Correspondance de Voltaire/1761/Lettre 4452

Correspondance : année 1761
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 195-196).

4452. — À M. FYOT DE LA MARCHE[1].
Aux Délices, 6 février 1761.

Souffrez que je vous remercie de votre lettre, je la regarde comme un bienfait. Vous y peignez la plus belle âme du monde. Elle mérite bien d’être la plus heureuse. Nous sommes sur le soir d’une bien courte journée ; j’espère que cette soirée vous sera très-agréable. Si vous ne daignez pas franchir nos montagnes pour venir voir notre délicieux vallon entouré d’horreurs, je descendrai sûrement chez vous du haut du mont Jura, pourvu que je puisse jouir de vos bontés et de votre charmant commerce dans une de vos campagnes : car, sans haïr les hommes, je hais les villes. On n’y est point libre ; on n’y jouit point de ses amis ni de soi-même. C’est vous, et non Dijon, que je veux voir. Je suis à la porte de Genève, et je n’y entre jamais.

Vous voyez combien je suis éloigné en tout de ce très-bel esprit, Fontenelle, que vous voulez que je prenne pour modèle : donnez-moi donc son cœur insensible, donnez-moi son indifférence pour tout ce qui n’était pas l’art de montrer de l’esprit et de le faire valoir. Faites-moi renaître Normand. Je suis bien loin d’être dans sa position. Jugez-en par le petit brimborion que je vous envoie. Vous verrez qu’il n’est pas ici question de défendre des Lettres du chevalier d’Her…, ou des églogues, ou des dialogues dans lesquels les morts font des pointes. Il s’agit des plus détestables calomnies ; il s’agit de parer des coups mortels. Qui défend ses vers et sa prose est un sot ; qui ne détruit pas la calomnie est un lâche. Il était réservé au siècle où nous vivons d’accuser d’irréligion tous les auteurs dont on est jaloux. Si on avait laissé faire Lefranc, si on ne l’avait pas couvert de ridicule, l’usage se serait établi de n’être reçu à l’Académie qu’à condition de déclamer contre les philosopbes. Il s’élevait une cabale infâme de fanatiques et d’hypocrites. Il a fallu les faire taire. C’est un service que j’ai rendu à l’Académie et aux lettres, et je vous prie de croire que cela ne m’a pas beaucoup coûté.

J’ai fait partir de Saint-Claude deux petits ballots de mes rêveries, l’un à monsieur le premier président, l’autre à monsieur le procureur général. Je les suppose arrivés. Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien en donner avis à M. de Quintin quand vous le verrez. Je ne lui écris point. Il ne faut pas lettres inutiles aux hommes en place. Je ne demande pas que monsieur votre fils m’honore des mêmes bontés que vous ; mais je me flatte qu’il en aura toujours un peu. Je sais qu’il est digne du plus respectable et du plus aimable des pères. Daignez ne me pas oublier auprès de M. de Ruffey ; il m’a paru qu’il a un cœur fait pour vous.

Mille très-tendres respects.


Votre contemporain V.

  1. Éditeur, Th. Foisset. — Voyez la lettre 4137.