Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4311

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 35-36).

4311. — À M. TURGOT[1].
Aux Délices, près de Genève, 26 octobre.

Vous arrivez, monsieur, dans ma chapelle de village quand la messe est dite ; mais nous la recommencerons pour vous. Cette chapelle est un théâtre de Polichinelle, où nous jouons des pièces nouvelles avant qu’on les abandonne au bras séculier de Paris. Vous n’aurez qu’à commander et la troupe sera à vos ordres.

Vous venez, monsieur, par un vilain temps dans un pays qu’il ne faut voir que dans le beau temps ; son seul mérite consiste dans des vues charmantes.

Vous voulez voir Genève : il n’y a que des marchands occupés de gagner trois sous sur le change, des prédicants calvinistes durs et ennuyeux, mais une cinquantaine de gens d’esprit très-philosophes. Il n’y vient que des malades pour consulter Tronchin, et vous vous portez bien. Les cabarets y sont très-mauvais et très-chers. Les portes de la ville se ferment à cinq heures, et alors un étranger est embarrassé de sa personne. La campagne est très-agréable ; mais ce n’est pas au mois de novembre.

Vous voyez, monsieur, que je ne veux pas vous surfaire.

Je suis dans ma chaumière ; on la nomme les Délices, parce que rien n’est plus délicieux que d’y être libre et indépendant. Elle est située sur le chemin de Lyon, à une portée de canon de la ville de Calvin. Vous verrez une longue muraille, une porte à barreaux verts, un grand berceau vert sur cette muraille. C’est là mon bouge. Je vous conseille, monsieur, et je vous supplie d’y descendre,


Atque humiles habitare casas.


Vous ne serez pas logé magnifiquement ; il s’en faut beaucoup. En qualité de comédiens, nous n’avons que des loges ; et, comme reclus, nous n’avons que des cellules. Nous logerons vos équipages, vos gens ; personne ne sera gêné. Vous aurez des livres, et, si vous voulez, même des manuscrits que vous ne trouverez point ailleurs. Si vous voulez voir Genève, vous verrez cette ville de vos fenêtres, et vous irez tant qu’il vous plaira. Voilà, monsieur, ma déclaration et mes très-humbles prières. Je ne puis trop vous remercier de l’honneur que vous daignez me faire, et vous savoir assez de gré de votre voyage philosophique. Vous vous accommoderez de notre médiocrité et de notre liberté républicaine.


 Omitte mirari beatæ
Fumum et opes strepitumque Romæ.


Vous verrez un vieux rimailleur philosophe, enchanté de rendre tout ce qu’il doit à un homme de votre mérite.

J’ai l’honneur d’être, avec les sentiments les plus respectueux, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

P. S. Permettez que je présente mes respects à M. de La Michodière[2].

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Intendant d’Auvergne.