Questions sur les miracles/Édition Garnier/14

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 25 (p. 420-425).

QUATORZIÈME LETTRE.
à m. covelle, citoyen de genève, par m. beaudinet, citoyen de neuchâtel.

Monsieur,

Vos lettres sur les miracles, que vous avez eu la bonté de m’envoyer, m’ont bien fait rire. Je n’aime l’érudition que quand elle est un peu égayée. Je me plais fort aux miracles : j’y crois comme vous et comme tous les gens raisonnables. Pourquoi un serpent, une ânesse, n’auraient-ils pas parlé ? les chevaux d’Achille n’ont-ils pas parlé grec mieux que nos professeurs d’aujourd’hui ? les vaches du mont Olympe ne dirent-elles pas autrefois leurs avis fort éloquemment ? et parler comme une vache espagnole n’est-il pas un ancien proverbe ? les chênes de Dodone avaient une très-belle voix, et rendaient des oracles. Tout parle dans la nature. Je sens bien, monsieur, qu’un bon déjeuner fourni à quatre ou cinq mille hommes avec trois truites et cinq pains mollets, et des cruches d’eau changées en bouteilles de vin d’Engaddi, ou de vin de Bourgogne, vous plaisent encore plus, et à moi aussi, que des bêtes qui parlent ou qui écrivent.

Je veux croire aux miracles que M. Rousseau a faits à Venise[1] ; mais j’avoue que je crois plus fermement à ceux de notre comte de Neufchâtel. Résister à la moitié de l’Europe et à quatre armées d’environ cent mille hommes chacune ; remporter, dans l’espace d’un mois, deux victoires signalées[2] ; forcer ses ennemis à faire la paix ; jouir de sa gloire en philosophe : voilà de vrais miracles ; et si, après cela, il noyait deux mille cochons d’un seul mot, j’aurais de la peine à l’en estimer davantage.

Je me flatte que votre consistoire a renoncé au magnifique dessein de faire mettre à genoux vos citoyens devant lui. S’il avait réussi dans cette prétention, bientôt vos prêtres exigeraient qu’on leur baisât les pieds comme au pape. Vous savez qu’ils ressemblent aux amants qui prennent de grandes libertés quand on leur en a passé de petites.

Nous avons eu aussi à Neufchâtel nos tracasseries sacerdotales, C’est le sort de l’Église, parce que l’Église est composée d’hommes. Depuis que Pierre et Paul se querellèrent, la paix n’a jamais habité chez les chrétiens. Je souhaite qu’elle règne à Genève avec la liberté ; mais elle a été sur le point de partir de Neufchâtel.

Je sais bien qu’on ne peut nous reprocher d’avoir versé le sang comme les partisans d’Athanase et ceux d’Arius, ni de nous être assommés avec des massues comme les Africains disciples de Donat, évêque de Tunis, qui combattirent contre le parti d’Augustin, évêque d’Hippone, manichéen devenu chrétien, et baptisé avec son bâtard Déodatus. Nous n’avons point imité les fureurs de saint Cyrille contre ceux qui appelaient Marie mère de Jésus, et non pas mère de Dieu.

Nous n’avons point imité la rage des chrétiens qui, oubliant que tous les Pères de l’Église avaient été platoniciens, allèrent dans Alexandrie, en 415, saisir la belle Hypatie dans sa chaire, où elle enseignait la philosophie de Platon, la traînèrent par les cheveux dans la place publique, et la massacrèrent sans que sa jeunesse, sa beauté, sa vertu, leur inspirassent le moindre remords, car ils étaient conduits par un théologien[3] qui tenait contre Platon pour Aristote.

Nous n’avons point eu de ces guerres civiles qui ont désolé l’Europe dans ces vingt-sept schismes sanglants, formés par de saints prétendants à la chaire de saint Pierre, au titre de vicaires de Dieu et au droit d’être infaillibles. Nous n’avons point renouvelé les horreurs incroyables des xvie et xviie siècles, de ces temps abominables où sept ou huit arguments de théologie changèrent les hommes en bêtes féroces, comme autrefois la théologienne Circé changea des Grecs en animaux avec des paroles.

Nos querelles, monsieur, n’ont été que ridicules. Les esprits de nos prédicants commencèrent à s’échauffer, il y a quatre ans, au sujet d’un pauvre diable de pasteur de campagne, nommé Petit-Pierre[4], bonhomme qui entendait parfaitement la Trinité, et qui savait au juste comment le Saint-Esprit procède, mais qui errait toto cœlo sur le chapitre de l’enfer.

Ce Petit-Pierre concevait très-bien comment il y avait au jardin d’Éden un arbre qui donnait la connaissance du bien et du mal, comment Adam et Eve vécurent environ neuf cents ans pour en avoir mangé ; mais il ne digérait pas que nous fussions brûlés à jamais pour cette affaire. C’était un homme de bonne composition : il voulait bien que les descendants d’Adam, tant blancs que noirs, rouges ou cendrés, barbus ou imberbes, fussent damnés pendant sept ou huit cent mille ans, cela lui paraissait juste ; mais, pour l’éternité, il n’en pouvait convenir ; il trouvait, par le calcul intégral, qu’il était impossible, data fluente, que la faute momentanée d’un être fini fût châtiée par une peine infinie, parce que le fini est zéro par rapport à l’infini.

À cela nos prédicants répondaient que les Chaldéens, qui avaient inventé l’enfer ; les Égyptiens, qui l’avaient adopté ; les Grecs et les Romains, qui l’avaient embelli (tandis que les Juifs l’ignoraient absolument), étaient tous convenus que l’enfer est éternel. Ils lui citaient le sixième livre de Virgile[5], et même le Dante. M. Petit-Pierre se pourvut aussi de quelques autorités ; on eut recours à la manière d’arguer dans Rabelais[6]. La dispute s’échauffa ; notre auguste souverain fit ce qu’il put pour l’apaiser[7] ; mais enfin M. Petit-Pierre fut contraint d’aller faire son salut en Angleterre, et notre monarque eut la bonté d’écrire que, puisque nos prêtres voulaient absolument être damnés dans toute l’éternité, il trouvait très-bon qu’ils le fussent. J’y consens aussi de tout mon cœur, et grand bien leur fasse.

Cette querelle étant apaisée, M. Jean-Jacques Rousseau, citoyen du village de Couvé dans la province de Motier-Travers, ou Moutier-Travers, en a essuyé une autre qui a été poussée jusqu’à des coups de pierres. On a voulu le lapider comme saint Étienne, quoiqu’il ne soit ni saint ni diacre ; et l’on prétend que M. de Montmolin, curé de Moutier-Travers, gardait les manteaux[8].

Voici, monsieur, le sujet de la noise. Lorsque M. Jean-Jacques Rousseau, désespérant de se réconcilier avec les hommes, voulut se réconcilier avec Dieu dans Moutier-Travers, il demanda notre communion huguenote au pasteur Montmolin, qui lui accorda la permission de manger Jésus-Christ par la foi, au mois de septembre 1761[9], avec les autres élus du village. Vous savez comme on mange par la foi ; la chose se passa le mieux du monde. M. Jean-Jacques Rousseau avoue qu’il pleura de joie : j’en pleure aussi ; et tout le monde fut extrêmement édifié.

Il faut convenir que M. Rousseau, qui avait trouvé la musique de Rameau et de Mondonville fort mauvaise à Paris, ne fut pas tout à fait content de la nôtre. Nous chantons les dix commandements de Dieu sur l’air de Réveillez-vous, belle endormie. Cet air est simple et naturel ; mais je ne puis savoir mauvais gré à M. Rousseau d’avoir dit modestement à M. le pasteur Montmolin qu’il fallait un peu presser la mesure de cette ariette, qu’en effet nous chantons trop lentement. Le pasteur, qui se pique de goût, fut très-offensé, et s’en plaignit peut-être avec trop d’amertume.

La querelle devint plus sérieuse par des lettres que plusieurs ministres du saint Évangile de Genève écrivirent au ministre du saint Évangile de Moutier-Travers, contre M. Jean-Jacques Rousseau. Ils lui envoyèrent quelques brochures qu’ils avaient lâchées charitablement contre leur ancien concitoyen, et ils reprochèrent au pasteur d’avoir donné la communion à un homme qui, dans sa jeunesse, avait eu des entretiens avec un vicaire savoyard.

Vous savez comment M. de Montmolin, encouragé et illuminé par les prédicants de Genève, voulut excommunier M. Rousseau dans le village de Moutier-Travers. M. Rousseau prétendait qu’un entretien avec un vicaire n’était pas une raison pour être privé de la manducation spirituelle ; qu’on n’avait jamais excommunié Théodore de Bèze, qui avait eu des entretiens beaucoup plus privés avec le jeune Candide, pour lequel il avait fait des vers[10] qui ne valent pas ceux d’Anacréon pour Bathylle ; qu’en un mot, étant malade et pouvant mourir de mort subite, il voulait absolument être admis à la manducation de notre pays.

Il implora la protection de milord Maréchal[11], qui a pour cette manducation un très-grand zèle : sa faveur lui valut celle du roi. Sa Majesté, informée du désir ardent que M. Jean-Jacques Rousseau avait de communier, et sachant que non-seulement M. Rousseau croyait fermement tous les miracles, mais encore qu’il en avait fait à Venise, le mit sous sa sauvegarde royale : sauvegarde rarement efficace, depuis que l’empereur Sigismond, ayant protégé Jean Hus, le laissa rôtir par le pieux concile de Constance.

Notre gouvernement de Neufchâtel, plus sage, plus humain et plus respectueux que ce beau concile, se conforma pleinement à l’autorité du souverain ; il rendit, le 1er mai 1765, un arrêt par lequel il fut défendu de « molester, d’inquiéter, d’aggrédir de fait ou de paroles » le sieur Rousseau, son vicaire savoyard, et son pupille Émile, lequel pupille était devenu un excellent menuisier, fort utile à la communauté de Moutier-Travers.

M. de Montmolin, son diacre, et quelques autres dévots, tinrent peu de compte des ordres du roi et de l’arrêt du conseil ; ils répondirent qu’il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes[12], et que si le conseil d’État a ses lois, l’Église a les siennes. En conséquence, on ameuta tous les petits garçons de la paroisse, qui, pour obéir à Dieu de préférence au roi, coururent après Rousseau, le huèrent et le sifflèrent à peu près de la manière qu’on pratique à Paris envers un auteur dont la pièce est tombée.

Ils firent plus : à peine Rousseau fut-il rentré dans sa petite maison, la nuit du 6 au 7 septembre ; à peine était-il couché avec sa servante, c’est-à-dire M. Rousseau dans son lit, et sa servante dans le sien, que voilà une grêle de pierres qui tombe sur sa maison, comme il en tomba une sur les Amorrhéens devers Aïalon, Gabaon et Bethoron, immédiatement avant que le soleil s’arrêtât ; on cassa toutes ses vitres, et on enfonça ses deux portes. Il s’en fallut peu qu’une de ces pierres n’atteignit à la tempe M. Jean-Jacques, n’entamât le muscle temporal et l’orbiculaire, ne passât jusqu’au zygomatique, et, en pressant le tissu médullaire du cerveau, n’envoyât le patient débiter des paradoxes dans l’autre monde : ce qui aurait été regardé comme un miracle évident par tous les prédicants.

M. d’Assoucy ne se sauva pas plus vite de Montpellier[13] que M. Rousseau ne se sauva de Moutier-Travers.

Trouvez bon, monsieur, que je finisse ici ma lettre ; la poste me presse, j’achèverai par le premier ordinaire.

J’ai l’honneur d’être,

Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant
serviteur,
BEAUDINET.

  1. Voyez une de ses notes sur la troisième de ses Lettres écrites de la montagne.
  2. Les victoires de Rosbach et Lissa, remportées par le roi de Prusse ; voyez tome XV, pages 348 et 350.
  3. Saint Cyrille ; voyez tome XIX, page 392.
  4. Voyez tome XVIII, page 546.
  5. Vers 616-617.
  6. Panurge et Thaumaste, xixe chapitre de Pantagruel, livre II, arguent, c’est-à-dire argumentent par signes ; mais il s’agit ici de gesticulations plus expressives et plus théologiques. (Cl.)
  7. Il y eut deux rescrits de Frédéric à ce sujet, l’un du 18 octobre 1760, et l’autre du 14 avril 1761.
  8. Voyez page 426.
  9. C’est-à-dire à la fin d’auguste 1762. Voyez, dans les Œuvres de J.-J. Rousseau, sa lettre du 31 août 1762.
  10. Les vers de Th. de Bèze sont intitulés Ad fibulam Candidœ (à l’agraphe de Candide). Sa maîtresse, vraie ou supposée, était donc du sexe féminin. (B.)
  11. George Keith, ami de Frédéric, qui l’avait nommé gouverneur de Neufchâtel ; mort en philosophe et en homme de bien quelques jours seulement avant Voltaire, le 25 mai 1778. (Cl.)
  12. Actes, v, 29.
  13. Voyez le Voyage de Chapelle et Bachaumont.