Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4299

Correspondance : année 1760
Garnier (Œuvres complètes de Voltaire, tome 41p. 24-25).

4299. — À MADAME LA COMTESSE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 18 octobre.

Je prends la liberté, madame, de faire passer par vos mains ma réponse[1] à Mlle Clairon, et je vous supplie instamment de vous joindre à moi pour empêcher l’avilissement le plus odieux qui puisse déshonorer la scène française et achever notre décadence. Que M. d’Argental et tous ses amis emploient leur crédit pour sauver la France de cet opprobre !

J’ai encore une grâce à vous demander, qui ne regarde que moi : c’est de dissiper mes continuelles alarmes sur l’impression dont on me menace. Il y a certainement dans Paris des exemplaires de Tancrède conformes à la leçon des comédiens. Il est certain que, pour peu qu’on attende, la pièce paraîtra dans toute sa misère, pendant que je passe le jour et la nuit à la corriger d’un bout à l’autre, à la rendre moins indigne de vous et du public. Vous en recevrez incessamment une nouvelle copie, et je pense qu’il sera convenable, de toutes façons, de la reprendre vers la Saint-Martin. On sera obligé de transcrire de nouveau tous les rôles. Il n’y en a pas un seul où je n’aie fait des changements. Si ces changements valent quelque chose, c’est à vous que j’en suis redevable, c’est à votre goût, à l’intérêt que vous avez pris à l’ouvrage, à vos réflexions, aussi solides que fines. Si je me suis un peu récrié contre quelques vers qu’on a été forcé de substituer à la hâte, si ces vers m’ont paru défectueux, c’est l’amour de l’art, et non l’amour-propre, qui s’est révolté en moi. Je n’ai pas senti avec moins de reconnaissance la nécessité de plusieurs changements, je n’en ai pas moins approuvé vos remarques, et plusieurs vers mis à la place des miens.

M. d’Argental sera-t-il encore longtemps à la campagne ? Il me paraît qu’en son absence vous commandez l’armée avec bien du succès. Je me flatte que vos troupes préviendront les irruptions des housards libraires. Quand jouera-t-on la Belle Pénitente[2] ? Mlle Clairon est-elle cette pénitente ? Elle seule peut faire réussir cette détestable pièce anglaise ; mais je me flatte que l’auteur qui s’abaisse à chercher des modèles chez les barbares se sera fort éloigné de son modèle. Si notre scène devient anglaise, nous sommes bien avilis ; nous ne sommes déjà que les traducteurs de leurs romans. N’avons-nous pas déjà baissé assez pavillon devant l’Angleterre ? C’est peu d’être vaincus, faut-il encore être copistes ? pauvre nation ! Madame, le cœur me saigne, mais il est à vous.

  1. La lettre 4297.
  2. Caliste, tragédie imitée, par Colardeau, de celle que Nicolas Rowe, mort en 1718, donna sous le titre de the Fair Pénitent. La pièce française, dans laquelle Mlle Clairon remplit le principal rôle, fut représentée le 12 novembre 1760, et jouée dix fois.