Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4395

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 128-130).


4395. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Ferney, pays de Gex, par Genève, 31 décembre.

Les plus aimables et les plus difficiles de tous les anges, c’est vous, monsieur et madame. Si vous n’êtes pas contents de Mathurin[1], qui nous paraît assez plaisant et tout neuf ; si vous avez la cruauté de l’appeler vieux, quoique je sois prêt à lui donner trente ans ; si vous voulez que Colette en soit amoureuse (ce que je ne voulais pas) ; si vous avez l’injustice de soutenir que le marquis et Acanthe ne s’aimaient pas depuis quatorze mois, quoiqu’ils disent formellement le contraire, et peut-être assez finement ; si vous n’êtes pas édifiés de voir un sage qui parie de ne pas succomber, et qui perd la gageure ; si vous n’aimez pas un débauché qui se corrige ; si vous ne trouvez pas le caractère d’Acanthe très-original, je peux être très-fâché, mais je ne peux ni être de votre avis, ni vous aimer moins.

Je vous supplie, mes chers anges, de me renvoyer les deux copies, c’est-à-dire la première, qui n’était qu’un avorton, et la seconde, que je trouve un enfant assez bien formé, qui vous déplaît.

Mme d’Argental est bien bonne de daigner se charger de faire un petit présent à la Muse limonadière[2] ; je l’en remercie bien fort, c’est la seule façon honnête de se tirer d’affaire avec cette muse.

Je suis très-fâché que Fréron soit au For-l’Évêque. Toutes les plaisanteries vont cesser ; il n’y aura plus moyen de se moquer de lui.

L’Ami des hommes est donc à Vincennes[3] ? ses ouvrages sont donc traités sérieusement ? il aurait donc quelquefois raison ? Il m’a paru un fou qui a beaucoup de bons moments.

Il court parmi vous autres de singulières nouvelles. Est-il vrai que les Anglais ont proposé de vous réduire à n’avoir jamais que vingt vaisseaux, c’est-à-dire à en construire encore dix ou douze ? On ajoute une paix particulière entre Luc et Thérèse ; quand je la croirai, je croirai celle des jansénistes et des molinistes, des parlements et des intendants, et des auteurs avec les auteurs.

J’apprends que Messieurs de parlement brûlent tout ce qu’ils rencontrent, mandements d’évêques. Vieux et Nouveau Testaments[4] de frère Berruyer, Ouvrages de Salomon[5], Défense[6] de la nouvelle morale du bon Jésus contre la murale du dur Moïse, c’est-à-dire la Réponse à l’auteur de l’Oracle des philosophes. Ils brûleront bientôt les édits dudit seigneur roi ; mais je les avertis qu’ils n’auront pour eux que les Halles, et point du tout les pairs et les princes. Je vois toutes ces pauvretés d’un œil bien tranquille, aux Délices et à Ferney. La petite Corneille contribue beaucoup à la douceur de notre vie ; elle plaît à tout le monde ; elle se forme, non pas d’un jour à l’autre, mais d’un moment à l’autre. Ne vous ai-je pas mandé combien son petit gentil esprit est naturel, et que je soupçonnais que c’était la raison pour laquelle Fontenelle l’avait déshéritée[7] ? Mes chers anges, permettez que je prenne la liberté de vous adresser ma réponse[8] à la lettre que son père m’a écrite, ou qu’on lui a dictée.

Prault ne m’enverra-t-il pas son Tancrède à corriger ? Quand jouera-t-on Tancrède ? Pourquoi la Femme qui a raison partout, hors à Paris ? est-ce parce que Wasp en a dit du mal ? Wasp triomphera-t-il ? Comment vont les yeux de mon ange ?

Eh ! vraiment, j’oubliais la meilleure pièce de notre sac, l’aventure de ce bon prêtre[9], de ce bon directeur, de ce fameux janséniste, jadis laquais, qui a volé cinquante mille livres à Mme d’Egmont.

Maître Omer le prendra-t-il sous sa protection ? Requerra-t-il en sa faveur ?

  1. Dans le Droit du Seigneur.
  2. Mme Bourette.
  3. Voyez la lettre 4390.
  4. L’Histoire du peuple de Dieu, dont la troisième et dernière partie avait paru en 1758, et dont la seconde fut supprimée par un arrêt du parlement de Paris en 1756. — Voyez la lettre 3165.
  5. Probablement le Prècis du Cantique des cantiques, déjà brûlé en 1759.
  6. Cette Défense, dont il est question dans le cinquième alinéa de la lettre n° 4360, est mentionnée sous le titre d’Oracle des anciens fidèles à la fin de celle n° 4369.
  7. C’est à Mme du Deffant que Voltaire l’avait écrit ; voyez la lettre 4383.
  8. Sans doute celle qui est datée plus haut du 25 décembre, et qui pouvait être restée quelques jours sur le pupitre du philosophe.
  9. L’abbé Grizel. Voltaire a reconnu que l’accusation qu’il porte contre cet abbé, d’avoir volé Mme d’Egmont, est fausse. Ce n’est point cette dame, mais M. de Tourny, son héritier, que Grizel a volé ; voyez la lettre à Thieriot du 11 janvier 1761. (B.)