Correspondance de Voltaire/1760/Lettre 4160

Correspondance de Voltaire/1760
Correspondance : année 1760GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 40 (p. 429-430).

4160. — À M. DUCLOS[1].
À Tournay, 20 juin.

Je crois, monsieur, devoir vous informer de ce qui s’est passé entre M. Palissot et moi. Il vint aux Délices, il y a plus de deux ans[2] ; il m’envoya depuis, par le canal d’un jeune prêtre de Genève, sa comédie jouée à Nancy, qui ne ressemblait point à celle qu’il a donnée depuis à Paris, Je l’exhortai à ne point attaquer de très-honnêtes gens qui ne l’avaient point offensé. Le prêtre de Genève, qui est un homme de mérite, lui écrivit en conformité.

M. Palissot m’a envoyé sa pièce des Philosophes imprimée. Il a depuis donné au public une lettre pour servir de préface à sa comédie. Dans cette préface, il me fait l’injustice de dire que je suis au-dessus des philosophes qu’il outrage ; je ne sens l’intervalle qui me sépare d’eux que par mon impuissance d’atteindre à leurs lumières et à leurs connaissances.

Il vous rend encore moins de justice qu’à moi, en attaquant sur le théâtre votre livre des Mœurs. Je lui ai mandé que je regarde ce livre comme un très-bon ouvrage ; que votre personne mérite encore plus d’égards[3] ; que, si M. Helvétius et tous ceux qu’il offense l’ont outragé publiquement, il fait très-bien de se défendre publiquement ; que, s’il n’a point à se plaindre d’eux, il est inexcusable. Telle est la substance de ma lettre, que j’ai envoyée à cachet volant à M. d’Argental. Voilà, monsieur, les éclaircissements que j’ai cru vous devoir touchant cette aventure, et je vous prie de les faire passer à M. Helvétius.

Quant à la persécution qui s’élève contre les seuls hommes qui fassent aujourd’hui honneur à la nation, je ne vois pas sur quoi elle est fondée. Je soupçonne qu’elle ressemble à celle qui s’éleva contre Pope, Swift, Arbuthnot, Gay, et leurs amis. Ils en triomphèrent aisément ; je me flatte que vous triompherez de même, persuadé que sept ou huit personnes de génie bien unies doivent, à la longue, écraser leurs adversaires, et éclairer leurs contemporains.

Je pourrais me plaindre du Discours de M. Lefranc à l’Académie ; il m’a désigné injurieusement. Il ne fallait pas outrager un vieillard retiré du monde, surtout dans l’opinion où il était que ma retraite était forcée ; c’était, en ce cas, insulter au malheur, et cela est bien lâche. Je ne sais comment l’Académie a souffert qu’une harangue de réception fût une satire.

Il est triste que les gens de lettres soient désunis : c’est diviser des rayons de lumière pour qu’ils aient moins de force. Un homme de cour s’avisa d’imaginer que je vous avais refusé ma voix à l’Académie ; cette calomnie jeta du froid entre nous, mais n’a jamais affaibli mon estime pour vous. Jugez de cette estime par le compte exact que je vous rends de mon procédé ; il est franc, et vous me rendrez justice avec la même franchise.

  1. Voyez tome XXXVI, page 352.
  2. En octobre 1755 ; voyez tome XXXVIII, page 495.
  3. Voyez plus haut, page 409.