Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 539

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 577-579).
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539. — Á M. THIERIOT.
Le 28 décembre.

Je n’ai jamais, mon cher ami, parlé de l’abbé Prévost[1] que pour le plaindre d’avoir une tonsure, des liens de moine, honteux pour l’humanité, et de manquer de fortune. Si j’ai ajouté quelque chose sur ce que j’ai lu de lui, c’est apparemment que j’ai souhaité qu’il eût fait des tragédies, car il me paraît que le langage des passions est sa langue naturelle. Je fais une grande différence entre lui et l’abbé Desfontaines : celui-ci ne sait parler que de livres ; ce n’est qu’un auteur, et encore un bien médiocre auteur, et l’autre est un homme. On voit par leur écrits la différence de leurs cœurs, et on pourrait parier, en les lisant, que l’un n’a jamais eu affaire qu’à des petits garçons, et que l’autre est un homme fait pour l’amour. Si je pouvais rendre service à l’abbé Prévost, du fond de ma retraite, il n’y a rien que je ne fisse ; et, si j’étais assez heureux pour revenir à Cirey en sûreté, je tâcherais de l’y attirer.

Dans la douleur dont j’ai le cœur percé, il m’est bien difficile, mon ami, de songer à Samson. Je me souviens cependant que, dans cette petite ariette des fleurs il faut mettre :

Sensible image
Des plaisirs du bel âge,

( Acte IV, scène iv.)

au lieu de

Plaisir volage, etc. ;

car Dalila ne doit pas prêcher l’inconstance à un héros dont la vigueur ne doit que trop le porter à ce vice abominable de l’infidélité.

Je suis actuellement sur les frontières de France, avec une chaise de poste, des chevaux de selle, et des amis, prêt à gagner le séjour de la liberté s’il ne m’est pas permis de revoir celui du bonheur. La plus aimable, la plus spirituelle, la plus éclairée, et la plus simple femme de l’univers m’a chargé, en me quittant, de vous dire qu’elle est charmée de vos lettres, et qu’elle vous regarde comme son intime ami. Je voudrais bien vous envoyer la copie d’une lettre qu’elle a pris sur elle d’écrire au garde des sceaux, à la suite d’une autre que son mari a écrite. Vous y admireriez l’éloquence tendre et mâle que donne l’amitié ; vous y verriez le langage de la vertu courageuse. Ah ! mon ami ! il est plus doux d’avoir une pareille lettre écrite en sa faveur qu’il n’est affreux d’être si indignement persécuté. Je vous l’enverrai cette lettre.

En attendant, la personne[2] charitable qui a si généreusement parlé en ma faveur ne pourrait-elle pas dire trois choses au garde des sceaux ? La première, qu’il est très-faux qu’il ait des chants de mon ouvrage, ou qu’il a un ouvrage supposé par un traître ; la seconde, que je n’ai jamais rien fait qui dût lui déplaire ; la troisième, qu’il n’y a que de la honte à me persécuter. Voyez s’il pourrait confire au miel de la cour le fond de ces trois vérités.

Passons des horreurs de la persécution aux tracasseries de Lefranc. Il est faux que l’abbé de Voisenon lui ait dit le détail de mon sujet. Il a su le fond en général par lui, et un peu de détail par un autre, et il s’est pressé de travailler. C’est un homme qui veut, à ce que je vois, aller à la gloire par le chemin de la honte, s’il est, comme on me le mande, le plagiaire des auteurs, et le busy-body des comédiens.

Voyez, avec par nobile fratrum, si vous pensez que ma pièce puisse soutenir le grand jour après celle de Lefranc. Au bout du compte, si mon ouvrage vous paraissait passable, y aurait-il tant d’inconvénients à le laisser passer le dernier ? Le public même, si revenu de son estime pour la Didon et pour l’auteur, ne prendrait-il pas mon parti, d’autant plus qu’on me persécute ? Pourriez-vous savoir ce qu’en pense Dufresne[3], et me le mander ? Adressez toujours vos lettres, jusqu’à nouvel ordre, chez Demoulin.

Adieu ; je vous embrasse bien tendrement et avec tous les sentiments que je vous dois, et que j’aurai pour vous toute ma vie.

P. S. J’oubliais de vous dire, mon cher ami, que j’ai fait mon examen de conscience, au sujet de Pétersbourg. Tout ce que je sais, c’est que le duc de Holstein[4], héritier présomptif de la Russie, me voulut avoir, il y a un an, et me donner dix mille francs d’appointements ; mais, tout persécuté que j’étais, je n’aurais pas quitté Cirey pour le trône de la Russie même. Je répondis d’une manière respectueuse et mesurée. Tout ce que cela prouve, c’est que Keeper[5] devrait moins persécuter un homme qui refusa dans les pays étrangers de pareils établissements.

  1. Voyez lettre 454.
  2. Voyez la lettre 537.
  3. Quinault-Dufresne ; voyez la lettre 257.
  4. Charles-Frédéric de Holstein-Gottorp, marié, en 1725, à Anne, fille aînée de Pierre le Grand, mort en 1739. (Cl.)
  5. Par ce mot anglais, qui signifie garde, Voltaire désigne le garde des sceaux.