Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4310

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 34-35).

4310. — À M. LEKAIN.
Aux Délices, 26 octobre.

Je réponds, mon cher ami, à votre lettre du 15 d’octobre. J’ai envoyé à M. d’Argental la tragédie de Tancrède, dans laquelle vous trouverez une différence de plus de deux cents vers ; je demande instamment qu’on la rejoue suivant cette nouvelle leçon, qui me paraît remplir l’intention de tous mes amis. Il sera nécessaire que chaque acteur fasse recopier son rôle ; et il n’est pas moins nécessaire de donner incessamment au public trois ou quatre représentations avant que vous mettiez la pièce entre les mains de l’imprimeur. Ne doutez pas que, si vous tardez, cette tragédie ne soit furtivement imprimée ; il en court des copies ; on m’en a fait tenir une horriblement défigurée, et qui est la honte de la scène française. Il est de votre intérêt de prévenir une contravention qui serait très-désagréable pour vous et pour moi.

Je me flatte que vous n’êtes pas de l’avis de Mlle Clairon, qui demande un échafaud[1] ; cela n’est bon qu’à la Grève, ou sur le théâtre anglais ; la potence et des valets de bourreau ne doivent pas déshonorer la scène de Paris. Puissions-nous imiter les Anglais dans leur marine, dans leur commerce, dans leur philosophie, mais jamais dans leurs atrocités dégoûtantes ! Mlle Clairon n’a certainement pas besoin de cet indigne secours pour toucher et pour attendrir les cœurs.

Je vous donnerai quelque jour une pièce où vous pourrez étaler un appareil plus noble et plus convenable. Nous avons joué ici Fanime avec des applaudissements bien singuliers ; Mme Denis y déploya les talents les plus supérieurs, elle fit pleurer des gens qui n’avaient jamais connu les larmes ; enfin elle ne fut point indigne de jouer le rôle de Fanime, qui est celui de Mlle Clairon. Quand vous voudrez, vous aurez cette pièce ; mais il faut commencer par Tancrède.

Je vous prie très-instamment de me mander quelle pièce vous comptez mettre sur le théâtre vers la Saint-Martin ; mettez-moi un peu au fait de votre marche. Vous savez combien je m’intéresse à vos succès et à vos avantages ; comptez sur l’amitié inviolable de votre très-humble, etc.

  1. Voyez la lettre 4297.