Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3048

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 495-496).

3048. — À M. L’ABBÉ DE PRADES.[1]


Aux Délices, 29 octobre (1755).

Frère Rhubarbe à frère Gaillard, salut.

Je suis très-fâché que frère en Belzébuth, frère Isaac[2] soit malingre et mélancolique, c’est la pire des damnations. Conservez votre santé et votre gaieté. J’enverrais de tout mon cœur aux pieds du très-révérend père prieur le seizième chant du scandale[3] qu’il demande ; mais je n’en ai point fait. Une douzaine de jeunes Parisiens, plus gais que moi, s’amusent tous les jours à remplir mon ancien canevas. Chacun y met du sien. On dit qu’on imprime l’ouvrage de deux ou trois façons différentes. Tout ce que je peux faire, c’est de protester en face de la sainte Église. Si le très-révérend père prieur[4] voulait mettre dans son cabinet de livres un exemplaire corrigé de l’Orphelin de la Chine, j’aurais l’honneur de le lui adresser en toute humilité : car, malgré l’excommunication que l’exaltation de l’àme, les frictions de poix résine, et la dissection des cerveaux de géants[5] m’ont attirée, je vois que sa noble paternité a des entrailles de charité ; et elle doit savoir que j’étais un frère servant, très-attaché au père prieur, pensant comme lui, et disant mon office à son honneur et gloire. J’ai un petit monastère[6] près de Lausanne, sur le chemin de Neufchâtel ; et si ma santé me l’avait permis, j’aurais été jusqu’à Neufchâtel pour voir milord Maréchal ; mais j’aurais voulu pour cela des lettres d’obédience.

Il m’est venu ici deux jeunes gens[7] de Paris qui m’ont dit qu’il y a un nommé Poinsinet[8] à qui on a fait accroire que le roi de Prusse l’avait choisi pour être précepteur de son fils, mais que l’article du catholicisme était embarrassant ; il a signé qu’il serait de la religion que le roi voudrait. Il apprend actuellement à danser et à chanter pour donner une meilleure éducation au fils de Sa Majesté, et il n’attend que l’ordre du roi pour partir. Pour moi, j’attends tout doucement la fin de mes coliques, de mes rhumatismes, de mes ouvrages, et de toutes les misères de ce monde.

Je vous embrasse.


  1. Cette lettre a été imprimée, sans date, dans les Mémoires pour servir à l’histoire de l’année 1789 (par Luchet). Le texte que nous donnons ici est conforme à celui de l’original, conservé dans les archives du Cabinet de Berlin. — Frédéric écrit à milord Maréchal, le 12 juin 1756 : « Je n’ai point écrit à Voltaire, comme vous le supposez : l’abbé de Prades est chargé de cette correspondance. Pour moi, qui connais le fou, je me garde bien de lui donner la moindre prise. » — Voltaire écrit au duc de Richelieu, le 7 février 1756 : « Croirez-vous que le roi de Prusse vient de m’envoyer une tragédie de Mérope, mise par lui en opéra ? »
  2. Le marquis d’Argens.
  3. La Pucelle.
  4. Frédéric.
  5. Folies de Maupertuis tant ridiculisées par Voltaire
  6. Monrion ; voyez lettre 2843.
  7. Palissot et Patu ; voyez lettre 3046.
  8. Henri Poinsinet, surnommé le Petit, né à Fontainebleau en 1735, se noya dans le Guadalquivir en 1769.