Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 540

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 1-2).
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540. — Á M. L’ABBÉ D’OLIVET.
Á Cirey, par Vassy en Champagne, ce 6 janvier 1736.

Je vous gronde de ne m’avoir point écrit ; mais je vous aime de tout mon cœur de m’avoir envoyé ce petit antidote contre le poison de Marivaux et consorts. Votre Discours[1] est un des bons préservatifs contre la fausse éloquence qui nous inonde. Franchement, nous autres Français, nous ne sommes guère éloquents. Nos avocats sont des bavards secs ; nos sermonneurs, des bavards diffus ; et nos faiseurs d’oraisons funèbres, des bavards ampoulés. Il nous resterait l’histoire ; mais un génie naturellement éloquent veut dire la vérité, et en France on ne peut pas la dire. Bossuet a menti avec une élégance et une force admirables, tant qu’il a eu à parler des anciens Égyptiens, des Grecs, et des Romains ; mais, dès qu’il est venu aux temps plus connus, il s’est arrêté tout court. Je ne connais, après lui, aucun historien où je trouve du sublime que la Conjuration de Saint-Réal. La France fourmille d’historiens, et manque d’écrivains.

De quoi diable vous avisez-vous de louer les phrases hyperboliques et les vers enflés de Balzac ? Voiture tombe tous les jours, et ne se relèvera point ; il n’a que trois ou quatre petites pièces de vers par où il subsiste. La prose est digne du chevalier d’Her…[2]. Et vous avez loué la naïveté du style le plus pincé et le plus ridiculement recherché. Laissez là ces fadaises ; c’est du plâtre et du rouge sur le visage d’une poupée. Parlez-moi des Lettres provinciales. Quoi ! vous louez Fénelon d’avoir de la variété ! Si jamais homme n’a eu qu’un style, c’est lui ; c’est partout Télèmaque. La douceur, l’harmonie, la peinture naïve et riante des choses communes, voilà son caractère : il prodigue les fleurs de l’antiquité, qui ne se fanent point entre ses mains ; mais ce sont toujours les mêmes fleurs. Je connais peu de génies variés tels que Pope, Addison, Machiavel, Leibnitz, Fontenelle. Pour M. de Fénelon, je ne vois pas par où il mérite ce titre. Permettez-moi, mon cher abbé, de vous dire librement ma pensée : cette liberté est la preuve de mon estime.

J’ajouterai que la palme de l’érudition est un mot plus l’ait pour le latin du Père Jouvency que pour le français de l’abbé d’Olivet.

Je vous demande en grâce, à vous et aux vôtres, de ne vous jamais servir de cette phrase : nul style, nul goût dans la plupart, sans y daigner mettre un verbe. Cette licence n’est pardonnable que dans la rapidité de la passion, qui ne prend pas garde à la marche naturelle d’une langue ; mais dans un discours médité cet étranglement me révolte. Ce sont nos avocats qui ont mis ces phrases à la mode ; il faut les leur laisser, aussi bien qu’au Journal de Trévoux. Mais je m’aperçois que je remontre à mon curé ; je vous en demande très-sérieusement pardon. Si je voulais vous dire tout ce que j’ai trouvé d’admirable dans votre discours, je serais bien plus importun.

J’ai reçu hier la Vie de Vanini[3] ; je l’ai lue. Ce n’était pas la peine de faire un livre. Je suis fâché qu’on ait cuit ce pauvre Napolitain ; mais je brûlerais volontiers ses ennuyeux ouvrages, et encore plus l’histoire de sa vie. Si je l’avais reçue un jour plus tôt, vous l’auriez avec ma lettre.

Un petit mot encore, je vous prie, sur le style moderne. Soyez bien persuadé que ces messieurs ne cherchent des phrases nouvelles que parce qu’ils manquent d’idées. Hors M. de Fontenelle, patriarche respectable d’une secte ridicule, tous ces gens-là sont ignorants, et n’ont point de génie. Pardonnez-leur de danser toujours, parce qu’ils ne peuvent marcher droit. Adieu ; s’il y a quelque chose de nouveau dans la littérature, secouez votre infâme paresse, et écrivez à votre ami.

  1. Voyez la note sur la lettre 528.
  2. Allusion à l’ouvrage de Fontenelle : voyez tome XXIII, page 398.
  3. Voyez la lettre 528.