Correspondance de Voltaire/1766/Lettre 6274

Correspondance : année 1766GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 44 (p. 225-226).

6274. — À M. DAMILAVILLE.
21 février.

J’ai donc commencé, mon cher ami, par lire le Vingtième[1]. C’est l’ouvrage d’un excellent citoyen et d’un philosophe qui a de grandes vues ; je le relirai avec plus d’attention encore. Je suis un peu fâché, à la première lecture, que l’auteur n’aime pas J.-B. Colbert. Il me semble qu’il ne pardonne pas assez à un ministre qui fut jeté hors de toutes ses mesures par les guerres de Louis XIV et par la magnificence de ce monarque. Il fut obligé de faire pour quatre cents millions d’affaires avec les traitants, immédiatement après avoir signé un arrêt par lequel il était défendu à jamais d’en faire. Il faut songer que le duc de Sully n’avait point de Louvois qui le contrariait éternellement. Quoi qu’il en soit, je suis pénétré de la plus haute estime pour feu M. Boulanger.

J’ai reçu une lettre charmante de M. de Beaumont. Je ferai tout ce qu’il m’ordonne, et je lui écrirai incessamment.

Le bruit a couru dans notre pays de neige que le roi de Prusse était mort ; mais cette nouvelle n’est point confirmée. Si elle l’était, son tombeau pourrait bien être comme celui des anciens princes tartares, sur lequel on immolait des hommes : il ne serait pas hors de vraisemblance que, dans quelque temps, la guerre recommençât en Allemagne.

Il me paraît qu’à Paris on ne songe qu’à son plaisir. Cela prouve qu’on a de l’argent ; mais il faudra qu’on en ait beaucoup, si les cinquante millions se remplissent.

Je suis bien aise qu’on ait en France un peu de sévérité sur l’entrée des livres étrangers. On en imprime de si pitoyables et de si ridicules que c’est très-bien fait d’écarter cette vermine ; mais Cramer est la victime d’une méprise singulière à l’occasion de cette défense. Il envoyait en Hollande un recueil de Mélanges littéraires en trois volumes[2], dans lequel, sans me consulter, il a fourré quelques ouvrages qu’il a attrapés de moi ; et il envoyait en France des suppléments de Corneille, et d’autres œuvres permises. On s’est trompé : on a adressé les Mélanges en France, et le Corneille en Hollande. J’espère que sa bonne foi le tirera de ce mauvais pas.

  1. Les articles Vingtième et Population, dans l’Encyclopédie, sont de M. Damilaville, qui les attribuait à feu M. Boulanger. (K.)
  2. Voyez la note 1, page 214.