Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4720

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 491-492).

4720. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS,
en lui envoyant l’« épître sur l’agriculture ».
À Ferney, 26 octobre.

Tenez, monseigneur, lisez, et labourez ; mais les cardinaux ne sont pas comme les consuls romains, ils ne tiennent pas la charrue. Si Votre Éminence est à Monlélimart, vous y verrez M. de Villars, qui n’est pas plus agriculteur que vous. Il n’a pas seulement vu mon semoir ; mais en récompense il a vu une tragédie que j’ai faite en six jours. La rage s’empara de moi un dimancbe, et ne me quitta que le samedi suivant. J’allai toujours rimant, toujours barbouillant ; le sujet me portait à pleines voiles ; je volais comme le bateau des deux chevaliers danois, conduits par la vieille[1]. Je sais bien que l’ouvrage de six jours[2] trouve des contradicteurs dans ce siècle pervers, et que mon démon trouvera aussi des siffleurs ; mais, en vérité, deux cent cinquante mauvais vers par jour, quand on est possédé, est-ce trop ? Cette pièce est toute faite pour vous : ce n’est pas que vous soyez possédé aussi, car vous ne faites plus de vers ; ce n’est pas non plus de votre goût dont j’entends parler, vous en avez autant que d’esprit et de grâces ; nous le savons bien. Je veux dire que la pièce est toute faite pour un cardinal. La scène est dans une église, il y a une absolution générale, une confession, une rechute, une religieuse, un évêque. Vous allez croire que j’ai encore le diable au corps en vous écrivant tout cela ; point du tout, je suis dans mon bon sens. Figurez-vous que ce sont les mystères de la bonne déesse, la veuve et la fille d’Alexandre retirées dans le temple ; tout ce que l’ancienne religion a de plus auguste, tout ce que les plus grands malheurs ont de touchant, les grands crimes de funeste, les passions de déchirant, et la peinture de la vie humaine de plus vrai. Demandez plutôt à votre confrère le duc de Villars. Je prendrai donc la liberté de vous envoyer ma petite drôlerie, quand je l’aurai fait copier. Vous êtes honnête homme, vous n’en prendrez point de copie, vous me la renverrez fidèlement. Mais ce n’est pas assez d’être honnête homme ; c’est à vos lumières, à vos bontés, à vos critiques, que j’ai recours. Que le cardinal me bénisse et que l’académicien m’éclaire, je vous en conjure.

Permettez-moi de vous parler de vous, qui valez mieux que ma pièce. Pourquoi rapetasser ce Vic[3] ? ce Vic est-il un si beau lieu ? Ce qui me désespère, c’est qu’il est trop éloigné de mes déserts charmants. Soyez malade, je vous en prie ; faites comme M. le duc de Villars, vous n’en serez pas mécontent. Le chemin est frayé ; ducs, princes, prêtres, femmes dévotes, tout vient au temple d’Épidaure. Venez-y, je mourrai de joie. Les Délices sont à la portée du docteur ; elles sont à vous, et mériteront leur nom. Quatre-vingt mille livres de rente étaient assez pour saint Lin[4], mais ce n’est pas assez en 1761 ; sans doute que vous êtes réduit à cette portion congrue de cardinal par des arrangements passagers. Pardon, mais j’aime passionnément à oser vous parler de ce qui vous regarde ; je m’y intéresse sensiblement. Recevez mon tendre et profond respect, c’est mon cœur qui vous parle.

  1. Feu Bourgoing, éditeur de la Correspondance de Voltaire avec le cardinal de Bernis, remarque que Voltaire se trompe en appelant vieille la batelière qui, dans la Jérusalem délivrée, chant XV, conduit les deux chevaliers danois, Charles et Ubalde. C’était un vieux magicien qui les lui avait présentés. (B.)
  2. Olympie : voyez tome XXIV, page 248.
  3. Le château de Vic-sur-Aisne, à quatre lieues de Soissons, que le cardinal de Bernis habitait une partie de l’année.
  4. Voltaire ne croyait pas à l’existence de ce prétendu successeur de saint Pierre ; voyez tome XI, page 225 ; et XVII, 325.