Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0302

Louis Conard (Volume 2p. 339-342).

302. À LOUISE COLET.
Mercredi, 1 heure. [14 janvier 1852.]

Je suis d’une tristesse de cadavre, d’un embêtement démesuré. Ma sacrée Bovary me tourmente et m’assomme. Bouilhet m’a fait, dimanche dernier, des objections sur un de mes caractères et sur le plan, auxquelles je ne peux rien ; et quoiqu’il y ait, dans ce qu’il m’a dit, du vrai, je sens pourtant que le contraire est vrai aussi. Ah ! je suis bien las et bien découragé ! Tu m’appelles Maître. Quel triste Maître !

Non, tout cela n’a pas été assez creusé peut-être, car ces distinctions de la pensée et du style sont un sophisme. Tout dépend de la conception. Tant pis ! je vais continuer, et le plus vite possible, afin de faire un ensemble. Il y a des moments où tout cela me donne envie de crever. Ah ! je les aurai connues les affres de l’Art.

Enfin, je m’en vais secouer un peu ce manteau d’angoisses qui m’accable et te répondre. Ma lettre ne sera pas longue. Je profite d’une occasion pour Rouen, afin que tu aies ceci demain matin, à ton réveil.

J’ai reçu Les Fantômes[1]. La première partie est bonne, mais la dernière est plus faible. J’aurais voulu quelque chose de plus roide. Si tu n’en es pas pressée, ce sera une autre fois que je te la renverrai avec des remarques.

1. — Il faut mettre perce[2] dans le vers de squelette. Ailleurs, au lieu de ses os perçaient (creusaient est complètement faux), c’est l’idée de on voyait Ses os sous…

Plomber, dans le sens que tu lui donnes, ne s’emploie, selon le dictionnaire de l’Académie, qu’au participe passé. Teint plombé, pour dire livide, c’est-à-dire vert et non couleur de plomb. Sois sûre que ce n’est pas pur de dire : le soleil plombait ses cheveux.

2. — Oui, mais il me semble qu’il y avait un autre mot que contour et qui valait mieux ?

4. — C’est l’idée même que je trouvais trop chargée et exclusive. « Vont languir seules », parce que les jeunes gens sont partis, est trop cru ; j’aimerais mieux que le sentiment fût plus général, qu’elles fussent tristes du départ des conscrits, par plus de sentiments que celui seulement de l’apitoyement d’amour.

5. — Sur le manuscrit mets-nous ces variantes, la 2e en note et la première dans le texte même.

7. — Parmi est peut-être prétentieux et il arrête. Pourquoi (au risque de la césure passée) ne pas trouver un verbe plus long que ployé et alors tu mettrais par.

8. — Mets feu ranimé de tes cendres tu sors ou ravivé peut-être ? il faut voir tout le couplet.

11. — On va l’interrogeant est fort lourd ; et puis on ne va pas l’interrogeant, on l’interroge tout simplement et très brutalement. D’ailleurs c’est inutile si tu pouvais suivre l’idée jusqu’au bout du vers et mettre argent.

12. — Débris aimés ne vaut rien. J’aime mieux fantômes. Tu peux mettre aussi ombres, mais tu l’as, je crois, plus bas. Ce qui excuserait débris, ce serait poussière que tu as plus bas ?

13. — Tant pis, en présence n’est pas heureux. Il se présente n’est pas heureux, quoique ce soit l’idée. C’est il s’en va, il se traîne

Qu’empreint la mort sous son râle étouffant. Ce vers-là n’est pas bon, mais restes-y (et je te ferai observer, en passant, chère Muse, que souvent tu changes plus que tu ne corriges). Empreint est mauvais ; c’est qu’y fixe et puis sur sous. L’idée est : erre un calme sourire que la mort balance, fait flotter sur son visage. Si tu parles du râle cela contrariera, comme idée, celle du sourire. On ne peut matériellement sourire quand on râle. Ce sont deux gestes de figure opposés. Simplifie ton idée et tu en viendras à bout facilement,

Ses cris aigus dispersés dans la nuit. Il faut à toute force un singulier, son cri. Dispersés est bien mou.

Voici comme je ferais :

Puis tout se tait, les champs deviennent pâles
Et l’on n’entend que le Rhône qui fuit
Et le coucou jetant par intervalles,
Son cri sonore au milieu de la nuit (?)

Va maintenant et sois sûre que ta Paysanne est faite.

Adieu, mon pauvre cher cœur. Moi je suis bien accablé ; ma tête pèse 300 livres. Voilà plusieurs jours que j’en ai abandonné Sophocle et Shakespeare. Comme c’est beau les histoires de l’ami ! Elles m’ont bien amusé. Encore adieu, mille baisers.

À toi. Ton G.

  1. Poème de Louise Colet dans Ce qu’on rêve en aimant, 1 vol.
  2. Il s’agit des corrections à La Paysanne, premier récit de Le Poème de la Femme. Pour suivre les corrections de Flaubert, voir les extraits de ce poème à l’Appendice.