Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4390

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 123-125).

4390. — À MADAME D’ÉPINAI.
À ferney, 26 décembre.

Ma belle philosophe, je ne sais ce qui est arrivé, mais il faut que M. Bouret fasse une bibliothèque de Czars ; il a retenu tous ceux que je lui avais adressés. Il y a beaucoup de mystères où je ne comprends rien ; celui-là est du nombre. Ne regrettez plus Genève, elle n’est plus digne de vous. Les mécréants se déclarent contre les spectacles. Ils trouvent bon qu’on s’enivre, qu’on se tue, qu’un de leurs bourgeois, frère du ministre Vernes, cocu de la façon d’un professeur nommé Nekre[1] tire un coup de pistolet au galant professeur, etc., etc. etc. ; mais ils croient offenser Dieu s’ils souffrent que leurs bourgeois jouent Polyeucte et Athalie. On est prêt à s’égorger à Neufchâtel, pour savoir si Dieu rôtit les damnés pendant l’éternité[2] ou pendant quelques années. Ma belle philosophe, croyez qu’il y a encore des peuples plus sots que nous.

Quoi ! on a pris sérieusement l’ami des hommes[3] ! quelle pitié ! Il y eut un prêtre nommé Brown[4] qui prouva, il y a trois ans, aux Anglais, ses chers compatriotes, qu’ils n’avaient ni argent, ni marine, ni armées, ni vertu, ni courage : ses concitoyens lui ont répondu en soudoyant le roi de Prusse, en prenant le Canada, en nous battant dans les quatre parties du monde. Français, répondez ainsi à ce pauvre Ami des hommes ! Je suis fâché que le cher Fréron soit encagé, il n’y aura plus moyen de se moquer de lui ; mais il nous reste Pompignan pour nos menus plaisirs[5].

Ma chère philosophe, savez-vous que je ramène mes voisins les jésuites à leur vœu de pauvreté, que je les mets dans la voie du salut, en les dépouillant d’un domaine assez considérable qu’ils avaient usurpé sur six frères gentilshommes[6] du pays, tous au service du roi ? Ils avaient obtenu la permission du roi d’acheter à vil prix l’héritage de ces six frères, héritage engagé, héritage dans lequel ils croyaient que ces gentilshommes ne pouvaient rentrer, parce que, disent-ils dans un de leurs Mémoires que j’ai entre les mains, ces officiers sont trop pauvres pour être en état de rembourser la somme pour laquelle le bien de leurs ancêtres est engagé.

Les six frères sont venus me voir ; il y en a un qui a douze ans, et qui sert le roi depuis trois. Cela touche une âme sensible ; je leur ai prêté sur-le-champ sans intérêts tout ce que j’avais, et j’ai suspendu les travaux de Ferney ; ils vont rentrer dans leur bien. Figurez-vous que les frères jésuites, pour faire leur manœuvre, s’étaient liés avec un conseiller d’État de Genève, qui leur avait servi de prête-nom. Quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. Enfin j’aurai le plaisir de triompher d’Ignace et de Calvin ; les jésuites sont forcés de se soumettre, il ne s’agit plus que de quelques florins pour le Genevois. Cela va faire un beau bruit dans quelques mois. Vous sentez bien que frère Kroust dira à madame la dauphine que je suis athée ; mais, par le grand Dieu que j’adore, je les attraperai bien, eux et l’abbé Guyon, et maître Abraham Chaumeix, et le Journal chrétien, et l’abbé Brizel[7], etc., etc. Non-seulement je mène la petite-fille du grand Corneille à la messe, mais j’écris une lettre[8] à un ami du feu pape, dans laquelle je prouve (aussi plaisamment que je le peux) que je suis meilleur chrétien que tous ces fiacres-là ; que j’aime Dieu, mon roi, et le pape ; que j’ai toujours cru la transsubstantiation ; qu’il faut d’ailleurs payer les impôts, ou n’être pas citoyen. Ma chère philosophe, communiquez cela au Prophète ; voilà comme il faut répondre. Ah ! ah ! vous êtes chrétiens, à ce que vous dites, et moi je prouve que je le suis. Il est vrai qu’on imprime une Pucelle en vingt chants ; mais que m’importe ? Est-ce moi qui ai fait la Pucelle ? C’est un ouvrage de société, fait il y a trente ans. Si j’y travaillai, ce ne fut qu’aux endroits honnêtes et pudiques. Ah ! ah ! maître Omer, je ne vous crains pas.

Ma belle philosophe, j’embrasse vos amis et votre fils.

  1. Necker, — C’était probablement le frère de celui qui a été ministre des finances. Mlle Curchod (Mme Necker) nomme le professeur Necker dans une lettre adressée en 1764, la veille de son mariage, à Mme de Brenles. Voyez les Lettres diverses recueillies en Suisse par le comte Fédor Golowkin (182), page 244. (Cl.) — M. Necker, nommé dans la lettre 3616, était sans doute le pére de ceux dont il s’agit ici.
  2. Vers la fin de 1760, le pasteur Petitpierre (mort le 14 février 1790), ayant prêché contre les peines éternelles de l’enfer, fut chassé par ses confrères pour n’avoir pas voulu, dit J.-J. Rousseau dans le livre XII de ses Confessions, partie ii. qu’ils fussent damnés éternellement.
  3. Sur les instances des fermiers généraux, le marquis de Mirabeau, auteur de l’Ami des hommes, avait, pour la Théorie de l’impôt, 1760, in-4o, été conduit à Vincennes le 15 décembre ; il en sortit le 25.
  4. Peut-être Arthur Browne, mort en 1773.
  5. Le Méchant, acte II, scène i.
  6. MM. Desprez de Crassy.
  7. C’est ainsi que l’abbé Grizel était appelé dans quelques éditions de sa Conversation ; voyez tome XXIV, page 239.
  8. Sans doute celle qui est adressée au marquis Albergati, sous le n° 4387.