Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3049

Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 496-497).

3049. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
1er novembre

Mme Denis vient de me communiquer votre lettre, mon cher marquis ; je suis plus affligé et plus indigné que vous. Je n’ignore pas absolument qui sont les misérables dont la fureur a mêlé le nom de mes amis et des hommes les plus respectables dans je ne sais quelle plaisanterie qu’on a fait revivre si cruellement depuis quelques années. On m’en a envoyé des fragments où j’ai trouvé M. le maréchal de Richelieu traité de maquereau ; M. d’Argental, de protecteur des mauvais poëtes. Le succès de l’Orphelin de la Chine a ranimé la rage de ceux qui gagnent leur pain à écrire. Ils ont été fourrer Calvin[1] dans cet ancien ouvrage dont il est question, parce que je suis dans un pays calviniste. Enfin ils ont poussé leur imbécile insolence jusqu’à oser profaner le nom du roi[2]. Voyez, s’il vous plaît, les beaux vers dans lesquels ils ont exprimé ce panégyrique :


Lui, des Bourbons trompant la destinée,
À la gard’Dieu laisse aller son armée, etc.


Je n’ose poursuivre, tant le reste est exécrable. J’ai vu, dans un de ces malheureux exemplaires, saint Louis en enfer[3] Il y a sept ou huit petits grimauds qui brochent continuellement des chants de ce prétendu poème. Ils les vendent six francs le chant, c’est un prix fait ; il y en a déjà vingt-deux, et ils mettent mon nom hardiment à la tête de l’ouvrage. Je n’ai pas manqué d’avertir M. le maréchal de Richelieu. On m’avait écrit que vous étiez fourré dans cette rapsodie[4], avec M. d’Argental ; mais je n’avais point vu ce qui pouvait vous regarder : c’est une abomination qu’il faut oublier ; elle me ferait mourir de douleur. Adieu ; Mme Denis est aussi affligée que moi. Oublions les horreurs de la société humaine. Amusez-vous dans de jolis ouvrages conformes à la douceur de vos mœurs et aux grâces de votre esprit. Nous attendons votre roman avec impatience ; cela sera plus agréable que l’histoire de tout ce qui se fait aujourd’hui. Vous devriez venir prendre du lait ici, pour punir les scélérats qui abusent de votre nom et du mien d’une manière si misérable.

Pardonnez à un pauvre malade obligé de dicter, et qui a dicté cette lettre très-douloureusement.

  1. Variantes des chants V et XX.
  2. Variantes des chants XII et XIV.
  3. Variantes du chant V.
  4. Variantes du chant XXI.