Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4721

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 492-493).

4721. — À M. LE MARQUIS D’ARGENCE DE DIRAC.
26 octobre.

Vous pardonnez sans doute, monsieur, mon peu d’exactitude en faveur de mes sentiments, que vous connaissez, et en faveur de ma mauvaise santé, que vous ne connaissez pas moins. Il me semble, mon cher monsieur, que les philosophes ont actuellement assez beau jeu. Les ennemis de la raison ont combattu pour nous : les convulsionnaires et les jésuites ont montré toute leur turpitude et toute leur horreur. Il est certain que la fureur et l’atrocité janséniste ont dirigé la cervelle et la main de ce monstre de Damiens[1]. Les jésuites ont assassiné le roi de Portugal[2]. Banqueroutiers et condamnés en France[3], parricides et brûlés à Lisbonne, voilà nos maîtres, voilà les gens devant qui des bégueules se prosternent ; les billets de confession d’un côté, les miracles de saint Paris de l’autre, sont la farce de cette abominable pièce. Il vient de se passer chez moi une farce plus réjouissante. Un jésuite portugais[4] est venu d’Italie se présenter à moi pour être mon secrétaire : cela me fait souvenir de l’aumônier Poussatin, que le comte de Gramont prenait pour son coureur.

J’ai proposé au jésuite d’être mon laquais ; il l’a accepté : sans Mme Denis, qui n’entend point le jargon portugais, un jésuite nous servait à boire. Peut-être a-t-elle craint d’être empoisonnée. Je vous avoue que je ne me console point d’avoir manqué ce laquais-là.

Nous avons eu un monde prodigieux. J’ai cédé les Délices, pendant trois mois, à M. le duc de Villars. M. de Lauraguais, M. de Ximenès, sont venus philosopher avec nous. M. le comte d’Harcourt a amené madame sa femme à Tronchin ; mais celle-là est dévote, cela ne nous regarde pas. J’ai bâti une église et un théâtre ; mais j’ai déjà célébré mes mystères sur le théâtre, et je n’ai pas encore entendu la messe dans mon église. J’ai reçu le même jour[5] des reliques du pape, et le portrait de Mme de Pompadour ; les reliques sont le cilice de saint François. Si le saint-père avait daigné m’envoyer le cordon au lieu du cilice, il m’aurait fort obligé.

Adieu, monsieur ; goûtez, dans le sein de votre famille et de vos amis, tout le bonheur que vous méritez et que je vous souhaite. Mme Denis joint ses sentiments aux miens. Je vous serai tendrement attaché toute ma vie.

  1. Voyez torac XVI, page 92.
  2. Voyez tome XV, page 395.
  3. Voyez tome XVI, pajre 100.
  4. Voltaire en a déjà parlé dans sa lettre à Chauvelin, du 25 octobre ; voyez page 490.
  5. Voyez ci-dessus, page 479.