Correspondance de Gustave Flaubert/Tome 2/0303

Louis Conard (Volume 2p. 342-348).

303. À LOUISE COLET.
[Croisset] Vendredi soir [16 janvier 1852].

Il se pourrait que la lettre que j’ai écrite à miss Harriet lors des événements de décembre ne lui fût pas parvenue, car je n’ai pas eu de réponse depuis. Faut-il que je lui dise de me renvoyer l’Album, si elle n’a pu s’en défaire avantageusement ou en partie ?

La semaine prochaine il faut que j’aille à Rouen. Je mettrai au chemin de fer Saint Antoine et un perse qui m’a longtemps servi. Quant à la bague, voici le motif pourquoi je ne te l’ai pas donnée encore : elle me sert de cachet. Je me fais monter un scarabée que je porterai à la place. Je t’enverrai donc bientôt cette bague.

Je suis étonné, chère amie, de l’enthousiasme excessif que tu me témoignes pour certaines parties de l’Éducation. Elles me semblent bonnes, mais pas à une aussi grande distance des autres que tu le dis. En tous cas je n’approuve point ton idée d’enlever du livre toute la partie de Jules pour en faire un ensemble. Il faut se reporter à la façon dont le livre a été conçu. Ce caractère de Jules n’est lumineux qu’à cause du contraste d’Henry. Un des deux personnages isolé serait faible. Je n’avais d’abord eu l’idée que de celui d’Henry. La nécessité d’un repoussoir m’a fait concevoir celui de Jules.

Les pages qui t’ont frappée (sur l’Art, etc.) ne me semblent pas difficiles à faire. Je ne les referai pas, mais je crois que je les ferais mieux. C’est ardent, mais ça pourrait être plus synthétique. J’ai fait depuis des progrès en esthétique, ou du moins je me suis affermi dans l’assiette que j’ai prise de bonne heure. Je sais comment il faut faire. Oh mon Dieu ! si j’écrivais le style dont j’ai l’idée, quel écrivain je serais ! Il y a dans mon roman un chapitre qui me semble bon et dont tu ne me dis rien, c’est celui de leur voyage en Amérique et toute la lassitude d’eux-mêmes suivie pas à pas. Tu as fait la même réflexion que moi à propos du Voyage d’Italie. C’est payer cher un triomphe de vanité qui m’a flatté, je l’avoue. J’avais deviné, voilà tout. Pas si rêveur encore que l’on pense, je sais voir et voir comme voient les myopes, jusque dans les pores des choses, parce qu’ils se fourrent le nez dessus. Il y a en moi, littérairement parlant, deux bonshommes distincts : un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols d’aigle, de toutes les sonorités de la phrase et des sommets de l’idée ; un autre qui fouille et creuse le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement les choses qu’il reproduit ; celui-là aime à rire et se plaît dans les animalités de l’homme. L’Éducation sentimentale a été, à mon insu, un effort de fusion entre ces deux tendances de mon esprit (il eût été plus facile de faire de l’humain dans un livre et du lyrisme dans un autre). J’ai échoué. Quelques retouches que l’on donne à cette œuvre (je les ferai peut-être), elle sera toujours défectueuse ; il y manque trop de choses et c’est toujours par l’absence qu’un livre est faible. Une qualité n’est jamais un défaut, il n’y a pas d’excès. Mais si cette qualité en mange une autre, est-elle toujours une qualité ? En résumé, il faudrait pour l’Éducation récrire ou du moins recaler l’ensemble, refaire deux ou trois chapitres et, ce qui me paraît le plus difficile de tout, écrire un chapitre qui manque, où l’on montrerait comment fatalement le même tronc a dû se bifurquer, c’est-à-dire pourquoi telle action a amené ce résultat dans ce personnage plutôt que telle autre. Les causes sont montrées, les résultats aussi ; mais l’enchaînement de la cause à l’effet ne l’est point. Voilà le vice du livre, et comment il ment à son titre.

Je t’ai dit que l’Éducation avait été un essai. Saint Antoine en est un autre. Prenant un sujet où j’étais entièrement libre comme lyrisme, mouvements, désordonnements, je me trouvais alors bien dans ma nature et je n’avais qu’à aller. Jamais je ne retrouverai des éperdûments de style comme je m’en suis donné là pendant dix-huit grands mois. Comme je taillais avec cœur les perles de mon collier ! Je n’y ai oublié qu’une chose, c’est le fil. Seconde tentative et pis encore que la première. Maintenant j’en suis à ma troisième. Il est pourtant temps de réussir ou de se jeter par la fenêtre.

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les œuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. Je le vois, à mesure qu’il grandit, s’éthérisant tant qu’il peut, depuis les pylônes égyptiens jusqu’aux lancettes gothiques, et depuis les poèmes de vingt mille vers des Indiens jusqu’aux jets de Byron. La forme, en devenant habile, s’atténue ; elle quitte toute liturgie, toute règle, toute mesure ; elle abandonne l’épique pour le roman, le vers pour la prose ; elle ne se connaît plus d’orthodoxie et est libre comme chaque volonté qui la produit. Cet affranchissement de la matérialité se retrouve en tout et les gouvernements l’ont suivi, depuis les despotismes orientaux jusqu’aux socialismes futurs.

C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les choses.

Il me faudrait tout un livre pour développer que je veux dire. J’écrirai sur tout cela dans ma vieillesse, quand je n’aurai rien de mieux à barbouiller. En attendant, je travaille à mon roman avec cœur. Les beaux temps de Saint Antoine vont-ils revenir ? Que le résultat soit autre, Seigneur de Dieu ! Je vais lentement : en quatre jours j’ai fait cinq pages, mais jusqu’à présent je m’amuse. J’ai retrouvé ici de la sérénité. Il fait un temps affreux, la rivière a des allures d’océan, pas un chat ne passe sous mes fenêtres. Je fais grand feu.

La mère de Bouilhet et Cany tout entier se sont fâchés contre lui pour avoir écrit un livre immoral. Ça a fait scandale. On le regarde comme un homme d’esprit, mais perdu ; c’est un paria. Si j’avais eu quelques doutes sur la valeur de l’œuvre et de l’homme, je ne les aurais plus. Cette consécration lui manquait. On n’en peut avoir de plus belle : être renié de sa famille et de son pays ! (C’est très sérieusement que je parle.) Il y a des outrages qui vous vengent de tous les triomphes, des sifflets qui sont plus doux pour l’orgueil que des bravos. Le voilà donc, pour sa biographie future, classé grand homme d’après toutes les règles de l’histoire.

Tu me rappelles dans ta lettre que je t’en ai promis une pleine de tendresses. Je vais t’envoyer la vérité ou, si tu aimes mieux, je vais faire vis-à-vis de toi ma liquidation sentimentale non pour cause de faillite (Ah ! il est joli celui-là), au sens élevé du mot, à ce sens merveilleux et rêvé qui rend les cœurs béants après cette manne impossible. Eh bien non, ce n’est pas de l’amour. J’ai tant sondé ces matières-là dans ma jeunesse que j’en ai la tête étourdie pour le reste de mes jours.

J’éprouve pour toi un mélange d’amitié, d’attrait, d’estime, d’attendrissement de cœur et d’entraînement de sens qui fait un tout complexe, dont je ne sais pas le nom mais qui me paraît solide. Il y a pour toi, en mon âme, des bénédictions mouillées. Tu y es en un coin, dans une petite place douce, à toi seule. Si j’en aime d’autres, tu y resteras néanmoins (il me semble) ; tu seras comme l’épouse, la préférée, celle à qui l’on retourne ; et puis n’est-ce pas en vertu d’un sophisme que l’on nierait le contraire ? Sonde-toi bien : y a-t-il un sentiment que tu aies eu qui soit disparu ? Non, tout reste, n’est-ce pas ? tout. Les momies que l’on a dans le cœur ne tombent jamais en poussière et, quand on penche la tête par le soupirail, on les voit en bas, qui vous regardent avec leurs yeux ouverts, immobiles.

Les sens, un jour, vous mènent ailleurs ; le caprice s’éprend à des chatoiements nouveaux. Qu’est-ce que cela fait ? Si je t’avais aimée dans le temps comme tu le voulais alors, je ne t’aimerais plus autant maintenant. Les affections qui suintent goutte à goutte de votre cœur finissent par y faire des stalactites. Cela vaut mieux que les grands torrents qui l’emportent. Voilà le vrai et je m’y tiens.

Oui je t’aime, ma pauvre Louise, je voudrais que ta vie fût douce de toute façon, et sablée, bordée de fleurs et de joies. J’aime ton beau et bon visage franc, la pression de ta main, le contact de ta peau sous mes lèvres. Si je suis dur pour toi, pense que c’est le contre-coup des tristesses, des nervosités âcres et des langueurs mortuaires qui me harcèlent ou me submergent. J’ai toujours au fond de moi comme l’arrière-saveur des mélancolies moyen âge de mon pays. Ça sent le brouillard, la peste rapportée d’Orient, et ça tombe de côté avec ses ciselures, ses vitraux et ses pignons de plomb, comme les vieilles maisons de bois de Rouen. C’est dans cette niche que vous demeurez, ma belle ; il y a beaucoup de punaises, grattez-vous.

Encore un baiser sur ta bouche rose.

À toi.