conversation de l’évêque de Beauvais avec Dieu, qui lui répondit : « Nous verrons ce que nous avons à faire. »

Dans un temps où les évêques parlent à Dieu, et où les reines font des pèlerinages, les ossements des bergères l’emportent sur les statues des héros, et on plante là les philosophes et les poêles. Les progrès de la raison humaine sont plus lents qu’on ne le croit. En voici la véritable cause : presque tout le monde se contente d’idées vagues des choses ; peu ont le temps de les examiner et de les approfondir. Les uns, garrottés par les chaînes de la superstition dès leur enfance, ne veulent ou ne peuvent les briser ; d’autres, livrés aux frivolités, n’ont pas un mot de géométrie dans leur tête, et jouissent de la vie sans qu’un moment de réflexion interrompe leurs plaisirs. Ajoutez à cela des âmes timides, des femmes peureuses ; et ce total compose la société. S’il se trouve donc un homme sur mille qui pense, c’est beaucoup. Vous et vos semblables écrivez pour lui ; le reste se scandalise, et vous damne charitablement. Pour moi, qui ne vous scandalise point, je ferai mon profit honnête du mémoire des avocats, et de toutes les bonnes pièces que vous voudrez m’envoyer.

Je crois qu’il faut que toute la correspondance de la Suisse passe par Francfort-sur-le-Mein pour nous parvenir. Je n’en suis cependant pas informé au juste. Ah ! si du moins vous aviez fait quelque séjour à Neuchâtel, vous auriez donné de l’esprit au modérateur et à sa sainte séquelle[4]. À présent ce canton est comme la Béotie, en comparaison de Ferney et des lieux où vous habitez, et nous comme les Lapons. N’oubliez pas ces Lapons ; ils aiment vos ouvrages, et s’intéressent à votre conservation.


Fédéric.

  1. « Vous écrasez, le fanatisme. » (Édition de Berlin.)
  2. l’Épître à Henri IV.
  3. « La reine a voulu aller à pied de Versailles à l’église de Saint-Médard. » (Édition de Berlin.)
  4. Le roi de Prusse veut sans doute parler des persécutions contre le pasteur Petit-Pierre ; voyez tome XXV, page 422.