Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4298

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 21-24).

4298. — DE M. D’ALEMBERT.
Paris, ce 18 octobre.

Je m’attendais bien, mon cher et grand philosophe, que vous seriez content de l’Indien[1] que je vous ai adressé, et qui brûlait d’envie d’aller prendre vos ordres pour les bramines. À l’égard de mon discours, maître Aliboron, votre ami et le mien, n’en a pas pensé comme vous. Il ne l’a ni lu ni entendu, et en conséquence il vient de faire deux feuilles contre moi que je n’ai aussi ni lues ni entendues, et dans lesquelles je sais seulement que vous avez votre part. Il prétend que si votre siècle a des bontés pour vous, la postérité ne vous promet pas poires molles, et il vous met au-dessous de tous les poëtes passés, présents et à venir, depuis Homère jusqu’à Pompignan. J’ai hésité si je vous annoncerais crûment cette humiliation ; mais je veux être l’esclave des triomphateurs romains, et vous apprendre à ne pas mettre au pilori, comme vous avez fait, l’honneur de la littérature française.

Je ne sais pas si les comédiens ont cassé bras et jambes à Tancrède ; mais je sais que, pour un roué, il avait encore très-bonne grâce. Au reste, je suis bien aise de vous apprendre encore (car je veux absolument vous humilier aujourd’hui) que l’on répète à cette occasion ce qu’on a dit régulièrement à chacune de vos pièces, que vous n’avez encore rien fait d’aussi faible ; il est vrai qu’on dit cela les yeux gros, et cela doit essuyer les vôtres.

Vraiment je vous félicite de tout mon cœur de la conquête[2] que vous venez de faire à la vigne du Seigneur. Depuis le voyage de la reine de Saba, il n’y en a point de plus édifiant que celui de ce bon gentilhomme qui fait cent cinquante lieues pour être bien sûr que deux et un font trois. Il est vrai que vous étiez fait, plus que personne, pour lui persuader que trois ne font qu’un, car il a dû voir que vous en valiez bien trois autres.

Je ne doute point que vous ne conserviez précieusement le dieu[3] que M. de Maudave vous a apporté des Indes. Ces gens-là sont plus sensés que nous ; nous avons fait notre dieu d’une gaufre ; les Indiens vont, comme Bartholomée, droit au solide[4].


· · · · · · · · · · Priapum,
Maluit esse deum.

(Hor., lib. I, sat. viii, v. 2.)

C’est celui-là qu’on peut bien appeler Dieu le père.

Je passe à Boileau d’avoir parlé en vers de sa perruque, mais je ne lui passe pas de s’être donné là-dessus les violons. La poésie, quoi qu’il en dise, ne doit se permettre qu’à regret les petits détails qui ne valent pas la peine qu’ils donnent ; elle est faite pour exprimer de grandes choses, nobles et vraies. Si vous ne pensiez pas comme moi, je dirais que vous avez fait, comme M. Jourdain, de la prose[5] sans le savoir.

Oui, en vérité, vous devez une épître à Mlle Clairon, et je ne vous laisserai point en repos que vous n’ayez acquitté cette dette. Je vous permets, pour vous mettre à votre aise, d’y parler de tout ce qu’il vous plaira, même de votre perruque ; et, s’il vous en faut encore une autre, je vous abandonne celles de Pompignan, Fréron, et Trublet, que vous avez déjà si bien peignées.

M. Turgot m’écrit qu’il compte être à Genève vers la fin de ce mois ; vous en serez sûrement très-content[6]. C’est un homme d’esprit, très-instruit, et très-vertueux, en un mot, un très-honnête cacouac[7], mais qui a de bonnes raisons pour ne le pas trop paraître : car je suis payé pour savoir que la cacouaquerie ne mène pas à la fortune, et il mérite de faire la sienne.

Comment diable, quarante-neuf convives[8] à votre table, dont deux maîtres des requêtes et un conseiller de grand’chambre, sans compter le duc de Villars et compagnie !

Vous êtes donc comme le père de famille de l’Évangile[9], qui admet à son festin les clairvoyants et les aveugles, les boiteux, et ceux qui marchent droit ? Votre maison va être comme la Bourse de Londres : le jésuite et le janséniste, le catholique et le socinien, le convulsionnaire et l’encyclopédiste, vont bientôt s’y embrasser de bon cœur, et rire encore de meilleur cœur les uns des autres. Si vous pouviez encore engager Jean-Jacques Rousseau à venir à quatre pattes, de Montmorency à Genève, faire amende honorable à la comédie en se redressant sur ses deux pieds de derrière pour jouer dans quelqu’une de vos pièces, ce serait vraiment là une belle cure, et plus belle que celle de votre campagnard nouveau converti ; mais je crois que pour Jean-Jacques l’heure de la grâce n’est pas encore venue.

Il me semble, comme à vous, que votre ancien disciple est un peu remonté sur sa bête[10] ; mais je crains qu’elle ne soit encore un peu récalcitrante, et je ne le vois pas bien affermi sur ses étriers. Mais, à propos de bête, que dites-vous de la figure que nous faisons sur la nôtre ? Que dites-vous de ce fameux duc de Broglie,


Sage en projets, et vif dans les combats,
Qui va venger les malheurs de la France[11] ?


Il me semble qu’il perd sa réputation sou à sou ; c’est se ruiner assez platement.

En attendant, nous avons perdu le Canada. Voilà le fruit de la besogne de ce grand cardinal[12] que vous appeliez si bien Margot la bouquetière, et dont j’osais dire autrefois, en lui entendant lire ses poésies, que si on coupait les ailes aux Zéphyrs et à l’Amour, on lui couperait les vivres. Nous ne nous attendions pas, vous et moi, qu’il nous prouverait un jour, par le traité de Versailles, que sa prose vaudrait encore moins que ses vers. Nous n’aurions pas cru cela, lorsqu’il lisait à l’Académie son poëme[13] contre les incrédules, pour attraper un petit bénéfice de l’archimage Yebor[14], qui l’écoutait en branlant sa vieille tête de singe, et qui semblait lui dire : « Non, non, vous n’aurez rien, quoi que vous disiez ; on ne m’attrape pas ainsi. » Que Dieu le bénisse, lui, ses vers, et sa prose ! On dit qu’il a permission d’aller se promener dans ses abbayes ; on aurait dû l’envoyer promener quatre ans plus tôt. Ill ne reste plus qu’à savoir ce que nous allons devenir, et quel parti nous allons prendre.


Quand on a tout perdu, quand on n’a plus d’espoir,
La guerre est un opprobre, et la paix un devoir[15].


Quant à nos sottises intestines, elles commencent à foisonner un peu moins dans ce moment-ci. Il n’y a rien de nouveau, que je sache, du quartier général de l’Encyclopédie et de la Palissoterie. La Philosophie est entrée en quartier d’hiver. Dieu veuille qu’on l’y laisse respirer !

Adieu, mon cher et illustre maître ; continuez à rire de tout ce qui se passe. J’en ris tout autant que vous, quoique je sois dans la poêle ; heureux qui, comme vous, a trouvé moyen de sauter dehors ! Vous ne vous plaindrez pas que cette épître est une lettre de Lacédémonien[16] : pourvu qu’elle ne vous paraisse pas une lettre de Béotien[17], je serai consolé de mon bavardage.

À propos, vraiment j’oubliais de vous dire que je suis raccommodé, vaille que vaille, avec Mme du Deffant ; elle prétend qu’elle n’a point protégé Palissot ni Fréron, et j’ai tout mis aux pieds, non du pendu, mais de Socrate. Ainsi, qu’elle ne sache jamais ce que je vous avais écrit[18] pour me plaindre d’elle : cela me ferait de nouvelles tracasseries que je veux éviter.

  1. Le chevalier de Maudave.
  2. De d’Argence.
  3. C’était un Limgam ou Phallus, très-révéré dans l’Inde. C’est l’instrument qui distinguait le dieu Priape, et qui était également honoré chez les Romains comme l’emblème de la génération. — Quant aux gaufres, voyez la lettre de d’Alembert à Voltaire, du 2 octobre 1762.
  4. Contes de La Fontaine, le Calendrier des vieillards.
  5. Le Bourgeois gentilhomme, acte II, scène vi.
  6. Très-content en effet. Voyez plus bas la réponse de Voltaire, sous le n° 4337.
  7. Un philosophe.
  8. Voyez la lettre 4290.
  9. Luc, chap. xiv, v. 21.
  10. Le général Daun, battu complètement par Frédéric près de Torgau, le 3 novembre suivant.
  11. Ces vers sont du Pauvre Diable : voyez tome X.
  12. Bernis.
  13. Intitulé la Religion vengée, dont la première édition est de 1795.
  14. Anagramme de Boyer.
  15. Parodie des derniers vers du second acte de Mérope. tome IV, page 220.
  16. Allusion à un mot de Voltaire dans l’avant-dernier alinéa de la lettre 4143.
  17. Les plaisanteries sur l’esprit des Béotiens ont été renouvelées des Grecs relativement à celui des Champenois.
  18. Voyez, entre autres, la lettre 4116, second alinéa, où il est question des p… honoraires, à propos de Mme du Deffant.