Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4297

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 19-21).

4297. — À MADEMOISELLE CLAIRON.
16 octobre.

Belle Melpomène, ma main ne répondra pas à la lettre dont vous m’honorez, parce qu’elle est un peu impotente ; mais mon cœur, qui ne l’est pas, y répondra.

Raisonnons ensemble, raisonnons.

Les monologues, qui ne sont pas des combats de passions, ne peuvent jamais remuer l’âme et la transporter. Un monologue, qui n’est et ne peut être que la continuation des mêmes idées et des mêmes sentiments, n’est qu’une pièce nécessaire à l’édifice ; et tout ce qu’on lui demande, c’est de ne pas refroidir.

Le mieux, sans contredit, dans votre monologue du second acte, est qu’il soit court, mais pas trop court. On peut faire venir Fanie, et finir par une situation attendrissante. Je tâcherai d’ailleurs de fortifier ce petit morceau, ainsi que bien d’autres. On a été forcé de donner Tancrède avant que j’y eusse pu mettre la dernière main. Cette pièce ne m’a jamais coûté un mois. Vos talents ont sauvé mes défauts ; il est temps de me rendre moins indigne de vous.

Je ne suis point du tout de votre avis[1], ma belle Melpomène, sur le petit ornement de la Grève, que vous me proposez. Gardez-vous, je vous en conjure, de rendre la scène française dégoûtante et horrible, et contentez-vous du terrible. N’imitons pas ce qui rend les Anglais odieux. Jamais les Grecs, qui entendaient si bien l’appareil du spectacle, ne se sont avisés de cette invention de barbares. Quel mérite y a-t-il, s’il vous plaît, à faire construire un échafaud par un menuisier ? En quoi cet échafaud se lie-t-il à l’intrigue ? Il est beau, il est noble de suspendre des armes et des devises. Il en résulte qu’Orbassan, voyant le bouclier de Tancrède sans armoiries, et sa cotte d’armes sans faveurs des belles, croit avoir bon marché de son adversaire ; on jette le gage de bataille, on le relève ; tout cela forme une action qui sert au nœud essentiel de la pièce. Mais faire paraître un échafaud, pour le seul plaisir d’y mettre quelques valets de bourreau, c’est déshonorer le seul art par lequel les Français se distinguent, c’est immoler la décence à la barbarie ; croyez-en Boileau, qui dit :


Mais il est des objets que l’art judicieux
Doit offrir à l’oreille, et reculer des yeux.

(L’Art poet., ch. III, v. 53.)

Ce grand homme en savait plus que les beaux esprits de nos jours.

J’ai crié, trente ou quarante ans, qu’on nous donnât du spectacle dans nos conversations en vers, appelées tragédies ; mais je crierais bien davantage si on changeait la scène en place de Grève. Je vous conjure de rejeter cette abominable tentation.

J’enverrai dans quelque temps Tancrède, quand j’aurai pu y travailler à loisir : car figurez-vous que, dans ma retraite, c’est le loisir qui me manque. Fanime suivra de près ; nous venons de l’essayer en présence de M. le duc de Villars, de l’intendant de Bourgogue, et de celui de Languedoc[2]. Il y avait une assemblée très-choisie. Votre rôle est plus décent, et par conséquent plus attendrissant qu’il n’était ; vous y mourez d’une manière qu’on ne peut prévoir, et qui a fait un effet terrible, à ce qu’on dit. La pièce est prête. Je vais bientôt donner tous mes soins à Tancrède. Ouand vous aurez donné la vie à ces deux pièces, je vous supplierai d’être malade, et de venir vous mettre entre les mains de Tronchin, afin que nous puissions être tous à vos pieds.

  1. Ce fut contre son avis, et à la pluralité des voix, que Mlle Clairon fut chargée de proposer à M. de Voltaire de tendre le théâtre en noir, et de dresser un échafaud au troisième acte de Tancrède. Les principes de cette grande actrice n’ont jamais différé de ceux qui sont établis dans cette lettre. (K.) — Quoi qu’en disent les éditeurs de Kehl, Mlle Clairon n’était guère éloignée de partager l’avis des comédiens, avis qui était celui de d’Alembert. (Cl.)
  2. Guignard de Saint-Priest, père de celui qui, plus tard, fut l’un des ministres de Louis XVI. (Cl.)