Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 538

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 576-577).
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538. — Á M. THIERIOT.
26 décembre.

J’ai reçu à la fois, mon cher et véritable ami, vos deux lettres. Vous savez bien que la seule amitié était le lien qui me retenait en France. Voilà la divinité à qui je sacrifiais ma liberté ; mais enfin la rage de mes ennemis l’emporte, et la calomnie m’arrache le seul bien où mon cœur était attaché. Je vais, par les conseils mêmes des personnes qui daignaient passer leur vie avec moi, chercher dans une solitude plus profonde le repos qu’on m’envie. Je fais par une nécessité cruelle ce que Descartes faisait par goût et par raison : je fuis les hommes, parce qu’ils sont méchants.

Quand vous m’écrirez, envoyez dorénavant vos lettres à Demoulin, sans dessus, ou bien à M. Dufaure ; il me les fera tenir.

Je vous jure, sur l’amitié que j’ai pour vous, que quiconque dira que j’ai laissé copier quatre vers de l’ouvrage en question[1]3 est un imposteur.

Si monsieur le garde des sceaux a dans son portefeuille quelque pièce sous le nom de la Pucelle, c’est apparemment l’ouvrage de quelqu’un qui a voulu m’attribuer son style, pour me déshonorer et pour me perdre.

J’attendais de monsieur le garde des sceaux qu’il me rendrait plus de justice. Peut-être le cardinal de Richelieu, Louis XIV, et M. Colbert, m’eussent protégé. Quelque persécution injuste et cruelle que j’aie essuyée de sa part, je ne me plaindrai jamais ni de lui ni de personne, pas même de l’abbé Desfontaines, qui s’est signalé par de si noires ingratitudes. J’achèverai en paix, sans murmure, et sans bassesse, le peu de jours que la nature voudra permettre que je vive, loin des hommes dont je n’ai que trop éprouvé la méchanceté.

Je serais inconsolable, si vous n’en étiez pas plus assidu à m’écrire. Je ne me sens capable d’oublier tant d’injustices des autres qu’en faveur de votre amitié.

Mme du Châtelet a lu la préface[2] que m’a envoyée le petit Lamare. Nous en avons retranché beaucoup, et, surtout, les louanges ; mais, pour les faits qui y sont, nous ne voyons pas que je doive en empêcher la publication. C’est une réponse simple, naïve, et pleine de vérité, à des calomnies atroces et personnelles imprimées dans vingt libelles. Il y aurait un amour-propre ridicule à souffrir qu’on me louât ; mais il y aurait un lâche abandon de moi-même à souffrir qu’on me déshonore. L’ouvrage de Lamare nous paraît à présent très-sage, et même intéressant. Il me semble qu’il y règne un amour des arts et de la vertu, un esprit de justice, une horreur de la calomnie, et un attendrissement sur le sort de presque tous les gens de lettres persécutés, qui ne peut révolter personne, et qui, même dans le temps de cette persécution nouvelle, doit gagner les bons esprits en ma faveur. Il ne faut pas songer aux autres.

Il est vrai que cette justification aurait plus de poids si elle était faite d’une main plus importante et plus respectée ; mais, plus on a d’acquis dans le monde, moins on sait défendre ses amis. Il n’y a que vous qui ayez ce courage en parlant, et Lamare en écrivant. J’ajoute encore que cette marque publique de la reconnaissance de Lamare peut servir à lui faire des amis : on verra qu’il est digne d’en avoir.

Ne négligez pas d’aller voir par amabile fratrum[3], les dignes amis Pont-de-Veyle et d’Argental.

Je vous embrasse tendrement, et vous aime comme vous méritez d’être aimé.

  1. La Pucelle d’Orléans.
  2. Voyez la note sur la lettre 390.
  3. Horace a dit, liv. II, sat. ii, v. 242 : Par nobile fratrum.